C’est cette question de la sensation, vous comprenez ?
Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre. Sa première parution date de 2015 au Brésil, et de 2016 en France. Il a été traduit par Marie Zeni et Christine Zonzon. Il a été réalisé par Marcello Quintanilha pour le scénario et les dessins. Il compte cent-cinquante-six pages de bande dessinée, en noir & blanc, avec des nuances de gris.
Le soir, Rosângela, trentenaire, s’est couchée dans le lit conjugal, aux côtés de son mari Mario. Après avoir éteint la lumière, elle repense à cette histoire d’être, d’une certaine manière, supérieure. Non, ce n’est pas ça. En fait, c’est assez difficile à expliquer, parce que cette pensée là… Il ne s’agit pas d’une idée, comme on pourrait dire, tout simplement., Rosângela se sentait supérieure, car ce n’était pas ainsi qu’elle pensait. Du moins, on ne peut pas dire qu’elle pensait en ces termes-là. Non, ce n’est pas vraiment cela. C’est pourquoi il est difficile de l’expliquer, ce serait plutôt ? Comment dire ? Plutôt une espèce de sensation, vous comprenez ? Oui… Une espèce de sensation, vous savez ? Disons… Comme si … vous aviez le sentiment de faire partie d’une classe… disons… supérieure. Vous voyez ? Comme si vous apparteniez à un certain milieu social, c’est ce que je veux dire… Ce sont des gens qui vivent dans des conditions particulières, n’est-ce pas ? Le genre de personnes dont vous dites : Eh ben ! Pour être à cette place dans la peau de cette personne et vivre de cette façon, consommer, faire des voyages, faire l’amour, il faut appartenir à ce milieu ! Eh bien, c’était plus ou moins cela que Rosângela ressentait.
C’était ce qu’elle ressentait, et, curieusement, elle associait le fait d’être dans la peau d’une de ces personnes-là, dont tout le monde sait qu’elles appartiennent à une classe supérieure, à un moment précis, lorsqu’elle venait juste de faire l’amour avec son mari. Plus encore que lorsqu’elle descendait prendre sa voiture au garage, ou qu’elle laissait les enfants devant le collège, ou qu’elle rejoignait son cabinet. Et si vous pensez que personne ne s’en rendait compte, demandez donc au portier de l’immeuble, qui lui assène tous les matins son Bonjour Dr. Rosângela, demandez donc au gars du parking, demandez à tous ces gens qui regardent sa voiture du coin de l’œil, sans pouvoir s’acheter la même. Demandez-leur, et vous verrez… C’est plus ou moins comme si vous étiez dans la peau d’une personne à part, qui sait qu’il y a de la misère dans le monde, mais qui… Qui ne peut rien y faire, n’est-ce pas ? C’est embêtant, c’est triste, mais que faire ? Vous avez la chance d’être dans la peau de ce genre de personnes, un point c’est tout. Vous ne pouvez rien y faire, il vous faut donc vivre le mieux possible. La dentiste Rosângela est arrivée dans son cabinet de dentiste. Elle salue son assistante Irma, fait le point sur ses rendez-vous du matin. Elle doit recevoir sa cousine germaine Daniele qui vit dans le quartier populaire de Barreto, celle avec son père alcoolique dont, enfant, elle devait nettoyer le vomi, dont le premier mari lui crachait au visage. Celle qui est si jolie, une beauté incroyable, un sourire extraordinaire.
La quatrième de couverture présente Rosângela comme souffrant du syndrome de la femme parfaite : dentiste reconnue, un mari cardiologue à succès très amoureux d’elle, des enfants qui sont de véritables petites merveilles, une belle voiture, un compte bancaire bien rempli… Mais une cousine, pauvre et séparée de son mari, fait preuve d’une tranquillité d’esprit désarmante, dotée d’un sourire toujours éclatant. Une simple histoire de jalousie ? La narration apparaît tout de suite comme très personnelle. Des cases sans bordure, entre quatre et douze par page, avec des dessins naturalistes et descriptifs, et parfois des gros plan ou des contrastes qui aboutissent à une image abstraite si le lecteur la considère détachée des cases la précédant ou la suivant. Un flux de pensées qui n’est pas celui du personnage principal, mais celui du narrateur ou de l’auteur qui n’est pas omniscient. Ses remarques et ses observations oscillent entre des constats sur l’état d’esprit de Rosângela et ses pensées, et des interrogations dessus, comme s’il cherchait à comprendre ses émotions, leurs racines, comme s’il ne savait pas tout d’elle.
Le lecteur se retrouve immédiatement impliqué dans cette vie, dans les émotions de cette femme, vraisemblablement trentenaire qui fait l’objet de l’attention du narrateur qui s’interroge sur elle, tout en racontant son histoire. L’histoire se déroule à Niterói, ville située sur le côté est de l'entrée de la baie de Guanabara, face à Rio de Janeiro. Son nom est mentionné et Rosângela évoque d’autres villes et quartiers à proximité, pour souligner qu’elle a la chance d’habiter dans une zone privilégiée. On la voit emprunter le pont Rio-Niterói long de treize kilomètres, qui traverse ladite baie. De manière incidente, sans que la narration y fasse référence explicitement ou ne commente, certaines cases montrent des rues, des façades d’immeuble, les plages, les vagues de l’océan, avec ou sans êtres humains se livrant à leurs occupations. C’est une particularité narrative de cette bande dessinée que d’avoir parfois des cases qui ne se rattachent pas au sujet des réflexions du narrateur sur son personnage, mais qui viennent montrer le lieu, ou bien associer un lieu du quotidien de Rosângela, apportant un élément de sa vie. L’auteur montre ainsi de nombreux éléments de la vie de tous les jours de cette femme : le tableau de bord de sa voiture, sa chambre à coucher, la salle d’attente de son cabinet de dentiste, l’ascenseur qui y mène, un train sur la voie ferrée qui traverse le quartier où vit sa cousine germaine, son premier cabinet avenue Amaral Peixoto que lui avait offert son père, les immeubles le long de la baie vus depuis la mer, son fauteuil de dentiste avec les appareils, le salon de tante Bel avec son canapé très ordinaire recouvert d’un tissu pour le protéger, la mer venant lécher la base du rocher d’Itapuca pendant la marée, la grande salle de réception d’un appartement luxueux des amis de son mari, des immeubles d’autre partie de la ville, les lumières de la ville de nuit, des zones piétonnes, etc.
En plus de la diversité des lieux montrés au fil de l’eau, l’artiste se focalise parfois sur un détail, un gros plan : la plaque du cabinet dentaire, l’eau qui s’écoule dans un lavabo, une main sur laquelle on enfile un gant, le motif géométrique du plafonnier, une dentition, un lustre monumental dans un centre commercial, le motif du revêtement d’un trottoir, le chiffre d’un jour sur un calendrier, etc. Ces moments peuvent aussi bien correspondre à une vue subjective, ce sur quoi se concentre le regard Rosângela à ce moment-là, qu’un souvenir fugace dans son esprit. De temps à autre, ces images deviennent des très gros plans, sortant un détail d’une case vue précédemment, pour donner une figure abstraite qui ne fait sens que rattachée à la case ou à la séquence d’origine. Une forme conceptuelle comme si le réel perdait son sens pour ne plus être qu’un ressenti esthétique fugace. Ces caractéristiques de la narration visuelle génèrent un effet parfois sensoriel, parfois émotionnel, connectant ainsi directement le lecteur aux sens de la protagoniste. L’effet peut s’avérer d’autant plus troublant que les brèves cellules de texte déroulent une idée parallèle. Le lecteur se met alors à imaginer, ou plutôt à ressentir la connexion qu’il peut y avoir, soit directe les images fournissant le contexte du flux de pensées qui sont influencées inconsciemment par le lieu ou l’action, soit à retardement quand le souvenir revient par un mécanisme d’association sensoriel ou émotionnel, du grand art.
La qualité narrative fait de cette histoire banale tout autre chose qu’une télénovela produite industriellement au kilomètre. La banalité de la trajectoire de vie de Rosângela acquiert une profondeur extraordinaire, parfois sociologique, parfois émotionnelle, toujours personnelle. Certes les circonstances de sa naissance l’ont gâtée : parents aimants, attentionnés, financièrement à l’aise, bonne éducation, réussite scolaire, mariage très heureux avec un époux très attentionné, enfants agréables réussissant bien, confort matériel, réussite professionnelle, personnes à qui se comparer, dans son milieu social, mais aussi sa cousine germaine, sa tante et son oncle d’un milieu nettement moins favorisé, avec une histoire personnelle nettement moins heureuse (père alcoolique, mari méprisant, pas d’enfant). Rosângela sait qu’elle bénéficie d’une situation enviable, nettement meilleure que l’écrasante majorité de la population. Elle a conscience d’être regardée comme un modèle de bonheur, plus admirée qu’enviée. Au fil du récit, l’auteur aborde d’autres thèmes : une sensation de manque indéfinissable, une commisération de circonstance pour sa cousine germaine (pas vraiment de la peine, certainement pas de la jalousie), une forme d’injustice existentielle (le bon caractère et le plaisir de vivre évident de sa cousine, qu’y a-t-il dans son sourire ?), une interrogation sur ce qu’elle pourrait devoir d’une certaine manière (car elle n’a rien fait pour mériter tout ça, en fait si elle a mené sa vie en s’investissant pour construire cette forme de bonheur), une question de mérite… L’auteur ne se montre pas méchant avec son personnage, il fait tout pour se montrer le plus empathique possible pour la comprendre, ce qui incite tout naturellement le lecteur à faire de même. Soit il a développé de solides convictions sur le sens de la vie, et il n’éprouve alors aucune difficulté à se positionner par rapport à Rosângela, à trancher sur la nature de son mal-être. Soit il est plus dans l’empathie et il l’accompagne dans cette recherche de ce qui ne va pas, ce qui fait défaut, ce qui gêne, ce qui ne fait pas sens dans sa situation comparée au parcours de sa cousine Daniele. Au départ, il attend alors une sorte de révélation. Mais le récit s’avère beaucoup plus habile que cela, impliquant le lecteur tout en douceur dans la vie intérieure de la protagoniste, sans bulles de pensée. La compréhension ne se produit pas sous forme de révélation, mais en éprouvant ses ressentis. Aussi fort et intense qu’habile et élégant.
Une couverture peu parlante, un titre cryptique, une histoire banale de mère ayant tout réussi. Une narration personnelle faite de petites cases ouvertes, parfois en panoramique sur la largeur de la page, semblant très descriptives et très factuelles, tout en faisant ressentir l’état d’esprit de Rosângela de manière aussi douce qu’efficace. Le suspense se révèle d’ordre psychologique, voire existentiel, tout en sourdine, alors que le lecteur s’installe dans le quotidien de la protagoniste à Niterói, en profitant de son confort matériel. Une incroyable aventure dans le monde intérieur d’une femme, sans avoir accès à ses pensées. Extraordinaire.
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