jeudi 12 janvier 2023

Ar-Men: L'Enfer des enfers

Le marin rêve face à la mer, le gardien de phare face à la terre.


Ce tome contient une histoire complète indépendante de toute autre. Publié pour la première fois en 2017, il est réalisé par Emmanuel Lepage, scénario, dessins et couleurs. Dans cette édition de 2022, se trouvent un dossier de dix pages, une rédigée par Claude Gendrot sur l’origine du projet, et les autres contenant de somptueuses illustrations préparatoires.


À l’école ou au café, Germain a toujours aimé la table du fond, dos au mur, seul dans son coin. Invisible, il écoutait bruisser les autres. Rien ne pouvait l’atteindre, il se sentait en sécurité. Il a choisi de vivre au fond du monde. Par temps clair, il croit apercevoir la silhouette sombre de la pointe du Raz qui s’avance comme une griffe. Au creux d’abers imprécis, les taches blanches des maisons de pécheurs se confondent avec l’écume qui ruisselle le long de falaises labourées d’entailles. Parfois il distingue la tour de la Vieille, qui semble s’arracher à ces tenailles pour gagner le large. À moins que ce soit la masse du phare de Tévennec, le phare maudit où aucun gardien ne veut vivre. Seule maison-phare en pleine mer, Tévennec est vide depuis des décennies, mais les légendes demeurent. Puis à l’ouest, l’île de Sein résiste aux assauts incessants d’une mer jamais tendre. Maigre échine d’une terre que l’on prétend aujourd’hui engloutie. Et puis un chapelet de roches qui court jusqu’à lui : la chaussée. On dit qu’un navigateur qui la traversait sans l’aide d’un bon pilote de l’île ne devrait son salut qu’à un heureux hasard. Pendant des siècles, les navires se sont fracassés sur ses récifs meurtriers, un cimetière. Le territoire sacré du Bag Noz, le vaisseau fantôme des légendes bretonnes. À la barre œuvre l’Ankou, le valet de la mort. Au bout de cette basse froide, un fût de vingt-neuf mètres émerge des flots, Ar-Men. Il est le phare le plus exposé et le plus difficile d’accès de Bretagne, c’est-à-dire du monde. On le surnomme l’enfer des enfers.



C’est à Ar-Men que Germain s’est posé, adossé à l’océan. Loin de tout conflit, de tout engagement, il est libre. Ici, tout est à sa place… et il est à la sienne. Ce matin, c’est la relève, le pain frais. Pierrick qui est là depuis vingt jours cède sa place à Louis. Dix jours l’un, dix jours avec l’autre. Encore une dizaine pour Germain et il redescendra à Sein, si le temps le permet. Il aimerait parfois qu’on l’oublie là. Il se blottirait dans un coin et ne ferait plus de bruit. Quand Louis monte, ils se saluent à peine. Un bref kenavo à la Velléda, Louis rentre les épaules et dans le phare comme dans une mine. Gardien depuis dix-sept ans, et pourtant il semble surpris chaque fois de l’humidité glacée qui suinte des murs, été comme hiver, accablé de draps rêches, de l’odeur de pétrole qui imprègne tout, et du fracas des vagues. Louis râle. Germain est monté sur la galerie qui fait le tour du fanal au sommet du phare et il se plante sous les rayons du maigre soleil de novembre, à l’abri des lames du vent. Il attend que ça passe. Une fois installé, Louis prépare un repas, steak-frites, et ils écoutent la radio en mangeant : la dissolution de l‘assemblée voulue par le général De Gaulle a eu lieu.


Une marine magnifique en couverture, un titre explicite : le lecteur sait qu’il va séjourner dans ce phare construit à l’extrémité de la chaussée de Sein, entre 1867 et 1881, en mer d’Iroise. S’il a rapidement feuilleté la bande dessinée, il a pu découvrir de magnifiques planches rendant hommage à ce phare classé au titre des monuments historiques en 2017. En effet, le récit s’ouvre par une séquence de cinq pages évoquant un survol en hélicoptère, avec des grandes cases mettant en valeur la mer et son bleu unique, l’extrémité dénudée de l’île de Sein, la maison-phare de Tévennec, l’île de Sein dans une belle perspective donnant à la voir dans toute sa longueur, la chaussée à son extrémité, le vol gracieux d’un oiseau de mer, et un dessin en double page avec la mer et ses vaguelettes, ainsi que le phare au loin dans la partie de droite. Dans la postface de Claude Gendrot, le lecteur apprend qu’Emmanuel Lepage a joué son propre rôle dans le documentaire Les gardiens de nos côtes, réalisé par Herlé Jouon en 2017, et qu’il a été déposé sur Ar-Men, en étant hélitreuillé, vraisemblablement l’origine de ladite séquence d’ouverture. Par la suite, le lecteur trouve tous les plans qu’il attend sur le phare et bien d’autres. Page dix, une vue de la mer en plongée depuis la galerie du sommet du phare. Page treize, Germain se tient sur la galerie de nuit, se découpant en ombre chinoise devant la lumière du fanal. Page quatorze, la silhouette du phare est à demi mangée par la brume de nuit. Page vingt-trois, le phare est lui-même réduit à une ombre chinoise dans la nuit, alors que son faisceau la transperce. Page vingt-cinq, c’est une nuée d’oiseaux de mer qui passe de chaque côté de la lanterne. Page vingt-six un nuage chargé de pluie s’abat sur le phare dans une image saisissante, et en vis-à-vis, ce sont des vagues aussi hautes que le phare qui viennent s’écraser dessus. La mer est présente dans presque toutes les pages, l’artiste y transcrivant les changements de texture, de fluidité, de luminosité en fonction des courants, des tempêtes, de l’heure de la journée. C’est un délice visuel du début à la fin grâce à un artiste à l’évidence amoureux de cette mer, dans cette région.



Séduit par la promesse de séjourner dans ce phare, surnommé l’enfer des enfers, le lecteur ne s’interroge pas trop sur la nature du récit avant d’entamer la bande dessinée, certainement un séjour de plusieurs jours, voire de plusieurs années, en accompagnant un gardien. Cette portion de son horizon d’attente est bien comblée par l’auteur : séjourner dans le phare au quotidien avec Germain, sa relation avec Louis, à la fois quotidienne, à la fois distante, chacun ayant sa chambre à un étage différent, chacun respectant la volonté de solitude de l’autre. Les cases montrent deux hommes normaux, en bonne santé, sans musculature exagérée, sans dramatisation de leurs gestes ou de leurs humeurs. S’il n’y prête pas attention de prime abord, le lecteur finit par prendre conscience qu’en toute discrétion le dessinateur effectue également une, ou plutôt deux reconstitutions historiques : celle de l’époque du récit, c’est-à-dire 1962, et celle des années de construction du phare. Cela peut se voir dans les tenues vestimentaires, dans les outils et les équipements utilisés, ainsi que dans l’état du phare lui-même et les différents navires.


Le lecteur se tient donc aux côtés de Germain et perçoit le phare, ce qu’il représente par ses yeux. Il comprend rapidement que ce personnage a souhaité obtenir cette affection pour jouir du calme qui vient avec l’isolement du phare, la coupure d’avec le monde. En filigrane, il apparaît que d’un côté cet homme a besoin du calme qui vient avec cette vie très réglée dans un espace restreint, celui du phare et le rocher autour, et d’un autre côté il se sent rasséréné par son rôle, assurer le bon fonctionnement de cet équipement pour éviter tout naufrage, et par le besoin d’entretien, de petites tâches de maintenance et de réparation qui ne connaît jamais de fin, qui assure une occupation continue. Il n’y a pas à proprement parler de mystère concernant la jeune fille à qui il raconte la légende de la cité d’Ys le soir, le lecteur ayant tôt fait de comprendre qui elle est et quelle est sa nature. Lorsque Germain lui raconte ladite légende, cela constitue un fil narratif secondaire, venant répondre comme un reflet déformé à la nature du phare. Cela donne lieu à des pages à l’apparence un peu différente, avec une palette de couleurs spécifique pour faire apparaître qu’il s’agit d’un conte, une histoire dans l’histoire. L’engloutissement de la ville agit comme un écho des lames qui viennent recouvrir le phare. La légende a également pour effet d’inscrire le phare dans le folklore breton, la ville d’Ys, mais aussi les marins décédés en mer et l’Ankou.



À partir de la page trente-neuf apparaît un troisième fil narratif qui va prendre plus de place, et passer au premier plan à l’occasion de différentes séquences. Germain a découvert le journal de Moïzez, sous une forme originale, jeune homme ayant participé à la construction du phare, et étant devenu un de ses premiers gardiens. À l’opposé d’un artifice narratif pour remplir un quota de pages imposé, ce journal crée à la fois une profondeur de champ, la longue lignée d’hommes ayant officié comme gardiens de phare, et à la fois son origine même, ou plutôt l’histoire de sa construction, une entreprise humaine sortant de l’ordinaire. Moïzez est un orphelin découvert en tant que nourrisson en 1850, roux qui plus est. Il se porte volontaire pour construire le phare, lorsque que l’ingénieur Paul Joly et son chef viennent s’adresser aux îliens pour les informer du projet et requérir leur aide. L’auteur apporte plusieurs éléments historiques relatifs à ladite construction de 1867 à 1881 : la difficulté de travailler sur un rocher recouvert par la mer la plupart du temps, les risques de tempêtes, le travail en milieu humide, etc. Cette composante du récit est vécue au travers des yeux de Moïzez.


Le lecteur s’attend à séjourner dans le phare et à ressentir le choc d’énormes vagues venant s’écraser dessus, sur toute sa hauteur, comme il a déjà pu le voir sur des photographies spectaculaires. Il découvre un vrai récit, deux hommes devenus gardien pour jouir de la retraite du monde agité, chacun pour leur raison. Il constate dès la première séquence l’amour de l’artiste pour ce coin du monde, pour le phare et pour la mer perpétuellement en mouvement, dans des planches auxquelles il ne manque que l’odeur de sel. Il découvre une bande dessiné généreuse, évoquant avec émotion la construction du phare d’Ar-Men, et l’inscrivant dans les contes et légendes celtes et bretons. Une œuvre touchante imprégnée par les embruns.



3 commentaires:

  1. Ah, une histoire sur les hommes, la mer, et les phares.

    "Au creux d’abers imprécis" - Super, je vais étoffer mon breton.

    "les légendes demeurent" - C'était l'archipel des Glénan, mais ça et l'énumération qui suit me rappellent le tableau qu'en dresse Maurice Leblanc dans "L'Île aux trente cercueils".

    "ce phare construit à l’extrémité de la chaussée de Sein, entre 1867 et 1881, en mer d’Iroise. S’il a rapidement feuilleté la bande dessinée, il a pu découvrir de magnifiques planches rendant hommage à ce phare classé au titre des monuments historiques en 2017." - Je loupe un truc. D'après Wikipédia, le phare en question a été détruit lors d'un bombardement en 1944. C'est donc le phare construit en remplacement qui a été classé, ou je mélange tout ?

    "Il découvre un vrai récit" - Oui, merci pour cet article, d'ailleurs, qui me connecte à un centre d'intérêt récent et plus précisément au phare des Baleines, que j'ai vu récemment (mais que nous n'avons pas pu visiter).

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    1. Destruction en 1944 : si je lis bien, il s'agit d'un autre phare.

      Le phare de Goulenez (Ile de Sein - Bretagne). Situé sur la partie extrême occidentale de l’ile de Sein, construit en 1950, il succède au premier phare construit en 1839 et démoli en 1944 lors de la Seconde Guerre mondiale. Mesurant 51 mètres, il compte 360 marches. Aujourd’hui, il produit de l’eau potable et de l’électricité pour l’ensemble de l’ile. Numéro 3/10 dans l'article ci-dessous, le phare d'Ar-Men étant présenté en 1/10.

      https://www.mensup.fr/photo/a,9052,les-phares-de-lextrme.html

      Le phare Ar-Men (article wikipedia) - Le phare d'Ar-Men (Ar Men signifiant « le rocher » ou « la pierre » en breton) est un phare en mer construit entre 1867 et 1881 à l'extrémité de la chaussée de Sein, à la pointe ouest de la Bretagne. Il a été inscrit monument historique par arrêté du 31 décembre 2015. Sur proposition de la Commission nationale des monuments historiques, la ministre de la culture et de la communication a, le 20 avril 2017, classé au titre des monuments historiques le phare d'Ar-Men

      https://fr.wikipedia.org/wiki/Phare_d%27Ar-Men

      Le phare des Baleines : nous avons passé une semaine avec mon épouse, sur l'île de Ré. J'ai pu monter au sommet : c'était une période creuse (février 2022), il n'y avait qu'une demi-douzaine de personnes dans le phare.

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