mercredi 3 janvier 2024

Meschugge: Le Labyrinthe du fou

Alors le voyage à travers l’arbre de vie s’achèvera.


Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre. L’édition originale date de 2023. Il a été réalisé par Christian Højgaard pour les dessins et par Benni Bødker pour le scénario. Il s’agit d’une bande dessinée en noir & blanc avec des nuances de gris. Elle comprend cent-quarante pages de bande dessinée.


Des bourrasques, un ciel plombé de lourds nuages sombres. Une voix : Il dit, aucun homme n’est bon. Dans un village en Russie, des paysans ont formé une file d’attente pour pouvoir pénétrer dans une maison en bois. Les premiers dans la file papotent : c’est la cadette des Schornstein qui se trouve à l’intérieur, elle porte un lourd secret. Elle sort accompagnée par son père. Le secrétaire du Tsadik fait entrer les membres de la famille qui attendaient. Ils avancent jusqu’à se tenir devant un enfant avec un drap sur la tête et les épaules. Il est en transe et il récite des paroles mystiques : quiconque pense avoir le destin d’un autre et non le sien périra et sera condamné. En 1905, à Copenhague, un repas d’une famille bourgeoise juive. Nathansen, une jeune femme indépendante, effectue le service à table. Sa sœur, ses tantes, ses parents et son grand-père font quelques remarques en passant sur de bons partis. Elle prend congé avant la fin du repas, et répond à sa mère en lui disant qu’elle ne reviendra pas vivre à la maison. Nathansen est tout à ses réflexions, marchant d’un bon pas.



Tout en marchant, Nathansen se dit que sa Mame est une vraie commère. Son Papa est complètement perdu dans son monde, et Amalie se comporte en backfisch gâtée. Quand toute la famille est réunie autour de la table le vendredi soir, elle a l’impression de suffoquer. Mais Mame avait raison comme toujours, elle aurait dû prendre le tram, au lieu de marcher là où les larges avenues laissent place aux rues sales, et où les rues deviennent des ruelles encore plus crasseuses. Elle n’est plus seule. Partout, elle entend leurs voix., leurs rires gras, leurs bruits d’animaux. Ils lui crient après dans des langages qu’elle ne comprend pas. Non loin d’elle, quelqu’un appelle à l’aide. Et il y a du sang sur les pavés. Elle court d’arrière-cour en arrière-cour, jusqu’à ce qu’elle ne puisse pas aller plus loin. Jusqu’à ce qu’il n’y ait plus d’issue. Nahtansen se réfugie dans un petit cabanon en bois au fond d’une cour, avec deux compartiments. Un bras armé d’un long couteau de boucher s’abat sur la porte du compartiment de gauche, et la fait voler en éclat, alors qu’elle se tient dans le compartiment de droite. Un cri horrible déchire l’air et Nathansen rouvre les yeux. Elle comprend que quelqu’un est caché juste à côté. Elle peut voir un regard terrifié à travers une fente entre les lattes. Le couteau s’abat une nouvelle fois et traverse la fine planche, la blessant à la main gauche qu’elle avait appuyée dessus. Elle se tient la main en se retenant de faire le moindre bruit. Quelque temps plus tard, un jeune garçon lui tend la main, en lui demandant si elle a besoin d’un coup de main. Il se présente, il s’appelle Ahron. Il l’emmène à l’écart du cabanon, de la porte de gauche complètement défoncée, avec du sang s’écoulant de cet espace.


Le récit s’ouvre avec une séquence où un maître spirituel profère des paroles cryptiques évoquant l’inéluctabilité du destin, et une tombe dans les airs. Le lecteur ne sait pas trop quoi faire de cette séquence de quatre pages, si ce n’est que le récit s’ouvre sous le signe du mysticisme. La séquence suivante commence avec un repas de famille dans un appartement bourgeois, mettant en avant une jeune femme, moins de trente ans, ayant choisi de vivre dans son propre appartement, de travailler comme secrétaire pour le magistrat de police Kingo, dans le commissariat de la ville. Et voilà qu’elle se trouve au mauvais endroit, au mauvais moment, manquant de peu de se faire assassiner par un tueur en série qui s’en prend aux prostituées du ghetto de Copenhague. De fait, le récit prend la forme d’un roman policier, une enquête sur cette série de meurtres commis sur des prostituées, avec un étrange élément rituel qui correspond aux Sephiroth de l’arbre de vie de la Cabale. Le métier de Nathansen la rend légitime à enquêter, ainsi que sa confession juive, ce qui la rend plus proche de la communauté hébraïque que ne peuvent l’être les inspecteurs et les agents de police. Sa condition féminine l’amène à considérer les victimes comme des êtres humains à part entière, même si elle ressent une forme de répulsion car elles n’appartiennent pas au même monde, à la même classe sociale, et les prostituées ont à l’évidence renoncé à toute valeur morale.



Ce récit réalise une reconstitution historique de différentes façons. Tout commence avec le titre : il s’agit d’un mot de yiddish, une langue germanique dans laquelle ont été incorporés des mots de vocabulaire hébreu et slave, parlée par plus de la moitié des Juifs avant la première mondiale. Le mot servant de titre signifie : dingue, cinglé, ou comme le dit le grand-père de l’héroïne aliéné, dément. Les personnages d’origine juive font usage de cette langue, l’auteur intégrant de nombreux mots et indiquant en bas page leur signification : Schumes (rumeurs), Tsadik (maître spirituel), Blintzes (blinis, galettes épaisses), Gehakte leber (pâté de foie haché), Bobe (grand-mère), Mame (maman), Pisher (voyous), Patzer (grand béta), Geystig krank (malade mental), Shtum (silence), Shikse (prostituée), Zaide (grand-père),Dibbuk (mauvais esprit), Schnorer (profiteur), Nafka (prostituée), Tsitkes (pitié), Khokhem (intelligent), Bubbleleh (ma chérie), Briderlekh (frère), Khurbm (destruction), Rishes (horreur). Les auteurs mettent en scène les habitants du ghetto de Copenhague : des immigrés juifs provenant de différents pays, ainsi que l’organisation des activités illicites chapeautées par les garçons bouchers, en particulier la prostitution. Ils évoquent les pogroms en Russie, promènent leur héroïne dans une galerie de l’évolution, font mention de la modernité de la morgue de Paris, etc.


Cette reconstitution historique se fait également par le biais de la narration visuelle. Christian Højgaard utilise des traits de contour un peu gras, assez souple, avec quelques traits secs pour apporter un peu de dureté en cohérence avec la nature du récit, et des aplats de noir parfois copieux, aux formes irrégulières, pouvant parfois sembler comme des piquants ou des bords déchirés. Il gère le niveau de détails avec une grande habileté, souvent élevé, parfois simplifié lorsque l’action nécessite d’induire une lecture plus rapide. Le lecteur prend régulièrement le temps de regarder les robes des dames et leurs bottines, les tenues des habitants du ghetto, les habits plus chics des citoyens bourgeois, en particulier du magistrat, les uniformes des policiers, les robes plus simples et révélatrices des prostituées, les uniformes des prisonnières, les tabliers maculés des garçons bouchers et leurs couvre-chefs, sans oublier leurs grands couteaux. L’artiste se montre tout aussi consciencieux dans la représentation des décors, en particulier l’architecture et les bâtiments de Copenhague, que ce soient les beaux quartiers, ou ceux miséreux du ghetto. Le lecteur éprouve la sensation de se promener dans la ville aux côtés de Nathansen.



L’héroïne prend vie grâce à ses expressions de visage, son langage corporel, qui lui sont spécifiques. Le lecteur voit une jeune femme d’un peu moins de trente ans, capable de tenir tête aux hommes, de faire face aux habitants du ghetto, de sentir le danger et de s’enfuir ou de s’en écarter, d’exprimer toute la gamme des émotions, du dédain à l’effroi, de la terreur à la détermination farouche. Il observe également les réactions de ses interlocuteurs : l’entrain de ses proches de la famille mêlé d’un air un peu comminatoire pour lui faire entendre raison sur le fait de trouver un beau parti, la supériorité élégante du magistrat Kingo vis-à-vis de cette simple secrétaire, le défi farouche des habitants du ghetto qui ne la reconnaissent pas comme une des leurs, la gentillesse savante du professeur Moritz Altschul, la vivacité défiante et inquiète du jeune garçon Ahron, l’agressivité des garçons bouchers, l’air dépravé des prostituées, etc. En même temps, le scénario montre avec différentes scènes qu’aucune de ces personnes n’est d’un seul tenant, et qu’elles présentent d’autres facettes, ne serait-ce que lorsque Nathansen s’intéresse au parcours de vie de chacune des victimes.


L’intrigue se déroule comme une véritable enquête dans un polar, c’est-à-dire qu’elle s’avère indissociable du milieu historique et géographique dans lequel elle se déroule, qu’elle amène le personnage principal à croiser, rencontrer des personnes de différents horizons sociaux, à discuter avec eux, du magistrat aux policiers ripoux, des prostituées aux garçons bouches, etc. La situation professionnelle de Nathansen légitime qu’elle soit amenée à enquêter, en l’occurrence sur ordre de son chef, et qu’elle ait accès à des informations confidentielles, le fait de travailler pour un magistrat. Son milieu familial la rend également légitime, à la fois par sa culture juive, et par sa conscience de l’existence de la tradition ésotérique de sa religion, ainsi que la possibilité d’en savoir plus en interrogeant son père. L’enquête progresse alors avec un cheminement plausible qui ne requiert pas beaucoup de suspension consentie d’incrédulité, le lecteur restant ouvert à d’autres possibilités. Le scénariste instaure un jeu avec le lecteur : la possibilité que Nathansen soit psychologiquement un peu fragile et impressionnable, l’éventualité d’un élément surnaturel ou ésotérique, ou encore un autre individu peut-être atteint de démence. Il lève le doute à la fin du récit. En filigrane, le lecteur peut voir Nathansen gagner en assurance, épreuve après épreuve, faisant preuve d’une résilience certaine, tout en accusant le coup après un traumatisme, par exemple de s’être trouvée à quelques centimètres d’une femme en train d’être sauvagement poignardée.


Le titre de l’ouvrage emploie un mot tiré du yiddish, et le récit tient cette promesse, se déroulant dans le ghetto de Copenhague au début du vingtième siècle, avec une enquête au milieu d’une population d’émigrés juifs. La narration visuelle s’avère très agréable, avec des dessins aux contours assez souples et vivants, et un niveau de précision constituant une solide reconstitution historique. L’enquête progresse de manière organique, sans coup de génie ou de coïncidence trop belle pour être vraie, servant de révélateur à des facettes de cette société-là, et de mise à l’épreuve de l’héroïne qui révèle progressivement sa force de caractère. Un bon polar.



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