mercredi 6 mars 2024

La survivante T04 Ultimatum

En bref, il vous manque l’essentiel pour être réellement fiables. L’imagination !


Ce tome est le dernier d’une tétralogie indépendante de toute autre. Sa première édition date de 1991. Il fait suite à La survivante T03 La revanche (1988). Il a entièrement été réalisé par Paul Gillon (1926-2011), pour le scénario, les dessins et la mise en couleurs. Il compte quarante-six pages de bande dessinée. La série a bénéficié d’une réédition en intégrale : La Survivante - Intégrale en 2008.


Dans une pièce de l’hôtel Crillon, reconvertie en laboratoire d’expériences, Aude Albrespy est suspendue nue en l’air par des bras mécaniques, la tête en bas, les jambes écartées, un autre bras tenant un godemichet proche de son sexe. Debout, impassible, le cyber BX 240 se tient immobile faisant des remarques à voix haute : Comme la nature humaine est mystérieuse, surprenante !… Expérimentalement, il a eu la preuve que la sensibilité d’Aude aux stimuli sexuels pouvait être déclenchée par un processus mécanique. Mais, à présent, en affinant ses méthodes, il se rend compte que la jouissance de la femme n’est provoquée que par des représentations anthropomorphiques actives. Cependant, il s’interroge : Le cas d’Aude est-il représentatif d’un comportement global de l’espèce humaine, ou est-il la conséquence d’une éducation, d’une croyance, de frustrations enfantines ou adolescentes ? Il continue : Quel dommage que les cybers n’aient qu’elle comme sujet d’expérience, que certaines circonstances l’aient obligé à annuler quelques hominidés grâce auxquels il aurait pu étendre substantiellement son champ d’investigation. Les bras mécaniques continuent de balloter Aude dans tous les sens. Sur ce point particulier BX 240 se voit contraint d’attendre que Jonas, le fils d’Aude, atteigne l’âge où biologiquement l’instinct de reproduction se manifestera par des phénomènes propres aux mammifères soi-disant supérieurs dont ils sont les ultimes représentants. Aude lui rétorque que ses circuits intégrés ne seront jamais à même d’analyser la nature humaine, jamais ! Les bras la déposent au sol et le cyber lui annonce une nouvelle série de tests dès le lendemain.



Plus tard, Jonas et BX 240 font une balade dans Paris, chacun sur leur moto aéroglissante. Le cyber indique qu’il n’est pas dupe de l’apparente soumission de l’adolescent. Si ce dernier pense qu’ayant réussi parfois à mystifier le cyber, il lui sera encore possible de lui échapper, il faut qu’il se détrompe. Pourquoi essayer de fuir ? Pour aller où ? Toutes les stations informatiques, toutes les télé-sondes et les satellites de surveillance ont convaincu les cybers qu’il n’y a définitivement plus aucune trace de vie humaine sur cette planète. Aude Albrespy et son fils sont les seuls survivants. Jonas rétorque que lui aussi a fait des constats : De semaine en semaine, les circuits électroniques qui tiennent lieu de cervelles aux cybers se détériorent. Leurs servo-moteurs, leurs diodes et leurs magnétrons, leurs pastilles neuroniques, sont de la camelote, de la pacotille. Par cupidité, l’homme fragilisait sa production industrielle pour écouler plus rapidement ses produits.


La fin du tome précédent indiquait clairement que le retour sur terre ne s’effectuerait pas sous les meilleurs auspices possibles. La séquence d’ouverture renoue avec une forme d’exploitation de la nudité féminine qui apparaît malsaine : maltraitance et voyeurisme, imposés par les conditions d’une expérience menée par un robot. L’auteur consacre d’autres séquences à Aude Albrespy, une à l’école alors qu’elle est encore une enfant, une au début de sa vie d’adulte alors qu’elle est sous l’emprise d’un individu qui s’avère faire partie d’une cellule terroriste. Le scénariste a ramené sa protagoniste au stade du premier tome, ou presque : très consciente d’être une survivante et que l’espèce humaine n’a plus d’avenir. Elle subit la maltraitance du cyber BX 240 et son état dépressif se réinstalle. Les dessins montrent une femme en proie à des émotions exacerbées, avec des traits de contour un peu fins et un peu cassants, dont la rugosité évoque la fragilité de la vie et aussi sa dureté. Pour choquante qu’elles soient, les positions obscènes d’Aude dans la première scène font comprendre au lecteur l’absence d’empathie du robot. Il n’est pas programmé pour ça. Le traitement infligé à cette femme suscite une gêne suscitée chez le lecteur contraint d’y assister. Il n’y a rien d’érotique, plutôt une torture abjecte.



Aude se retrouve encore nue quand plusieurs robots viennent la chercher dans son lit le matin, comme des soldats sans âmes, obéissant aux ordres sans capacité de les questionner, avec des silhouettes sombres et des têtes en forme de casque, montrant bien l’absence d’émotion. Dans le passé, elle fait l’amour avec Haoudi Saïed, et le lecteur a bien compris que l’homme n’éprouve aucun sentiment pour elle : elle se montre passionnée, alors qu’il n’est pas possible de lire d’émotion sur son visage à lui. Son comportement par la suite, en la prenant otage confirme qu’il est tout autant privé d’empathie que les robots. Le pire de l’abject se produit lorsque BX 240 sonde ses souvenirs et fait remonter un traumatisme de l’enfance, une violence sexuelle commise sur cette petite fille. Les aplats de noir se font plus importants pour insister sur les ténèbres tant de la pièce que de l’acte, épargnant au lecteur de se retrouver encore plus voyeur. L’auteur établit que cette femme a été la victime de violences sexuelles pendant plusieurs périodes de sa vie, ce qui a occasionné de profonds traumatismes, et que BX 240 se conduit comme un bourreau de plus, sa programmation ne lui permettant ni de comprendre le mal qu’il fait, ni d’observer qu’il reproduit le même schéma que d’autres humains ce qui induit par voie de conséquence qu’ils étaient tout autant dépourvus d’empathie.


En contrepoint au sort de sa mère, le lecteur voit les interactions de son fils Jonas avec le même BX 240, et ses fait et gestes quand il se retrouve seul, livré à lui-même. Dans le deuxième tome, le lecteur avait pu observer qu’il s’agit d’un enfant prépubère, très en avance sur son âge, précoce et surdoué. Il est capable de tenir tête au cyber, et il fait déjà montre d’un esprit de rébellion, en cherchant des moyens de se sortir des griffes de la surveillance et de la domination du cyber. Il n’hésite pas à le confronter sur la détérioration inéluctable des machines, à la fois la conséquence de l’entropie inéluctable, mais aussi de l’obsolescence programmée, Jonas disant que : L’homme fragilisait sa production industrielle pour écouler plus rapidement ses produits. Par la suite, il observe l’action des étranges créatures aquatiques sur les robots. Il souligne l’incapacité des robots à s’adapter, et il va jusqu’à pointer du doigt que l’existence des robots en général et de BX 240 en particulier, n’a pas de sens sans être humain comme spectateur. Le lecteur éprouve une forte sympathie pour ce jeune garçon intelligent, en phase de rébellion contre le cyber, à la fois plus réfléchi et plus impulsif que sa mère, sa jeunesse le préservant d’être victime du découragement ou de la dépression. Le lecteur voit un jeune garçon, bientôt jeune homme, assez élégant. Le dessinateur sait représenter un vrai garçon et pas un mini adulte.



Une fois passées les deux pages glauques de tests physiques effectués sur Aude, le lecteur retrouve les superbes vues de Paris : une vue de dessus de la place de la Concorde, jusqu’à La Madeleine, la façade de l’hôtel Crillon, puis la tour Eiffel dans le lointain, une vue des tours de la Défense dans le lointain, Notre Dame lors de la balade en aéro-moto, les quais de Seine, le jardin du Palais Royal et ses galeries, la place des Pyramides avec la statue de Jeanne d’Arc, le pont de la Concorde. Le dosage entre traits fins, petites touches de noir plus épais, et la mise en couleur s’avère parfait pour donner à voir avec précision les éléments en premier plan, et pour laisser deviner les éléments en arrière-plan. Ces paysages apparaissent en fonction des déplacements des personnages, à l’opposé d’une enfilade de sites touristiques dans un circuit optimisé. Le lecteur peut également relever les marques du temps, l’absence d’entretien pendant plusieurs années. Par exemple, les jets d’eau ne fonctionnent plus. Et bien sûr l’absence de tout être humain. L’artiste a également conçu une séquence d’action inattendu sur une péniche parisienne, alors qu’un robot de surveillance essaye d’empêcher Jonas d’aller plus loin, et de le forcer à revenir dans le périmètre autorisé par BX 240 autour de l’hôtel Crillon.


Sous le charme de ce récit nostalgique de Paris, sous le coup de l’horreur de l’absence d’émotion des cybers se livrant à des expériences cruelles, illustrant les conséquences d’une science sans conscience, le lecteur se demande comment l’auteur va conclure son récit, sur une fin ouverte, ou de manière plus définitive ? Il est pris de court par le développement final, raconté dans les neuf dernières pages. Le scénariste avait préparé le dispositif permettant cette évolution, et pour autant ces dernières pages évoquent l’âge d’or de la science-fiction, avec une touche poétique inattendue et poignante. Une fin qui montre la notion de survivante sous un autre aspect.


Pour ce dernier tome, l’auteur se montre sans pitié, envers ses personnages, envers son lecteur. Ce dernier se retrouve voyeur de deux violences sexuelles cruelles, dessinées de manière explicite. Mais ces deux scènes participent à raconter la personnalité d’Aude Albrespy, et à opposer l’être humain émotionnel aux robots froids et logiques. La narration visuelle est au diapason de ce récit noir : une mise en couleurs expressionniste en sourdine, des dessins montrant les personnages, mettant en évidence l’absence d’autres êtres humains. Le titre de la série reprend tout son sens, de dernière survivante avec son fils, mais également ayant survécu à la maltraitance. L’auteur sait utiliser avec personnalité les conventions de la science-fiction. Derrière elles, le lecteur peut y voir une métaphore de la vie intérieure d’Aude Albrespy, l’isolement générés par les traumatismes, la sensation d’évoluer seule dans un monde où elle n’a plus la capacité d’établir un contact avec un autre être humain. Dérangeant.



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