jeudi 26 octobre 2023

Saria T01 Les trois clés

Tout pouvoir est fasciste.


Ce tome est le premier d’une trilogie, indépendante de toute autre. Sa première édition date de 2007. Il a été réalisé par Jean Dufaux pour le scénario, et par Paolo Eleuteri Serpieri pour les dessins et les couleurs. Cet artiste est également l’auteur de la série Druuna. Il comprend soixante-deux pages de bande dessinée. À la suite de problème de santé, Serpieri n’a pas pu réaliser les deux autres albums de la trilogie : Riccardo Federici lui a succédé. Le premier tome avait été publié sous le titre de Les Enfers, tome un.


La ville de Venise : elle a vécu de meilleurs jours, certains bâtiments semblant abimés, d’autres parcourus par d’énormes câbles parfois rompus. Orlando, le serviteur de la famille, vient réveiller la jeune Saria avec une lanterne à la main. Elle doit le suivre car son père approche de la fin de sa vie : il va mourir. Elle doit se dépêcher, il a fait préparer une malle, et ils quittent le palais cette nuit-même. Parce qu’ils vont venir la chercher et lui poser des questions auxquelles elle ne pourra pas répondre, et cela peut lui coûter la vie. Il a déjà ordonné aux domestiques d’évacuer les lieux. Orlando conduit Saria à la chambre du prince Asanti. Celui-ci est couché nu dans son lit. Il s’excuse de ne pas être beau à voir. Il lui aurait bien épargné ce spectacle, mais le temps presse. Ils peuvent surgir d’un instant à l’autre. Il lui confie une boîte. À son invitation, elle l’ouvre et y découvre trois clés à l’intérieur. Il expose ce qu’elles sont. Des rois, des tyrans tomberaient aux genoux de Saria pour posséder ces clés. Des familles ravageraient des continents entiers pour s’en emparer. L’une de ces clés peut l’emmener aux portes de l’Enfer, la deuxième au seuil des Paradis célestes, la troisième au néant. C’est la plus terrible, et il ignore de laquelle il s’agit. C’est pour cela qu’il ne les a jamais sorties de ce coffret. Le néant est pire que la mort. Elle devra se méfier de tout le monde. Le doge, le frère du prince, attend l’heure de sa mort pour s’emparer de cette boîte. Les lois de la Cité l’empêchent de verser le sang de sa famille.



Orlando fait sortir Saria de la pièce car le temps presse. Après leur départ, l’ange Galadriel fait son entrée dans la chambre du mourant. Elle vient pour les clés. Le prince Asanti lui rétorque qu’il n’allait pas les confier à sa fille naturelle. Désormais, les clés appartiennent à l’Église : il les a données à un prêtre car les pouvoirs de Galadriel s’effacent à la lumière de la sainte Croix. Contraint par Galadriel, il ajoute que ce prêtre n’a pas de nom, il porte un chiffre, celui de son ordre. Il appartient à l’ordre Sancti Aura, les Inquisiteurs assis à la droite. Jamais l’ange ne pourra les corrompre, elle doit abandonner toute idée de retrouver les clés. Elle le poignarde en indiquant que les clés lui appartiennent car elle est le gardien de la porte. Dans la barque sur le canal, Saria fait remarquer à Orlando qu’on dirait que la chambre de son père est en train de brûler. Il s’aperçoit qu’on les suit, il fait rentrer la barque dans une venelle discrète. Le duc Amilcar passe dans la grande artère, avec ses troupes de fasci : ils se rendent au palais du prince Asanti. Sur place, un soldat localise la chambre du prince et appelle le duc : le corps du prince flotte à quelques centimètres au-dessus des draps, transpercé par la lumière des douleurs.


La page d’ouverture établit d’entrée un mélange de genres déconcertant. Dans son introduction, le scénariste évoque la République de Venise, ainsi qu’une histoire qui serait le pendant cauchemardesque de sa série Giacomo C. (15 tomes de 1988 à 2015, et deux tomes en 2017/2018 Retour à Venise) illustrés par Griffo (Werner Goelen). Le lecteur en déduit que le récit se déroule dans le courant du XVIIIe siècle, ou peut-être un peu avant au vu des tenues vestimentaires et de quelques éléments technologiques. Dans le même temps, la première case présente ces câbles par endroit mis à nu, à d’autres sectionnés et tordus comme s’il existait un réseau distribuant de l’énergie. Plus loin dans le récit, il est question d’une ogive, et le doge semble bien s’apparenter à un cyborg. Les images véhiculent des éléments d’anticipation, comme si cette Venise correspondait à une version post apocalyptique, avec des vestiges incompris d’une science oubliée et un retour à une restauration d’une époque révolue. Dès la planche cinq, il apparaît également une ange, Galadriel, pas commode, symbolisant le Bien, mais aussi une partie du Mal, et le récit fait mention des Enfers (qui était le titre original de la série) et du Paradis. Un lecteur familier de la série Druuna en reconnaît plusieurs éléments constitutifs, l’érotisme et la pornographie en moins.



La narration visuelle porte la marque très forte de la personnalité graphique de l’artiste. Le lecteur identifie au premier coup d’œil son usage de petits traits secs pour donner de la texture et du relief à chaque élément détouré, et apposés en disposition de croisillon très dense en guise d’arrière-plan dans certaines cases. Cela donne des images semblant très solides, tout en restant immédiatement lisibles. Ses dessins s’inscrivent dans un registre descriptif et réaliste, apportant une consistance impressionnante tant aux décors qu’aux personnages. Le lecteur se retrouve rapidement convaincu par la réalité de cette déclinaison fantasmagorique de Venise : l’architecture gothique et l’architecture de la Renaissance vénitiennes pour les façades et les intérieurs des bâtiments. Subjugué par les visuels, il effectue sciemment une pause pour savourer régulièrement une case : l’escalier monumental à l’intérieur du palais du prince Asanti avec ses grosses conduites et ses pierres effondrées, la façade dudit palais avec des tuyaux dessinant des formes évoquant une vulve, la grand place vue du dessus avec sa tour étayée tant bien que mal, un palais à la coupole éventrée, le grand bureau du Doge, et son mobilier, une autre vision de la grand place cette fois-ci à hauteur d’homme pour une exécution publique, un statuaire impressionnant devant l’entrée d’un autre palais, la présence parfois discrète parfois massive de machineries métalliques à l’arrêt, le pavage du quai où Ricardo emmène Saria pour un déplacement en barque, la vision apocalyptique du fourneau d’Hérodias, une structure métallique délabrée en pleine lagune avec des flammes s’échappant par le dessus, la vision dantesque de la base immergée de ce haut fourneau, l’échoppe très encombrée d’un fourgue, le peuple rassemblée sur la place pour assister à la cérémonie d’appel de Moloch par le Doge, etc.


Tout comme les environnements, les personnages présentent également une forte consistance visuelle, ce qui leur donne à la fois de l’épaisseur et de la présence. Orlando apparaît comme un beau jeune homme compétent et capable alors qu’il vient chercher Saria. Le lecteur peut voir qu’il a pris de l’âge alors que six années ont passé entre la scène introductive et la suite du récit, et que sa santé s’est détériorée. La Luna correspond à une vision de la femme telle que l’affectionne le dessinateur : avec des rondeurs accentuées, un postérieur consistant, et elle se dénude entièrement pour plonger dans la lagune à la suite de Ricardo pour aller voir où il trouve des médaillons frappés du nombre XXVII. Les postures des soldats menés par le duc Amilcar attestent d’hommes de métier, sûrs de l’autorité que leur confère leur uniforme, ce comportement s’avère encore plus manifeste chez le duc. Le lecteur scrute les détails apparents du corps du Doge, s’interrogeant comme Muredi d’Ispahan sur sa véritable nature. Galadriel en impose dès sa première apparition : ses ailes, ses cuissardes, ses bijoux en or et son poignard, ainsi que son visage dur et fermé. Le lecteur ressent également la force des motivations et des émotions des personnages dans la structure des pages : l’artiste utilise des cases rectangulaires majoritairement avec une bordure, dont l’agencement s’adapte à chaque situation, et parfois à la morphologie ou au geste d’un personnage. Elles ne constituent que rarement une bande sagement rectiligne. Régulièrement, une tête dépasse sur la bande supérieure, ou un personnage représenté en pied dépasse sur la bande inférieure, les ailes de Galadriel nécessitent une plus grande largeur de case à cet endroit, le corps du prince Asanti transpercé par la lumière des douleurs occupe une case de la hauteur de deux bandes et demi, des pics qui transpercent un corps transpercent également la bordure de case adjacente, etc.



Dans la scène introductive, Saria reçoit un coffret contenant trois clés ouvrant une porte donnant sur trois lieux différents. Six années passent, et elle est devenue une jeune rebelle idéaliste luttant contre le pouvoir en place, grâce à l’aide d’Orlando. Le scénariste en fait une jeune adulte sûre d’elle, n’hésitant pas à se mettre en danger pour sauver une famille injustement accusée. Elle lutte contre le pouvoir en place organisé dans un gouvernement militarisé, coupé du peuple, préoccupé par le maintien de l’ordre pour se maintenir en place, et certainement pas par le bien commun, une dictature fasciste. L’auteur évoque également des traditions qui ont perdu leur sens, un appareil d’Église déconnecté des valeurs religieuses. Lorsqu’est évoqué l’arrivée de la dyle des forçats, le lecteur identifie une opposition entre la religion de la Croix et celle du Croissant, que Dufaux développera dans sa série Croisade avec Philippe Xavier. En outre, Muredi d’Ispahan fait observer à Ali Muslim Orfa que le message du Doge au peuple est de craindre la colère de Dieu si on ne lui obéit pas, alors que Orfa parlera d’espérance, de pardon, de rachat. Ce à quoi son interlocuteur répond qu’ils verront si les hommes craignent davantage l’Enfer qu’ils ne souhaitent le Paradis. Lorsque le Doge fait apparaître Moloch au milieu de la place de Venise, le lecteur reconnaît un symbole éminemment phallique dans cette ogive commandée par le Doge, auquel s’oppose Saria une femme. Il rapproche ce symbole de celui de la vulve sur la façade du palais du prince Asanti.


A priori, l’association de deux créateurs à la personnalité si forte peut faire craindre un exercice de style entre surenchère et neutralisation de talents incompatibles. À la lecture, il apparaît que Jean Dufaux a écrit en fonction de la personnalité de Paolo Serpieri et que ce dernier s’est adapté aux caractéristiques du scénario. Le lecteur savoure cette dystopie vénitienne, cette version fantasmagorique de la cité où une jeune femme résiste contre un pouvoir fasciste, dans une narration visuelle flamboyante et macabre, mettant en scène l’exercice du pouvoir totalitaire pour lui-même, déconnecté du peuple qu’il doit servir.



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