mercredi 27 septembre 2023

La vie souterraine

Arrêtons cette accoutumance au pessimisme !


Ce tome contient une histoire qui constitue le premier tome d’une trilogie, pour un récit indépendant de toute autre. Sa publication date de 2021. Il comporte une centaine de pages de bande dessinée. Il a été entièrement réalisé par Camille Lavaud Benito, scénario et dessins, quelques couleurs sur des pages éparses. Après la dernière page du récit, se trouve l’annonce pour le tome deux intitulé : Les silencieux. Puis le lecteur découvre une réclame pour le volume treize de FTP Party, Un marquis d’amour, des affiches de film en double page (Les chemins de rature, Monsieur Fufute, L’oasis, Suzy petite espionne) tous présentés par Le consortium des Prairies et approuvés par Radio Furax, la couverture de six romans de la collection Spécial mélo publiés par les éditions du consortium des Prairies, la couverture de quatre réimpressions des romans du commissaire Benito publiés par le même éditeur, trois autres affiches de film (La montre de Jeanne, Opération anti-caves, La vie souterraine) avec le même éditeur, et enfin une illustration en pleine page d’une femme marchant en pleine nuit dans une forêt avec de nombreux corbeaux.


Dans les 1960 ou peut-être 1970, dans une zone de banlieue, une femme seule traverse un terrain vague. Elle est épiée à son insu par un homme, qui se cache d’abord derrière un résidu de pan de mur d’un immeuble détruit, puis qui l’observe par un trou dans ce mur. Elle rejoint la rue, et il lui emboîte discrètement le pas. Elle descend un escalier et se retrouve sur un grand boulevard, sur le trottoir, continuant à marcher d’un bon pas. Il la suit en conduisant une voiture de modèle DS.  Elle parvient dans le quartier du Moulin Rouge, la foule se fait plus dense, l’homme continue de la suivre à pied. Elle passe devant une affiche de cinéma pour La vie souterraine, un film de Faustino Benito, avec Jean-Marcel Schnib, des dialogues de Marcel. Elle fait la queue dans la file d’attente du Marivaux, le suiveur se trouve à une dizaine de personnes derrière elle. Elle demande un ticket à la préposée qui lui répond : Et un tarif Club Relax pour la p’tite dame ! Bonne séance, en espérant que ce ne soit pas la dernière. La femme se demande pour elle lui a dit ça, cette bécasse. L’ouvreuse lui demande si elle veut un sucre d’orge, c’est le dernier. Elle s’installe avec la vague conscience d’un homme qui s’est installé à une dizaine de rangées derrière elle.



Le film commence. Sur l’écran un texte prévient : le scénario de La vie souterraine est basé sur des faits authentiques qui ont eu lieu de 1940 à 1944 dans plusieurs villes de Dordogne. Le générique débute : Le consortium des Prairies présente une production A. Héraud, adaptation de Paul Gilbert, avec Marcel Bruyère, avec Anna Conté, Mado Santoni, dialogues de Marcel Lozzi, musique de Jean-Michel Schnib, un film de Faustino Benito : La vie souterraine. Tout du long de ce générique, la caméra s’est promenée dans la campagne, jusqu’aux rues de Paris et la tour Eiffel, pour aboutir dans le capharnaüm d’un grand salon. Et pour s’arrêter dans un bureau de rédaction où un homme trace d’épais traits au pinceau sur des feuilles de papier, observé par deux autres, avec une femme assise en retrait. L’un d’eux déclare que c’est très bien ainsi et qu’il ne reste qu’à attendre que monsieur Varga valide le bon à tirer. Dans une autre partie de l’atelier, un homme à moustache indique qu’il vient d’apercevoir Yvonne, à un autre en tablier qui déclare qu’ils ont trop de bavures au niveau du bandeau. La secrétaire répond à un appel téléphonique : Agence publicitaire Mad Polydor, que peut-elle faire pour son interlocuteur ? Paris, 18 avenue du président Wilson, le 8 mai 1940 vers 19h00, sur une musique de Ray Ventura : On ira pendre notre linge sur la ligne Siegfried (1939). La réceptionniste entre dans le bureau de monsieur Varga et lui apporte le dossier des transports PLM. Ils attendent urgemment la validation du contrat de cession publicitaire des deux parties. Elle le lui dépose.


Quelle étrange couverture : ces huit bustes dans des losanges au fond alternativement bleu ou rouge, et au centre la tête d’Adolf Hitler (1889-1945) équipée de huit pattes d’araignée, comme s’il était au centre de la toile. Le lecteur ne sait pas trop quel sens donner à ce qui pourrait s’apparenter à un plateau de jeu avec des personnages dont la vie est sans nul doute impactée par le Führer. En ouverture du tome, la phrase mise en exergue prévient le lecteur (et ça vaut mieux car un homme averti en vaut deux) : Il faut bien de temps en temps glisser un peu de vérité dans ce que l’on dit, Louis de la Bardonnie, dans Réseaux d’ombres – Rémy 1973. Une rapide recherche permet d’apprendre que Louis Faurichon de La Bardonnie (1902-1987) a vécu en Dordogne, et qu’il a été un résistant français, pendant la seconde guerre mondiale, utilisant plusieurs pseudonymes comme Isabelle, Gaston, Le Baron. Le début du récit s’avère tout aussi intrigant, et quelque peu déroutant : un terrain vague dans une zone urbaine, à une époque non précisée, dans une ville non nommée, pour une filature à l’objectif inconnu. Les dessins appartiennent à un registre réaliste, avec une multitude de traits minutieux donnant une apparence chargée à chaque case, une forme de naïveté dans certaines représentations, que ce soient les visages, les silhouettes, les voitures, et en même temps une forme de précision très adulte dans les décors (le Moulin Rouge ce qui permet de situer le récit à Paris) et quelques éléments graphiques évoquant un croisement entre la calligraphie japonaise et des représentations épurées à l’encre de Chine.



Graphiquement, le lecteur n’est pas au bout de ses surprises. Dans la quatrième planche, il n’y a plus de bordures de case, mais une sorte de flux de cases aux formes arrondies, avec des arabesques, des courbes, ainsi imbriquées les unes aux autres. Puis dans la planche suivante, la projection du film, faisant l’objet d’une mise en page très structurée quatre bandes de deux cases chacune, avec l’image apparaissant à l’écran. Vient ensuite la planche consacrée au titre : une vue très chargée d’une grande pièce avec une cheminée, richement décorée, avec des tableaux, des œuvres d’art, un énorme pot avec une composition florale, et au premier plan, le plan de travail d’un bureau également très encombré. Tout au long du récit, le lecteur ne peut jamais prévoir de quoi les planches suivantes seront faites, comment elles seront composées : des cases rectangulaires sagement disposées en bandes, des cases rectangulaires, certaines disposées à la verticale en vis-à-vis d’une case plus grande, des cases en trapèze avec une autre circulaire pour un match d’escrime, des bordures de case et des gouttières entre, occupées par des végétaux de décoration (tiges et fleurs) amenant des touches de couleurs entre des cases en noir & blanc, des cases disposées comme sur une pellicule de film, des cases sans bordure comme posée sur le blanc de la page, deux pages de texte tapé à la machine à écrire sans illustration, des suites de cases racontant deux fils narratifs en parallèle sur une même planche, d’autres cases rondes, des cases avec le texte écrit en-dessous dans une graphie manuscrite, des empreintes digitales sur une page blanche avec quelques illustrations, un trombinoscope sur trois page, avec le buste des personnages dans un losange (comme sur la couverture) à raison de seize personnages par page, une sorte de chenille composée d’une longue file de soldats allemands serpentant de haut en bas entre les cases ou les traversant, des bottes qui claquent dans des cases disposées à la verticales de part et d’autres de la page, des sigles et des figures géométriques sur une page, etc.


De la même manière, le lecteur se retrouve à s’interroger sur ce qui est montré et raconté dans certaines pages, en particulier sur la nature du lien qu’une telle séquence entretient avec les précédents. Sur l’identité d’un personnage. Sur la temporalité pas toujours explicite. Et d’ailleurs comment la scène introductive se rattache-t-elle au récit principal se déroulant pendant la seconde guerre mondiale ? Toutefois, le lecteur a vite fait d’identifier les principaux personnages, au point qu’il peut trouver leur présentation, en page vingt-quatre, superfétatoire. Il se fait quand même une note mentale de cette page au cas où il en ait besoin ultérieurement. Il retient les différents protagonistes : Gabor Varga (directeur d’une agence publicitaire, escrimeur, collectionneur d’art), Irène Lacombe (galeriste, collectionneuse et maîtresse de Gabor Varda, surnommée Minouche), Joseph Blumberg (artiste de Périgord), Pierre Worms (éditeur périgourdin), Georges Lottre (politicien girouette), Berthes Lottre (rédactrice en chef), Jasé Manjarès (dit Pépito, artiste), sans compter les personnages secondaires et les figurants. L’intrigue se dessine progressivement : des artistes exposant à Paris, se retrouvant impliqués par les conséquences de l’occupation allemande, devant se mettre au vert en Dordogne, certains étant juifs. L’intrigue saute quelques années dans sa dernière partie : certains personnages prennent une part active dans la Résistance, et commettent des braquages de banque, puis d’un train. Des éléments épars permettent de comprendre qu’il s’agit de l'attaque du train de la Banque de France qui a eu lieu le 26 juillet 1944. Le lecteur se souvient alors de la citation en exergue : Il faut bien de temps en temps glisser un peu de vérité dans ce que l’on dit, en l’occurrence quelques faits historiques.



En effet, scène après scène, le lecteur se rend compte que ces passages de la vie quotidienne dans ce qu’elle peut avoir de banale (une conversation à bâton rompu, une réaction très ordinaire à une situation extraordinaire), de diversifiée (des commentaires, une réception, une exposition des faits), de continu ou de haché, ces passages forment une riche tapisserie avec autant de sensibilités différentes que de formes narratives. L’autrice met en scène des artistes, essentiellement peintres, galeristes et agents qui voient la vie d’avant annihilée par l’occupation, la destruction de tout art considéré dégénéré, la traque et l’élimination des citoyens juifs. Les petits morceaux de vérité (des faits historiques) viennent rehausser le goût et la pertinence de la fiction. En fonction de sa sensibilité, le lecteur peut s’amuser d’une interprétation ou d’une analyse, ou la trouver très parlante, par exemple le rejet d’Adolf Hitler par l'Académie des beaux-arts de Vienne en 1907 et ses conséquences possibles sur sa vision de l’art.


Une bande dessinée qui sort des sentiers battus : certes il y a une intrigue centrée sur un personnage (Gabor Varga) et des personnages secondaires, avec un milieu particulier (des artistes persécutés par le troisième Reich, d’abord à Paris puis en Dordogne), et des dessins disposés de manière à constituer une narration visuelle séquentielle. Dans le même temps, il y a une liberté de forme, aussi bien dans la structure du récit, que dans les modes graphiques qui nécessitent une participation active du lecteur, plus que d’habitude. En prenant un peu de recul, celui-ci prend conscience qu’il s’est trouvé immergé dans la vie de ces artistes à cette époque, dans ce qu’elle a de chaotique et d’angoissante, en ressentant ces bouleversements, ce passage d’une vie bohème et artistique à la Résistance, avec une narration visuelle élégante, poétique, parfois onirique, toujours évocatrice.



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