mercredi 4 janvier 2023

Carnets d'Orient T09 Dernière demeure

Il ne s’agit pas de préférer sa mère à la justice, il s’agit d’aimer la justice autant que sa propre mère. – Jules Roy


Ce tome fait suite à Carnets d'Orient, tome 8 : La fille du djebel Amour (2005) qu’il vaut mieux avoir lu avant pour comprendre les relations entre les personnages. Ce tome a été publié pour la première fois en 2007. Il a été réalisé par Jacques Ferrandez, pour le scénario, les dessins et les couleurs, comme tous les précédents. Il comprend cinquante-six pages de bande dessinée. Il s’ouvre avec une citation célèbre d’Albert Camus (1913-1960) et la réponse de Jules Roy. Vient ensuite une introduction de trois pages, intitulée Le miroir de la mémoire commune, écrite par Fellag (Mohand Fellag de son nom complet), acteur, humoriste et écrivain algérien. Il commence par évoquer ce jour de l’hiver 1956, à six heures du matin où des parachutistes défoncent à coups de pied la porte de la maison de ses parents, et éjectent toute la famille dans la cour, puis les poussent à coups de pied et de crosse vers la place du village, comme tous les autres habitants. Il évoque sa jeunesse, parce que cette partie de sa vie ressemble à l’univers décrit par Jacques Ferrandez. Il se retrouve dans la lumière, les paysages, les personnages […]. Ferrandez et lui sont deux frères reliés à la même matrice mémorielle. Deux frères qui voient l’Histoire se faire au détriment d’eux, sans eux, incapables d’arrêter son cours ou de glisser un grain de sable pour en arrêter les rouages. Ce tome se termine à nouveau par une bibliographie listant une vingtaine d’ouvrages d’historiens.


Le 23 octobre 1958, le général Charles de Gaulle s’adresse aux Français dans une allocution télévisée. Il en appelle à la paix des braves : La vielle sagesse guerrière utilise depuis longtemps, quand on veut que se taisent les armes, le drapeau blanc des parlementaires. Et il répond que dans ce cas, les hommes seraient reçus et traités honorablement. Quand la voie démocratique est ouverte, quand les citoyens ont la possibilité d’exprimer leur volonté, il n’y en a pas d’autre qui soit acceptable. Or cette voie est ouverte en Algérie. Le commandant Loizeau et le colonel Lebreton ont des avis divergents : le premier estime que c’est une trahison, le second que c’est une bonne chose et qu’il faut faire confiance au général. À Bab el Oued, les frères d’Octave prennent la déclaration du général comme une trahison envers les pieds-noirs.



Dans son exploitation viticole dans la campagne algérienne, Noémie veille sur son mari Casimir qui est dans le coma, et repense au déroulement de sa vie : son amour pour Paul, le départ de son fils Octave avec une Arabe. Dans la province du Québec, Octave Alban rentre chez lui dans son pick-up, en ramenant Jean qui s’arrête pour prendre un verre, avec Samia. Ils évoquent le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, les guerres coloniales, le sort des indigènes du Canada, le fait qu’une nation est une colonisation qui a réussi, l’échec de la guerre de conquête de l’Algérie, le droit à la dignité des Algériens et à la justice. À Alger, le colonel Lebreton rend visite à Bouzid dans sa cellule pour lui offrir un marché.


Les événements historiques majeurs continuent de survenir au cours de cette année et demie, du 23 octobre 1958 au premier février 1960. Comme dans les tomes précédents, l’auteur conserve sa narration à hauteur d’êtres humains, par le truchement de ses personnages, sans essayer de faire un cours d’histoire. Par voie de conséquence, en fonction de sa culture et de sa curiosité pour cette période de l’Histoire à cet endroit du monde, le lecteur peut trouver ces références trop intangibles, voire absconses. Ou il eut les prendre comme une invitation à poursuivre sa lecture en allant se renseigner sur ces sujets : l’évolution d’une proposition de Paix des Braves vers l’autodétermination, le plan Constantine (1958-1961, un programme économique élaboré par le gouvernement français, et annoncé par le général De Gaulle devant la préfecture de Constantinople le 03/10/58), le décret Crémieux (du nom de l’avocat et homme politique Adolphe Crémieux, qui attribuait la citoyenneté française aux Israélites indigènes d’Algérie), le plan Challe (du nom du général Maurice Challe, 1905-1979, série d'opérations menées par l'armée française), l’Armée de Libération Nationale (ALN), le général Raoul Salan (1899-1984), le Gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA) installé au Caire, etc. L’auteur intègre différentes unes de journaux d’époque, permettant d’afficher les événements les plus marquants pendant cette phase de la guerre d’Algérie.



Après la première page consacrée à l’allocution sur la Paix des Braves du général De Gaulle, il tarde au lecteur de retrouver les personnages. À la suite d’un décès dans la famille, Octave et sa compagne Samia doivent revenir en Algérie, avec la conscience qu’ils peuvent craindre des actions pour attenter à leur vie. Les dessins montrent un ex-militaire toujours aussi droit, avec un visage de plus en plus fermé, au fur et à mesure qu’il voit ses options se réduire, et qu’il prend conscience que les événements historiques le cantonnent à un rôle, un destin. Le petit minois de Samia a conservé toute sa séduction, encore augmentée avec sa nouvelle couleur de cheveux. Elle continue à toucher le cœur du lecteur, par son apparente fragilité générée par sa mince silhouette, par sa gentillesse, et également par le terrible dilemme moral : a-t-elle trahi son pays, sa communauté ? Le lecteur retrouve avec plaisir Jacky Tobalem, Juif algérien d’une cinquantaine d’années : léger embonpoint, grosses lunettes, en costume-cravate. Octave Alban retourne voir sa mère Noémie : une femme âgée aux cheveux blancs, au visage peu amène, au caractère marqué par l’amertume du déroulement de sa vie, de la tournure qu’elle prend en ces périodes troublées. L’artiste insuffle autant de vie et de personnalité aux deux gradés militaires, l’un arcbouté sur une victoire militaire en Algérie, l’autre assimilant la nécessité d’aller vers une résolution du conflit. La vie continue et de nouveaux personnages apparaissent, en particulier deux militaires, des soldats, un engagé d’une trentaine d’années, et un appelé d’une vingtaine d’années. Là encore, les dessins montrent deux individus très différents, par la morphologie, les expressions de visage, les postures.


Le lecteur retrouve avec le même plaisir les différents paysages d’Algérie représentés par l’artiste. Du fait de la densité des événements, celui-ci a renoncé aux illustrations en milieu de double planche pour pouvoir construire plus de cases, et ainsi intégrer plus de dialogues qui sont régulièrement d’exposition. Toutefois, cela n’empêche l’artiste d’offrir de très belles vues, à commencer par celle d’Alger en bord de mer, puis une grande artère de Bab el Oued (une des communes de la wilaya d’Alger). Première exception à la gestion resserrée des doubles pages : une magnifique vue du ciel inclinée de l’exploitation viticole des Alban. Deuxième exception, une case panoramique de la largeur de deux pages montrant les érables commençant à rougeoyer au Québec. Troisième et dernière exception, une zone désertique et montagneuse d’Algérie. Au fil des séquences, il est donné au lecteur d’admirer les bâtiments de la prison Barberousse à Alger, des routes de campagne, la place d’armes d’un fort militaire, un superbe cèdre, la zone de parking à l’extérieur de l’aéroport d’Alger Maison Blanche avec des voitures d’époque, le bar de Baraka, un ex-compagnon d’armes d’Octave.



Comme dans le tome précédent, les personnages échangent régulièrement leur point de vue, en le développant souvent de manière étoffée. Ils expliquent ainsi leur situation, leurs convictions ou leur histoire personnelle en Algérie. Par exemple, Jacky Tobalem rappelle qu’en 1940, les lois de Vichy ont été appliquées en Algérie. Le décret Crémieux a été abrogé, et les Juifs d’ici ont été renvoyés à leur condition d’indigènes. Ils ont perdu la citoyenneté française et le droit d’exercer leurs professions. Les fonctionnaires juifs ont été révoqués, les professions libérales leur ont été interdites, du jour au lendemain. Juif lui-même, il avait fait la guerre de 14-18. Il avait été médaillé. Il était à ce moment-là avocat depuis une dizaine d’années. Ses enfants ont été chassés de l’école laïque et républicaine. Nombre d’entre eux auraient fini à Auschwitz sans le débarquement en novembre 42. Les listes étaient prêtes, la police et la légion auraient fait le sale boulot. Le lecteur retrouve également les personnages principaux : il a bien en tête l’histoire personnelle de chacun d’entre eux. Il constate comment les événements, la guerre en Algérie influent sur leur vie. Ils ne sont que des fétus de paille, sans aucune prise sur ces affrontements. Ils ne peuvent que subir et faire avec, plus ou moins accepter, ou se révolter, se battre, s’élever contre l’injustice. Le lecteur ressent bien que le parti pris de l’auteur fait sens : il ne s’agit pas de réaliser un cours d’Histoire, mais de montrer des êtres humains dont la vie est modelée par les circonstances sur lesquelles ils n’ont aucune prise. Ils n’ont pas choisi de naître Algérien ou pied-noir, pas choisi leur communauté, pas pu anticiper les conséquences de leur métier, militaire ou médecin. Ils se retrouvent placés devant des choix impossibles : renoncer à leur propriété pour les pieds-noirs, à leurs relations pour les couples mixtes, à leur communauté pour les Algériens qui souhaitent une vie en bonne intelligence avec les Français.


L’introduction de deux nouveaux soldats amène un point de vue différent : ils viennent de France et sont plus jeunes que les personnages principaux. Ils ont déjà une appréhension très différente de la situation, pas d’attache à cette terre. L’un d’eux est un militaire de carrière appréciant la rude vie au grand air pendant les manœuvres et les opérations, fréquentant les prostituées et les jeunes femmes peu farouches. L’autre est plus jeune, opposé à cette guerre, découvrant progressivement la réalité des atrocités commises par les deux camps. Ils sont eux aussi le jouet des forces historiques en mouvement.


Arrivé au neuvième tome, le lecteur sait que Jacques Ferrandez ne peut pas le décevoir : des dessins faisant passer l’amour de l’artiste pour les paysages de l’Algérie, des personnages ayant chacun une vie différente, un attachement à l’Algérie façonné par leur milieu d’origine et par leur parcours, incarnant par moment une des communautés, une expérience de l’Histoire à hauteur d’hommes, l’incidence des faits historiques sur ces individus. Dans le même temps, la narration nourrit aussi un vrai roman : le lecteur s’inquiète dès qu’il prend connaissance du titre. Il craint que ce chapitre ne soit fatal à l’un ou à l’autre, qu’ils n’y trouvent leur dernière demeure.





2 commentaires:

  1. "Ce tome se termine à nouveau par une bibliographie listant une vingtaine d’ouvrages d’historiens." - Il y a de quoi devenir un véritable spécialiste en la matière. As-tu décidé donner suite à la BD en en lisant un ?

    "Dans son exploitation viticole dans la campagne algérienne, Noémie veille sur son mari Octave qui est dans le coma, et repense au déroulement de sa vie : son amour pour Paul, le départ de son fils Octave avec une Arabe." - Ça fait beaucoup d'Octave. Te serais-tu emmêlé les pinceaux ou y a-t-il effectivement un Octave père et un Octave fils ?

    "Ou il eut les prendre comme une invitation à poursuivre sa lecture en allant se renseigner sur ces sujets" - Pour ma part, j'ai souvent le réflexe de rechercher de l'information sur la Toile. C'est systématique. Je me méfie parfois des BD historiques parce que je sais qu'elles vont exiger beaucoup de recherches, d'ailleurs, et qu'il faut souvent croiser les sources pour avoir une vue plus objective d'une question.

    "Par exemple, Jacky Tobalem rappelle qu’en 1940, les lois de Vichy ont été appliquées en Algérie." - J'ignorais ce point. Merci de le souligner.

    "Arrivé au neuvième tome, le lecteur sait que Jacques Ferrandez ne peut pas le décevoir" - Voilà une certitude que j'en viendrais presque à envier.

    Sauf erreur de ma part, il y a un doublon entre cet article et le précédent : la dernière planche est la même.

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    1. Je n'ai pas donné suite en lisant un livre : je m'en tiens aux BD.

      Au temps pour moi, j'ai confondu Octave le fils, et Casimir le père. Je suis prêt à faire reposer cette erreur sur le scénariste qui devrait rappeler plus souvent le prénom de ses personnages, mais en fait cette erreur manifeste est en entièrement de mon fait.

      Je me méfie parfois des BD historiques parce que je sais qu'elles vont exiger beaucoup de recherches : à qui le dis-tu !!!

      En 1940, les lois de Vichy ont été appliquées en Algérie : je l'ignorais également, je ne m'étais même jamais posé la question.

      Décidément, je cumule les erreurs ces temps-ci. Il est vrai également que j'ai eu beaucoup de mal à trouver des illustrations pour cette série.

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