lundi 11 décembre 2023

La vieille Anglaise et le continent

Le continent cétacé


Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre. Il s’agit de l’adaptation d’un court roman de Jeanne-A Debats de 2008. Elle a été réalisée par Valérie Mangin pour le scénario et par Stefano Martino pour les dessins et les couleurs. Sa première édition date de 2023. Ce tome compte quatre-vingts pages de bande dessinée. Il se termine par un cahier documentaire de 6 pages : Mais d’abord qui est Jeanne-A Debats (une interview de la romancière et de la scénariste), La vieille Anglaise une activiste jusqu’au-boutiste ?, Engagement et féminisme, Changer de genre, Et l’adaptation dans tout ça ?


Un cachalot dans un énorme bassin de laboratoire : il pense qu’il a bien fait de choisir le corps d’un grand mâle. Être une femelle et subir le rut d’un partenaire de quarante tonne, désolée, mais Ann Kelvin estime qu’elle a passé l’âge. Dans l’eau en plus… Déjà qu’à l’air libre… Accoudés à une passerelle, deux laborantins discutent : le premier demande à l’autre, à quoi pense Moby Dick. Il se fait asperger par l’eau de l’évent du cachalot, déclenchant le rire de sa collègue qui lui rappelle qu’on lui a déjà dit cent fois de ne pas l’appeler comme ça. Ce n’est pas parce que la docteure Kelvin a troqué son corps originel contre celui d’une baleine qu’elle est devenue plus cool. Les portes du bassin s’ouvrent sur l’océan : dans son corps de cachalot, Ann Kelvin s’élance dans l’océan, grisée par les odeurs de sel et d’algues déjà si fortes. Si elle avait su, elle aurait dit oui encore plus vite.



Quelques semaines plus tôt, dans le manoir d’Ann Kelvin, Marc Sénac est accueilli par monsieur Batten. Ce dernier le prévient : Lady Kelvin est très affaiblie. Elle ne verra sans doute pas le mois prochain, alors il doit être bref et ne pas lui causer d’émotions inutiles. Paul le rassure, il ne sera pas long. En parlant des objets qui décorent les pièces, Batten ajoute que la professeure pensait classer tout ça un jour. Elle avait même engagé l’une des étudiantes de cet organisme qu’elle administrait. L’invité doute qu’elle laisserait quelqu’un toucher à ses souvenirs, et il demande si le majordome parler de Fade to blue, l’organisation pour promouvoir les études de biologie marine. Batten répond que non, il parle de LIB, Life is Blue, une organisation écoterroriste ayant fait sauter des baleiniers avec tous leurs marins à bord. Au temps présent, le cachalot nage vers sa destination, en appréciant la lumière et la fraîcheur. Elle doit approcher de l’Atlantique maintenant, les membres de l’équipe avaient raison, elle sait d’instinct où est le sud. Tant pis si cette nouvelle vie n’est qu’un sursis de deux ou trois ans au fond. Même si son hôte aurait pu vivre beaucoup plus longtemps sans son suicide sur cette plage de Normandie… Elle n’a pas ressenti de tels frissons depuis… Tout est si simple, si parfait. Une vraie nuit de commencement du monde. Quelques semaines plus tôt Marc s’est assis pour parler avec Ann Kelvin, allongée dans son lit médicalisé. Elle sait qu’elle va bientôt claquer. Il lui demande pourquoi elle n’envisage par la transmnèse ? Elle répond que la transplantation d’esprit ne tient pas longtemps, et puis il y a le sort des clones utilisés…


Une couverture mystérieuse : un cachalot se dirigeant vers les tentacules d’un kraken, et un titre cryptique. Un récit s’inscrivant dans le genre Anticipation avec la transmnèse, cette invention permettant de transplanter un esprit humain dans un autre corps, et également une enquête à suspense sur les actions de deux baleiniers en Antarctique. Le lecteur se laisse tout de suite séduire par cette possibilité d’habiter le corps d’un grand cachalot d’une quinzaine de mètres de long et pesant plus de quarante tonnes. Les auteurs tiennent la promesse implicite de pouvoir se projeter dans la vie de ce cétacé, au travers des perceptions de la docteure Ann Kelvin. Tout commence avec la sensation de liberté, le goût du sel, le mouvement des vagues de haute mer, la lumière et la fraîcheur. L’artiste a su trouver un bel équilibre entre une description factuelle et des impressions transmises par le biais de texture encrées sur la peau du cachalot, les reliefs changeant de la surface de l’eau, les ténèbres des profondeurs et les formes se devinant à demi, les rides générées par un sillage, les bulles d’air, quelques coraux, des courants en surface, d’autres en profondeur rendus visibles par une pollution radioactive. L’artiste joue également avec habileté sur les nuances de bleu et de mauve pour donner de la profondeur de champ aux scènes sous-marines, et des teintes plus claires pour l’air expulsé par l’évent ou pour l’écume. Celles-ci abritent différentes formes de vie, que ce soient d’autres cachalots, des orques, des jubartes, des bancs de poisson, des calmars, des méduses, et même un kraken.



Le lecteur savoure de pouvoir ainsi faire l’expérience de devenir progressivement un cachalot au fur et à mesure qu’Ann Kelvin s’acclimate à son nouveau corps, et apprend ses capacités. Il bénéficie des observations de celle-ci sur différentes dimensions de sa nouvelle condition : la sensation des courants sur sa peau, celle de la faim, la difficulté d’apprentissage de la langue des cachalots par clics et modulations, les échos renvoyés par son sonar, l’apprentissage de la chasse, le plaisir de jouer dans le labyrinthe d’icebergs formés par la fonte de la calotte glaciaire, le froid, jusqu’à l’étonnante séquence de quatre pages consacrées à la découverte du continent cétacé, des pages enchanteresses. Cette transplantation d’un esprit humain dans un cachalot a été rendue possible par une technologie d’anticipation : la transmnèse. Là aussi, les auteurs tiennent les promesses d’un récit d’anticipation en consacrant quatre pages à l’exposition de cette technique : la cartographie cérébrale, le prélèvement d’une carotte du cortex préfrontal, la culture cellulaire du greffon et le transfert dans une masse grise vierge, ce qu’explique Marc Sénac à Ann Kelvin avant l’opération.


Au cours du récit, le lecteur découvre l’historique de la relation entre Ann Kelvin et son ancien élève Marc Sénac, l’engagement de cette docteure comme éco-activiste, son choix que sa conscience soit transplantée dans un cachalot mâle, son indépendance, son sens du sacrifice, ses valeurs éthiques. Il apprend ainsi à connaitre la docteure par ces échanges, et aussi par ses actes. Il découvre différentes facettes de son caractère : la conscience aigüe de l’approche de la fin de sa vie, son esprit combatif, sa curiosité intacte, son militantisme écologique, sa générosité. L’artiste la représente sans fard : une femme âgée, ridée, le corps émacié et usé, avec le regard dur, et des réactions encore vives, par exemple lorsqu’elle fait tomber Marc Sénac. L’artiste donne à voir cette personne, ainsi que les autres êtres humains, chacun avec des postures spécifiques, et un visage expressif. En plus de ses talents de directeur d’acteur, il réalise des mises en scène spécifiques pour chaque séquence, que ce soit pour les immersions dans l’océan à la suite du cachalot, ou pour les actions des êtres humains. Il investit du temps pour représenter chaque environnement : le magnifique manoir de la docteure en vue d’extérieur, ou les pièces intérieures avec leurs souvenirs, la pièce médicalisée, celle dans laquelle Sénac expose les éléments de mission à Kelvin, le magnifique jardin rendu verdoyant grâce à la mise en couleurs entre figuratif et expressionisme, le laboratoire avec son énorme bassin, les baleiniers, etc. À plusieurs reprises, le lecteur ralentit pour apprécier une scène mémorable : la déambulation dans le jardin avec le drone qui suit les promeneurs, le déplacement du corps de trois cachalots depuis Étretat, la réunion en visioconférence avec le conseil d’administration de Seven Seas, l’inattendu continent cétacé, la séquence de plongée sous-marine pour enquêter sur ce que les baleiniers jettent à la mer, etc.



Fidèle à ses convictions, la transmnèse d’Ann Kelvin ne relève pas d’un caprice pour allonger sa vie de quelques années, mais d’un nouvel engagement pour lutter contre la chasse illégale à la baleine. La fondation Seven Seas finance cette action qui implique l’utilisation d’un virus transmissible aux humains consommant de la chair de baleines, une autre dimension d’anticipation du récit. Or cette mission met à jour d’autres exactions. Il en découle une enquête menée sur deux fronts : celui d’Ann Kelvin alors qu’elle assimile progressivement les capacités du cachalot, et celui de Marc Sénac qui doit convaincre le conseil d’administration de la fondation de prendre une part active dans ladite enquête. Les découvertes successives relèvent d’un regard adulte sur la société et sur l’être humain, que ce soit l’inéluctabilité du mésusage des avancées technologiques ou l’origine des financements qui ne relève jamais de l’altruisme.


Plonger dans les océans, les parcourir et les découvrir en tant que cachalot : une invitation qui ne se refuse pas, et la mise en images de cette aventure immerge réellement le lecteur. Celui-ci apprend à connaître la vieille Anglaise mentionnée dans le titre, à travers ses engagements, ses convictions et sa générosité, au fil d’une mission écologique préventive, tournant à l’enquête et à une action directe. Captivant.



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