mardi 28 novembre 2023

Conan le Cimmérien - Le Maraudeur noir

Devant qui fuirait donc un loup, si ce n’est devant un loup plus féroce encore !


Ce tome est le quatorzième de la série publiée par l’éditeur, adaptant les textes de Robert Erwin Howard, ayant pour personnage principal Conan. Sa première édition date de 2023. Il a été réalisé par Jean-Luc Masbou pour les dessins et les couleurs, d’après un récit de RE Howard datant des années 1930, et publié pour la première fois en 1987 dans sa version originale. Ce bédéiste est également le dessinateur des seize tomes de la série De cape et de crocs, parues de 1995 à 2016. Il comprend une postface de quatre pages, rédigée par Patrice Louinet en juin 2023, ainsi que deux pages d’étude graphique de Masbou, et six illustrations pleine page de Philippe Buchet, Isabelle Dethan, Mazan, Alin Ayrolles, Philippe Druillet et Duong Minh-Than.


Nord-ouest des territoires pictes, une jungle dense. Un guerrier fuit en courant, poursuivi par des Pictes arborant des peintures de guerre. Il parvient à gagner le couvert de la forêt, les trois Pictes toujours à ses trousses. Le dernier de la file est toujours le plus inexpérimenté. Un jeune guerrier fougueux en mal de gloire. Caché dans une ramure d’arbre, le guerrier tombe sur le dos du dernier de la file et il règle son sort définitivement. Les deux suivants, c’est une autre histoire. Le deuxième est habitué des fauves qui pourraient attaquer le premier. Il est rapide mais la surprise l’a rendu moins précis. Le guerrier parvient à tromper sa garde et à lui fracasser le crâne avec une hache. Et le premier, vu sa coiffure, est un chef. Chef de quoi, on se le demande ?! Le guerrier le prend de vitesse, passe derrière lui et le tue d’un coup de poignard dans le dos. Il se tient immobile debout et remarque un jaguar assoupi sur une branche d’arbre. Le guerrier reprend sa course à travers la jungle : sa blessure au bras s’est rouverte et ça fait un mal de chien. Et cette brise qui porte avec elle l’odeur de la mer ! Est-il donc allé si loin depuis qu’ils le traquent ? Mais il ne mourra pas seul. Il constate qu’une dizaine de poursuivants sont à ses trousses. Qu’un rocher lui barre la route, et il emportera une cinquantaine des leurs en enfer… Une centaine… Un millier !



Soudain la forêt s’arrête et le guerrier découvre un piton rocheux de bonne taille devant lui. Il grimpe au sommet et se prépare à livrer son dernier combat. Non loin de là, sur une plage en bordure de l’océan, la fillette Tina vient d’apercevoir un navire sur l’océan. Elle court avertir dame Bélésa assise sur un rocher un peu plus loin. Elle se demande si l’homme dont le comte a peur se trouve à bord. Bélésa et elle se rapprochent du fortin de bois et elles préviennent les hommes qu’un navire arrive du sud. L’homme à qui elle s’adresse indique qu’ils l’ont vu. Son oncle a ordonné que tout le monde rentre au fort. Le comte Valenso demande à son second Galbro ce qu’il voit. Ce dernier répond qu’il s’agit d’une caraque gréée comme un navire pirate des Baracha, la coque doublée de cuivre. Le comte en déduit qu’il s’agit de celui du capitaine Strom. Galbro se demande ce qu’il faire ici. L’ordre est donné de barricader la porte.


Du Conan de Robert Ervin Howard (1906-1936) pur jus, les magnifiques planches de Jean-Luc Masbou : ça ne se refuse pas. Le lecteur peut éprouver un doute passager à l’idée de cette alliance du barbare faisant des ravages sur les champs de bataille, et de la finesse élégante des dessins de l’artiste. Ce n’est pas la première fois que le personnage est associé à un dessinateur qui semble à contre-emploi, par exemple P. Craig Russell pour Conan et les joyaux de Gwahlur (2006). Le récit s’ouvre sur une course-poursuite où le personnage principal n’est pas nommé, mais son identité ne fait aucun doute pour le lecteur. En cela, l’adaptateur se conforme au récit originel et à sa structure, comme il le fait tout du long de l’ouvrage. Conan apparaît dans trente-trois planches sur cinquante-quatre, tenant bien le premier rôle dans l’intrigue, et révélant sa présence aux autres protagonistes en page trente-et-un, vêtu d’une belle chemise verte d’un pantalon et de bottes. D’une manière générale, le lecteur peut se retrouver un peu surpris par le choix des tenues vestimentaires qui évoquent plus un moyen-âge espagnol que les temps barbares généralement associés à Conan. D’un autre côté, les combats se déroulent à l’arme blanche et à l’arc, sans aucune arme à feu, ce qui fait que l’esprit de l’âge hyborien est respecté.



La séduction de la narration visuelle opère dès la première page, avec ces magnifiques verts, d’abord en couleur directe pour la première case, puis habillant les contours tracés à l’encre par la suite, complétés par certaines zones réalisées en couleur direct. C’est un enchantement pour l’œil tout du long de l’aventure : les végétaux denses de la jungle avec cette première case montrant la canopée et des nuages dans le lointain crevant et déversant leur pluie. L’impression donnée par la jungle lors de la course-poursuite dans la forêt : entre éléments descriptifs avec la flore et la faune, et impression générée par une verdure enveloppante en arrière-plan. Les séquences sur la plage en bordure d’océan donnent des envies de baignades dans cette belle eau bleue, sous un ciel ensoleillé. Le lecteur s’assiérait bien en compagnie du comte Valenso pour écouter Zarono raconter l’histoire du trésor de Tranicos le sanguinaire, confortablement installé dans une pièce éclairée par le feu de cheminée. Il éprouve la sensation de ressortir trempé de la tempête qui fait rage sur le navire de Strom, avec la mer déchaînée, la pluie drue, et le ciel de plomb. Il se sent gagné par la fureur du combat lors de l’assaut final dans ces pages baignant dans des camaïeux de rouge. L’artiste réalise des merveilles avec la mise en couleur, allant parfois vers l’impressionnisme, parfois vers l’expressionnisme. Un délice pour les yeux.


L’auteur réalise des planches découpées en cases rectangulaires, une page pouvant en compter jusqu’à douze. Il varie les découpages en fonction de la nature de la séquence, mettant régulièrement en valeur les paysages dans des cases de la largeur de la page, recourant à des cases de plus petites dimensions pour des une action au rythme rapide, ou pour mettre en réponse dans une même bande des regards, des réactions. Le lecteur ressent cette gestion de l’écoulement du temps et de la mise en scène : les attaques soudaines et imprévisibles de Conan sur les Pictes dans la jungle, sa prise de hauteur sur le piton rocheux avec les Pictes en contrebas, les vapeurs toxiques dans la caverne faisant progressivement leur effet sur Conan, la volée de flèches s’abattant sur les assaillants de la forteresse, le rapport de force évident dès que Conan entre la grande salle de la forteresse, la brutalité sans pitié du champ de bataille, etc. Il s’accommode progressivement du mode de dessin pour les visages : des traits simplifiés, un peu éloigné d’un réalisme habituel, des expressions de visage parfois appuyées, un peu théâtrales qui se justifient souvent par la soudaineté et l’intensité des événements.



L’intrigue s’avère dense : Conan poursuivi par des Pictes, une forteresse bâtie par des exilés de la cour de Kordava, l’arrivée d’un premier navire commandé par le capitaine Strom, l’arrivée d’un second navire commandé par Zarono le noir, et ce mystérieux maraudeur noir. Cette histoire peut s’envisager au premier degré comme une aventure de pirates : un trésor caché sur une île habitée par des sauvages, une malédiction rendant dangereuse la cachette, et une seconde malédiction venue de la cour de Kordava, un différend opposant les uns et les autres, et un mystère dans le passé du comte Valenso. Le lecteur passe alors un bon moment de lecture, un divertissement dans lequel les qualités de Conan sont mises en avant : sa force physique, ses prouesses au combat jusqu’à tuer ses agresseurs, son intelligence et sa ruse. Le récit met en scène des thèmes comme l’appât du gain, une forme de culpabilité, la confrontation de combattants civilisés et de guerriers sauvages. Dans sa postface, Patrice Louinet propose un autre niveau de lecture, en liant de nombreux éléments de l’intrigue avec la vie personnelle de l’écrivain, avec sa connaissance du roman La lettre écarlate (1850) de Nathaniel Hawthorne (1804-1864), ce dernier élément apportant une autre possibilité d’interprétation au comportement du comte Valenso.


Une adaptation qui promet d’être originale du fait de la personnalité graphique de l’artiste pas forcément associé à des histoires de barbares se frayant un passage à grand coups d’épée et de poing. La personnalité graphique de Jean-Luc Masbou s’exhale intacte au travers de planches superbes, d’une narration visuelle rythmée, des séquences et des moments de toute beauté et mémorables. Le récit développe une intrigue complexe dans laquelle Conan brille par ses qualités guerrières aussi bien physiques que stratégiques. En fonction de sa sensibilité, le lecteur peut naviguer entre différents niveaux de lecture, Patrice Louinet s’avérant un guide expert. Les hommages contiennent une interprétation féroce du personnage par Philippe Druillet, avec une dimension surnaturelle.



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