mardi 26 mars 2024

Urban: Enquête immobile (4)

Dorénavant les robots devront arborer des signes qui les distinguent des humains.


Ce tome fait suite à Urban: Que la lumière soit… (3) (2014) qu’il faut avoir lu avant. Il faut avoir commencé par le premier tome, car il s’agit d’une pentalogie formant une histoire complète. Sa première publication date de 2017. Il a été réalisé par Luc Brunschwig pour le scénario, et par Roberto Ricci pour les dessins et les couleurs. Il compte cinquante-huit pages de bande dessinée. La série a bénéficié d’une réédition en intégrale en 2023, d’un format plus petit.


16 mars 2046, extrait n°21 tiré des archives de Monplaisir. Sous la pluie, de nuit, dans les ruines, Narcisse Membertou, armé d’un fusil, fouille les débris à la recherche de quelque chose de valeur. Il s’adresse à son employeur qu’il appelle patron, en train de travailler à des soudures sur un robot, à l’abri dans un conteneur maritime transformé en atelier. Il lui dit qu’il le regarde depuis ce matin et il y a une question qui lui brûle les lèvres. Le patron ne lui répond pas. L’employé tente quand même : Voilà, ça fait seize heures que le scientifique est là, à monter son robot pièce après pièce, et il se disait Comment il va faire pour monter les milliers d’autres mécas qu’il a amenés avec lui ? Il s’explique : Son patron a annoncé à toute la clique interplanétaire que son parc ouvrirait dans moins de deux cents jours. Pourtant Membertou ne voit pas trop comment l’ingénieur va arriver à monter tous ces machins, alors qu’il est le seul type compétent en robotique sur ce qui reste de cette planète. Et donc, voilà où il voulait en venir : est-ce que ça n’aurait pas été plus simple de faire assembler tous ses robots sur une chaîne de montage ? Et de les ramener sur Terre déjà prêts à l’emploi ? Le patron finit par répondre : Si Membertou pose la question, c’est qu’il ignore tout des principes de l’A.L.I.C.E. Il explicite l’acronyme : Pour Analising and Learning Intelligence Communitarian and Evolutionary. Attention, chacun des termes qu’il vient de citer est important… Et leur combinaison encore bien davantage !!! Est-ce que Membertou l’a suivi ? Ou bien, est-ce qu’il l’a perdu ? La discussion s’arrête là, et Membertou emmène son employeur sur son dos, pour qu’il ne se mouille pas les pieds, jusqu’à leur logement dans un immeuble désaffecté.



Plus tard, Le patron est allongé sur le ventre, sans parvenir à dormir, un pistolet posé sur sa table de nuit. Il entend des cris : il se lève, pistolet en main. Il arrive sans se faire voir à la pièce où réside Narcisse Membertou et il observe à la dérobée son employé en train de faire l’amour avec une femme pulpeuse. Il regarde en parfait voyeur. Une fois l’acte terminé, les amants se rhabillent et la femme repart en emportant une caisse contenant des vivres. Arès son départ, le roboticien se montre à Membertou et il lui pose de nombreuses questions sur les circonstances et le déroulement de ce rapport. Est-ce que Membertou la connaissait avant ce soir ? Réponse négative. Comment a-t-il réussi à faire ça, alors qu’ils ne savaient rien l’un de l’autre, qu’ils ne partageaient rien du tout, ni sentiments, ni origines ou goûts communs ?


En découvrant cette première archive sur la construction de la cité Monplaisir, le lecteur se rend compte qu’il est avant tout revenu pour l’intrigue. L’auteur en avait déjà dévoilé un peu dans le tome précédent, ce qui avait permis au lecteur de se rendre compte qu’il y avait d’autres éléments du passé présents dans les deux premiers tomes mais qu’il n’avait pas identifié comme tel lors de sa lecture. Le premier tome présente un monde original, une cité plaisir pour vacanciers, et un meurtre mystérieux. Tome après tome, l’intrigue acquiert de plus en plus de profondeur, à la fois quant au grand dirigeant de Monplaisir, personnage étrange toujours revêtu d’un costume de lapin, à la fois quant au mode de fonctionnement de la ville. Voilà que dans le premier chapitre du présent tome, le lecteur assiste en direct aux prémices de la construction de Monplaisir, par deux individus. Il n’entretient aucun doute quant à l’identité du roboticien ; il a la confirmation de l’importance de son homme de main Narcisse Membertou. Il se dit que cela explique qu’il occupe la position de chef de la police dans le présent du récit en 2059. Par la suite, Zachary Buzz utilise un accès illimité aux archives de la ville et il pose les questions les plus pénétrantes possibles pour un enquêteur, pour la plus grande satisfaction du lecteur.



Le lecteur se retrouve totalement impliqué dans l’intrigue, les révélations générées par la découverte du passé, et les événements survenant au temps présent du récit. Un véritable délice. Comme il aurait dû s’en douter, Monplaisir est une entreprise capitaliste, avec des ramifications politiques. Springy Fool n’a rien du doux dingue que laisse supposer le port d’un costume de lapin en permanence. Comme découvert dans le tome précédent, l’adjectif doux ne s’applique pas à lui, en revanche le qualificatif de dingue se discute. Effectivement Narcisse Membertou a une longue histoire avec Springy Fool, depuis les prémices de Monplaisir, et leur relation présente des facettes glauques, tout en étant profitables aux deux hommes. Le lecteur retrouve également Zachary Buzz qui se voit assigné à résidence après son action d’éclat à la fin du tome précédent, sa sœur Julia, Ishtar Akthar, Merenia Colton, Olif, l’enquêteur Gunnar Carl Christiansen et son épouse Pernilla Ann, Overtime le justicier du temps, ainsi que Springy Fool & A.L.I.C.E. au temps présent. Il resitue avec aisance chaque personnage, ainsi que son histoire personnelle, ses motivations et ses relations avec les autres, voyant apparaître des points de connexion entre leurs trajectoires qui se poursuivent ensuite indépendamment. Il revoit même l’administrateur Gregorescu de la Fédération galactique et l’administratrice Pichniewski, apprenant par là-même le prénom de son fils Roman, et l’agent Sikorski qui avait fait équipe avec Buzz.


Le scénariste a imaginé une savante structure pour son récit, dévoilant progressivement ce qui se trame, ce qui a mené à la situation actuelle devenue littéralement explosive, l’ampleur des enjeux, jusqu’à la Fédération galactique, l’importance très relative que peuvent avoir les choix de Zachary Buzz dans un tel imbroglio. Et pourtant… Dans le même temps, les secrets mis à jour agissent comme des révélateurs de la réalité de cette société. L’histoire personnelle de Springy Fool s’avère être celle d’un inventeur de génie, d’un entrepreneur audacieux avec une vraie vision, d’une création monstrueuse, celle la cité de Monplaisir, une créature qui menace d’échapper au contrôle de son créateur. Les relations interpersonnelles font apparaître les passions, ainsi que les contraintes sociétales systémiques. Zachary Buzz est animé par des principes et motivé par une envie d’œuvrer pour la justice : il se heurte à la nature même de la police de Monplaisir, plutôt une police privée protégeant les intérêts du propriétaire de ladite cité. Sa notion de la justice lui vient d’un personnage d’une série de dessin animé, Overtime, une forme absolue et pure, qui se heurte forcément au principe de réalité, et à la complexité des émotions humaines. Springy Fool est privé des qualités sociales qui permettent d’initier une relation avec une femme, la société ne lui offrant aucune alternative. Les dirigeants de Monplaisir manipulent la présentation des faits au travers des informations, jusqu’à imposer de prétendues vérités alternatives. Les contraintes socio-économiques poussent la roboticienne Merenia Colton à la prostitution. L’enquête met à nue les forces systémiques qui façonnent et forment la vie de chaque individu, comme un polar.



La narration visuelle donne à voir ce monde et met en scène ces personnages, avec une approche descriptive et naturaliste qui apportent les détails et les émotions pour faire vivre l’ensemble et chacun. Après trois tomes, l’horizon d’attente du lecteur est élevé en ce qui concerne les paysages, les accessoires, les vêtements. Le niveau de qualité reste identique et très élevé : les bâtiments en extérieur comme en intérieur, avec un niveau de détails qui ne baisse pas, le jeu d’acteurs et leur expressivité, entre naturalisme et quelques exagérations comiques pour Springy Fool, la mise en couleurs sophistiquée qui définit une atmosphère spécifique pour chaque scène, la densité remarquable d’informations visuelles tout en préservant la lisibilité. Le lecteur ressort de ce tome avec de nombreuses images en tête : les immeubles en ruine avec les conteneurs maritimes à leur pied, Membertou portant son patron sur dos sous la pluie, ledit patron interrogeant son employé sur son activité sexuelle avec un entrain et une candeur juvéniles, des sacs de nourriture déchargés d’un train, Merenia Colton accouchant seule dans une rue déserte, la même se tranchant la gorge, les effets d’une intoxication alimentaire de grande ampleur, etc. Sans oublier le plaisir ludique à identifier les costumes des vacanciers, comme ceux de Super-Dupond, Wonder Woman, Wolverine, Hans Solo, Princesse Leia, Kakshi Hatake.


Scénariste et dessinateur continuent d’emmener leur lecteur, loin, très loin. À la fois dans les visuels de ce futur, que ce soient les environnements urbains ou les modes de transport. À la fois dans les situations dramatiques, jusqu’à l’exécution pure et simple en public d’individus désignés comme ennemis d’état, ou dans le comportement abject de Springy Fool dans ses relations personnelles, en particulier avec les femmes. Également dans les contraintes comportementales et les entraves implicites à la liberté des individus intrinsèques au fonctionnement systémique de cette société.



Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire