mercredi 5 juillet 2023

Les pistes invisibles

Il ne faut avoir aucune idée en tête pour découvrir ce dont on ignore l’existence.


Ce tome contient une histoire complète indépendante de tout autre. Il s’agit d’une bande dessinée en couleurs publiée en 2023. Elle a intégralement été réalisée par Xavier Mussat, scénario, dessins et couleurs. Elle comprend cent-soixante-dix pages de bande dessinée. Un paragraphe en fin de tome précise la technique de dessin : Ce livre a été dessiné avec un usage strict de formes pleines au pinceau et à l’encre de Chine, sans recours au trait de contour. Les formes pleines ont été numériquement traduites en deux couches de couleurs superposées et retravaillées à la palette graphique afin d’obtenir une impression en deux passages de tons directs Pantone (bleu 2206 U et orange 1655 U). La troisième couleur et obtenue par leur superposition.


Des nuages dans le ciel. Un tronc d’arbre, des racines, un petit cours d’eau. De la végétation dans un sous-bois. Une fois qu’ils l’ont attrapé, tout s’est arrêté. Même après qu’ils l’ont eu relâché, il n’a jamais pu retourner dans sa forêt. S’il y retournait, ils sauraient qu’il faudrait l’y rechercher. Les efforts d’immobilité, de silence, les stratégies de camouflage deviendraient inutiles. Pour bien disparaître, il ne fait pas être cherché. Devenir invisible, ça n’est pas disparaître, c’est se mélanger au reste. C’est participer à l’illusion du silence. Ne pas briser l‘équilibre visuel de la forêt qui donne à toute chose une présence similaire. Le silence est une impression. Parce que le vent dans les feuilles, les craquements d’arbre, les bruits d’insecte, le murmure des ruisseaux, tous les sons de ce monde se manifestent à volume égal. Et alors cette orchestration, c’est comme un brouhaha en arrière-plan, inaudible parce que sans relief. Il y a dans presque toutes les forêts une légende d’homme sauvage couvert de poils, improbable vestige vivant ou chaînon manquant que de nombreuses personnes jurent avoir vu de leurs propres yeux. Plus de trois mille témoignages et aucune preuve, aucun ossement ni corps ni dent, rien d’autre que des empreintes de pas.



Trois mille… Ça en fait des promeneurs, des chasseurs, des campeurs. Ils ont vu ce qu’ils voulaient voir. En vingt-cinq ans, il n’a été vu de personne. Il a vécu caché dans cette forêt, mais pas comme un homme des bois. Ils sont passés souvent très près de lui, mais dupes du silence, ils l’ignoraient. Ils traquaient autre chose : une idée déjà en tête, une représentation à laquelle il échappait. Un son plus fort que les autres. Un géant primitif aux proportions et à l’aspect si différents du décor qu’on ne saurait le manquer. Il ne faut avoir aucune idée en tête pour découvrir ce dont on ignore l’existence. Il aurait suffi qu’ils essaient de le trouver. Il entend souvent la même question : comment expliquer son imprévisible disparition ? Il n’aurait pu en aucun cas l’imaginer, la planifier. Il n’aurait pas disparu s’il en avait fabriqué l’idée dans sa tête. Trop vertigineuse. Souvent ceux qui pensent à partir ne dépassent pas l’idée fantasmée du départ. Ils réfléchissent, tentent de prévoir, d’anticiper les obstacles qu’ils se fabriquent, et ça les paralyse. Les projections, ça les décourage. Non, il faut de fil en aiguille s’en aller malgré soi, se surprendre.


Assurément une bande dessinée qui sort des sentiers battus, et ce dès la couverture. L’œil du lecteur se retrouve attiré par cette étrange alliance de couleurs : cet orange très vif, quasiment fluo, et ce bleu très plat, terne. S’il ne s’en est pas rendu compte, il découvre donc que la troisième couleur est le résultat de la superposition des deux autres, et l’artiste joue également avec le blanc. L’artiste s’en tient à ces couleurs tout du long de son ouvrage, avec cet effet de contraste entre l’orange pétant et le bleu neutre, ce marron agissant comme une couleur plus foncée mais pas nette comme du noir. L’effet peut s’avérer étrange : l’orange ressort sur le marron comme si c’était du noir, alors que le bleu est atténué du fait du faible contraste avec le marron. L’artiste joue également avec le principe de superposition : celle du bleu et de l’orange pour obtenir du marron, mais aussi la superposition de l’image d’un insecte sur une forme de schéma électrique ou électronique pour contraster, et même opposer la nature irréconciliable de ces deux éléments. La page d’après, il s’agit d’un hélicoptère contre une montagne, l’esprit du lecteur établissant automatiquement le lien avec l’opposition entre l’insecte et le circuit. En page vingt-neuf, Mussat inverse le contraste, pour une séquence onirique aérienne, lorsqu’une jeune femme s’envole dans le ciel alors qu’elle tombe dans l’eau. Le choix de se départir d’une approche naturaliste pour les couleurs indique au lecteur que la narration visuelle ne se limite pas à des dessins descriptifs, et qu’elle comprend une part de sensations et de vie spirituelle.



A priori, l’histoire offre peu de possibilités : un individu qui quitte la société pour vivre en état de solitude pendant vingt-cinq ans. Soit il est en mode survivaliste, soit il vit de rapines modestes et pathétiques. Les premières pages posent rapidement le point de départ : un abandon de voiture non prévu dans une zone boisée sauvage, un métier dans l’électronique, la décision aussi naturelle qu’irrévocable de ne pas retourner sur ses pas. L’individu (il n’est jamais nommé) essuie quelques déboires, puis trouve un mode de vie en harmonie avec la nature, en décalage avec les clichés de l’homme des bois : il est parvenu à effacer son existence, à se rendre invisible aux autres êtres humains. En fin de tome, l’auteur indique laconiquement qu’il s’est inspiré librement de l’histoire de Christopher Thomas Knight qui a disparu vingt-sept dans les forêts du Maine, entre 1986 et 2013. Il a commis environ un millier de cambriolages dans des maisons de la région, soit environ une quarantaine par an et a survécu aux rigoureux hivers du Maine.


À la découverte des premières pages, le lecteur comprend que ces dessins sont autant dans le descriptif que dans l’impression, et qu’ils donnent à voir le récit en vue subjective, par les yeux du personnage. Il apprécie le jeu sur les contrastes de couleurs de cette palette très limitée. En page neuf, il voit la silhouette de l’homme sauvage couvert de poils, cette légende, improbable vestige vivant ou chaînon manquant, c’est-à-dire une projection de ce à quoi pense le personnage. À partir de la page dix, il note l’apparition de formes purement géométriques venant se surimposer à ce qui est représenté. En page treize, il y a une forme de circuit électrique en fond de case, puis un graphe assez simple avec uniquement des points et des segments. En page seize, une silhouette humaine donne l’impression d’une peinture rupestre, en orange sur fond blanc. Page suivante, c’est un motif géométrique évoquant les nations premières. En page vingt-et-un, l’artiste effectue un rapprochement purement visuel : le plan de coupe d’un tronc d’arbre, puis la toile d’une araignée, avec des motifs très similaires. En page quarante-cinq, la représentation de type art primitif d’un serpent devient un serpent réaliste dans la case suivante. En page cinquante-et-un, le lecteur éprouve l’impression de contempler des courbes de niveau du relief montagneux, avec une randonnée et ses points de pause tracée dessus. Dans les pages quatre-vingt-dix, l’artiste joue avec les motifs des nervures d’une feuille, avec ceux formés par les tuiles d’un toit, puis avec d’une tenue camouflage. Il met ainsi à profit les possibilités de offertes par les dessins pour rapprocher des formes, ce qui rapproche, dans l’esprit du lecteur, des éléments de natures hétérogènes.



Le lecteur assimile rapidement que la narration visuelle sort d’un cadre descriptif, en vue subjective, et même d’une transcription d’impression et de sensation, pour une interaction entre le descriptif, le sensoriel et le monde des idées. Dans la première page, le solitaire indique qu’il ne pourra plus retourner dans la forêt : il a donc déjà été attrapé et ramené à la vie en société. Il évoque également le fait que les recherches ont été infructueuses pendant toutes ces années parce que les personnes qui se sont mis à la recherche de l’individu qui cambriolait les chalets environnants pour commettre de petits larcins (petits mais réguliers) s’en étaient fait une idée sans rapport avec la réalité. De son côté, le lecteur, toujours en vue subjective, fait l’expérience de cet éloignement de la société des hommes également par les remarques du narrateur. Il suit le fil logique de cette vie à l’écart, et les réflexions générées par cet état insolite. On ne meurt pas si facilement. Le constat de l’empreinte dévastatrice de ses déplacements. Et puis des stridulations d’insecte, un chant polyphonique de grésillements. Sifflet à roulette, roulement d’une bille dans une assiette, escadrille d’avions miniatures. Il y avait des martèlements dans chacun des sons. La répétition plus ou moins espacées de motifs uniques. Un langage sonore archaïque, rythmique, un concert cacophonique de frottements, de souffles, de percussions sans aucune coordination. La persistance rétinienne. La prise de conscience de son mode de schémas comportementaux avec les autres, après coup. L’incroyable concours de circonstances qui a été nécessaire pour la formation du système solaire et de la planète Terre telle qu’elle existe. Etc.


Le lecteur ne peut pas faire autrement que d’avoir l’œil attiré par cette couverture à l’orange criard, à la graphie du titre qui commence à s’effacer, à devenir invisible. S’il le feuillète, il peut être repoussé par cette esthétique peu conventionnelle, un peu pétante. S’il commence sa lecture, il constate immédiatement que la narration visuelle dépasse la description pour embrasser plusieurs autres domaines, grâce à l’utilisation de plusieurs registres dessinés. Au fil des pages, il éprouve la sensation de faire l’expérience de cette vie en marge de la société, comme le fait le narrateur, tout en se retrouvant à se plonger dans des pensées inattendues, à effectuer des associations, des rapprochements visuels riches de sens. Une expérience de lecture peu commune.



2 commentaires:

  1. Ce livre a été dessiné avec un usage strict de formes pleines au pinceau et à l’encre de Chine, sans recours au trait de contour. - Précision intéressante. En lisant cette phrase et en connectant les points avec d'autres de tes articles, je me demande si tu choisis certaines de tes lectures en fonction des techniques de dessin ou plutôt de l'originalité des techniques de dessin. Ou est-ce un hasard ?

    la narration visuelle ne se limite pas à des dessins descriptifs - Des planches que je vois là, je me dis que certains desseins relèvent carrément de l'infographie !

    l’auteur indique laconiquement qu’il s’est inspiré librement de l’histoire de Christopher Thomas Knight - J'avais suivi cette actualité-là. C'est une histoire assez incroyable. Je ne trouve rien de satisfaisant sur les raisons qui l'ont poussé à devenir ermite.

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    1. Tu as vu juste : je choisis certaines de mes lectures en fonction de l'originalité de la mise en images. Par exemple, pour ce tome, j'avais été frappé par la couverture, je l'avais feuilleté et je l'avais reposé. J'ai fini par y revenir parce que cette originalité graphique m'avait tapé dans l'œil, sans même me renseigner sur l'histoire. Synchronicité quand tu nous tiens, je me faisais la remarque ce week-end que ça fait quelques temps que je ne me suis plus laissé entraîner sur de tels chemins de traverses, par une narration visuelle sortant des sentiers battus.

      Certains dessins relèvent carrément de l'infographie : j'avais été frappé par une phrase de Benoît Peeters dans son livre 3 minutes pour comprendre 50 moments-clés de l'histoire de la bande dessinée. Il commentait une page de Le voyage (1996) d'Edmond Baudoin, en disant que seul un auteur complet avait pu imaginer l'allégorie visuelle (un amalgame entre un corps humain et un feu à la place de la tête), parce qu'un scénariste n'aurait pas pu penser une telle transformation purement visuelle, une telle alliance d'images. Ici, Xavier Mussat réalise des liens de cause à effet de nature purement visuelle, également.

      J'ai découvert l'histoire de Christopher Thomas Knight avec la mention qu'en fait l'auteur en fin de tome.

      https://les-bd-de-presence.blogspot.com/2022/04/3-minutes-pour-comprendre-50-moments.html

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