mardi 10 janvier 2023

Léonard T51 Génie du crime

C’est toujours pour les mêmes, les marques d’affection.


Ce tome fait suite à Léonard T50 Génie, Vidi, Vinci! (2019) qu’il n’est pas indispensable d’avoir lu avant, mais ce serait dommage de s’en priver car il est excellent. Les gags ont été écrits par Zidrou (Benoit Drousie), dessinés et encrés par Turk (Philippe Liégeois) et mis en couleurs par Kaël. Il contient dix-huit gags d'une à sept pages. La première édition date de 2020.


Inventaire d’inventeur, 4 pages. Basile Landouille dort tranquillement dans son lit, émettant un léger ronflement. Raoul Chatigré dresse l’oreille : il a entendu un léger vrombissement dans le ciel. Il se met à la fenêtre et scrute le ciel. Un avion rouge à hélice approche inexorablement. Léonard, le pilote, lâche une bombe sur laquelle est écrit Debout disciple ! Elle passe par l’embrasure de la fenêtre et explose. Raoul décide qu’il en a assez et il s’en va demander son transfert dans une autre bande dessinée où il ne risquera pas sa vie à chaque case. Les dragons de l’apocalypse, ou La bataille de Stalingrad en BD, par exemple. Léonard fait signer une décharge de responsabilité à son disciple, par laquelle il l’informe et le met en garde contre les risques éventuels que, par un exceptionnel hasard, il pourrait encourir en contribuant à la mise au point de ses inventions. Ils se rendent ensuite à l’atelier et Léonard déclare, tout en marchant, qu’il fourmille d’idées. Il informe son disciple qu’il va inventer l’engrais. Basile lui répond qu’il l’a déjà fait dans l’album 14. - Dark flatteur !, 1 page. Léonard présente à son disciple, sa nouvelle invention : Flagornor, un robot qui va faire fureur auprès des hommes politiques, des maniaco-dépressifs, des actrices de cinéma et autres scénaristes de BD en mal d’amour.



Les chantiers de la gloire, 1 page. Léonard et Basile déambulent dans la rue et ils arrivent devant un groupe de trois commères qui lui demandent, chacune un autographe. - Aux dents en emporte le vent, 5 pages. Mozzarella est attablée pour son repas et elle est attristée au point de ne pas manger ses pâtes. En réponse à une question de Mathurine Montorchon de la Serpillère, elle répond qu’elle vient de perdre une dent. La cuisinière lui répond que ce n’est pas grave, qu’elle-même porte un dentier inventé par Léonard, et elle le sort de sa bouche pour lui montrer. Mozza éclate en sanglot. Léonard et son disciple entrent dans la cuisine. Mathurine explique le drame, et Basile demande s’il peut manger les pâtes de Mozza, ce qui lui vaut un coup de fer en plein visage. Léonard s’impatiente un peu souhaitant que Mathurine fasse taire l’enfant, puis il décide de lui raconter une histoire. Il la prend sur ses genoux et lui demande si elle a déjà entendu parler de la petite grenouille. Non, pas une grenouille, une petite souris plutôt. Il explique : cette nuit, si Mozza met sa dent sous son oreiller, la petite souris viendra la chercher et glissera à la place une petite pièce pour la récompenser. Ce qui fait éclater de rire Basile, qui demande : pourquoi pas une hirondelle qui vient chercher les cheveux qui tombent ?


Les auteurs ont l’art et la manière d’établir en un seul gag la dynamique de la série : un inventeur de génie, mais colérique, un disciple souffre-douleur, une bonne à tout faire, et un chat impertinent, parfois rejoint par une souris qui sait se faire respecter. Le nouveau lecteur dispose ainsi immédiatement des repères lui assurant une compréhension aisée, et le lecteur habitué sait tout de suite qu’il va retrouver tout ce qu’il est venu chercher. L’expressivité des personnages sert admirablement bien le propos comique des histoires : un gros nez et des silhouettes un peu arrondies pour indiquer qu’il convient de considérer l’humour comme appartenant au registre bon enfant. Des expressions de visage et un langage corporel exagéré pour des émotions caricaturales. Comme à son habitude, Turk fait des merveilles en la matière : le regard sadique de Léonard appuyant sur le bouton pour libérer la bombe, le disciple tirant une langue de plusieurs dizaines de centimètres pour indiquer l’intensité de l’effort physique, des regards parfois éteint pour la lassitude, les postures suffisantes quand Basile répond du tac au tac à Léonard en lui disant dans quel album il a déjà réalisé telle invention, la bonhommie de Mathurine, la vivacité et l’entrain de Mozza, la réticence de la dame âgée servant de cobaye pour une crème antiride, l’air résigné des frères Schippatore, Anastasio & Atanasio, et bien sûr les mimiques autoritaires ou suffisantes d’enfant gâté de Léonard. Cette expressivité génère une forte empathie chez le lecteur qui ressent les émotions avec facilité, et les reçoit inéluctablement.



Dès la page d’ouverture du premier gag, le lecteur se retrouve dans le décor : la chambre du disciple à l’étage, avec son lit en bois, sa grosse couverture ou édredon sur lequel sommeille le chat, la fenêtre grande ouverte sur un beau ciel bleu avec un grand soleil, la table de nuit, la petite commode, la robe du disciple sur le montant du pied de son lit, sa valise, les poutres du toit, et tout ça en une seule case. La lisibilité de la case est immédiate et facile, avec une densité d’informations élevée. Ainsi de gag en gag, le lecteur peut contempler la façade éventrée de la maison après l’explosion de la bombe dans la chambre, l’atelier de l’inventeur avec ses outils dont certains très improbables et des inventions en pagaille, la cuisine de la maison avec sa table, ses chaises, ses ustensiles, et même la planche à repasser dont Mathurine est en train de se servir, la chambre de Mozza avec ses couvertures roses et ses rideaux assortis, la chambre de Léonard et son lit avec ses montants en fer, la grand place du village lorsque le maire y inaugure une (petite) fresque, les rues de la ville quand Léonard et son disciple y déambulent, la cour de la maison, son jardin, etc. L’artiste a l’art et la manière de marier des représentations détaillées et tout public, d’une clarté exemplaire.


Outre les petits détails dans les coins, le lecteur ressent le plaisir du dessinateur dans son investissement à dessiner des éléments revenant régulièrement sans aucun signe de lassitude, ou des moments requérant une grande minutie. Après tous ces albums, Turk continue de jouer avec le lettrage pour les onomatopées, par exemple celles de explosions : à la fois dans la graphie des lettres, à la fois dans leur disposition pour montrer le souffle ou le mouvement. De même, cela se voit qu’il s’amuse toujours autant à jouer avec la représentation de la tête calcinée et perforée du disciple, après s’être pris une décharge de tromblon. Dès la deuxième page, il doit gérer une double action, Léonard venant quérir son disciple, et Raoul Chatigré monologuant pour déclarer sa décision de quitter cette bande dessinée où il risque sa vie. Le lecteur se souvient que l’artiste est coutumier du fait, et qu’un petit supplément d’attention lui permet de découvrir des interventions comiques ponctuelles. Ainsi Raoul Chatigré passe dans une case de la page suivante, avec son baluchon pour effectivement quitter ces pages, alors que Basile résigné suit Léonard vers une nouvelle invention. Par ailleurs, le dessinateur rajoute un petit gag visuel supplémentaire en pied de page de chaque fin de récit, avec Raoul ou Bernadette.



Avec un tel artiste, le scénariste joue sur du velours… Enfin, en fait, il doit lui aussi faire preuve d’une inventivité renouvelée, et d’un savant dosage pour éviter toute impression de répétition mécanique dans la dynamique des gags. Pour cet album, Zidrou a choisi d’écrire des gags indépendants, sans chercher à établir à un fil rouge en filigrane, sur la base du titre. Ce dernier renvoie donc à un gag en sept pages, dans lequel Léonard invente le crime organisé et le met en pratique. Il maîtrise les caractéristiques de la série et y consent avec grand plaisir. Il avait établi dans le tome 49 Génie militaire, qu’il ne jetterait pas de voile pudique sur la maltraitance de Léonard envers son disciple. Ce dernier continue de se faire tirer dessus en fonction de l’humeur de son irascible employeur, avec même la page 28 où cinq tirs à bout portant se succèdent. En fonction de sa sensibilité, le lecteur apprécie plus un gag qu’un autre. Il retrouve les personnages tels qu’il les aime, sans hiatus dans leur comportement ou leur caractère. Il constate que pour ce tome, le scénariste a augmenté la proportion de gags en trois pages ou plus, sept sur dix-huit. Il voit qu’il n’est pas en panne de mise en scène de nouvelles inventions : de l’inventaire aux éoliennes, en passant par le compliment, la vivisection, l’album à collectionner ou le crime organisé. Zidrou fait plaisir aux admirateurs de Basile en lui consacrant un gag en une page dans lequel Léonard n’apparaît pas, avec une déclaration d’amour enflammée.


Ayant gagné en aisance depuis sa reprise de la série à partir de l’album 47, le scénariste met à profit la liberté dont il jouit. Raoul Chatigré brise le quatrième mur à deux reprises : tout d’abord en déclarant vouloir quitter la série pour une autre plus tranquille, puis en se livrant à l’explication de la nature et du fonctionnement de l’ellipse narrative dans la bande dessinée, en page 23. Il finit aussi par faire observer qu’il commence à y avoir trop de personnages avec l’arrivée des frères Schippatore, en page 42, ce qui fait qu’il n’a plus de place pour le moindre calembour. Le lecteur relève également une discrète autodérision sous-jacente qui affleure à plusieurs reprises. Léonard a inventé un robot flagorneur qui devrait faire fureur, entre autres, auprès des scénaristes de BD en mal d’amour. En page 35, Raoul fait observer que cette histoire commence à sentir les souffre-douleurs, alors que Basile vient d’en prendre plein la tronche. Dans ce tome, le scénariste évoque moins de sujets de société, à l’exception d’une remarque sur la cruauté envers les animaux à l’occasion de l’invention de la vivisection, et le constat fait par Léonard qu’il ne peut pas continuer à utiliser sans cesse des piles jetables car ça pollue.


Les albums de Léonard se suivent et sont toujours aussi savoureux. Turk a conservé toute sa jeunesse et toute sa fougue : son amour pour ses personnages transparaît dans son investissement pour dessiner chaque page, chaque case, avec une verve comique enthousiasmante. Zidrou se confirme en tant que repreneur doué de la série, avec une volonté de respecter les traditions, même la violence pour de rire, et d’écrire tout public, y compris pour les adultes. Un délice de gourmet.



2 commentaires:

  1. "dessinés et encrés par Turk (Philippe Liégeois)" - À soixante-quinze ans, son crayon ne montre pas de signes de faiblesse. Enfin, le stylet, comme il le dit lui-même, car il est passé du côté numérique de la force, selon un article que j'ai trouvé.

    "un gros nez et des silhouettes un peu arrondies pour indiquer qu’il convient de considérer l’humour comme appartenant au registre bon enfant." - Oui, le style de Turk est identifié comme de l'école de Marcinelle (ou apparenté à), semble-t-il.

    "Les albums de Léonard se suivent et sont toujours aussi savoureux." - Jolie performance après plus de cinquante albums. Franchement, qui peut en dire autant ? Surtout après une succession au poste de scénariste...

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    1. J'avais profité du départ de Bob de Groot pour réessayer un album de la série. A mon goût, Zidrou réalise des gags plus réussis que son prédécesseur, plus variés et plus riches.

      Je viens d'aller regarder : Zidrou a pris en main les scénarios en 2016 avec le tome 47. Depuis, Turk a réalisé un album par an : 47 en 2016, 48 en 2017, 49 en 2018, 40 en 2019, 51 en 2020, 52 en 2021, 53 en 2022. Une régularité très impressionnante.

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