lundi 30 janvier 2023

25 images de la passion d'un homme

Les images se succèdent comme des coups de poing.


Ce tome contient les vingt-cinq images formant une histoire complète, parue pour la première fois en 1918. Ce récit dépourvu de mot a été réalisé par Frans Masereel (1889-1972), sous forme d’une série de bois gravés. Ce créateur était un artiste engagé, humaniste, libertaire, pacifiste et antimilitariste. Cet ouvrage commence par une préface de deux pages, écrite par Thomas Ott, un auteur suisse de bande dessinée. Après l’histoire, se trouvent une postface de Martin de Halleux évoquant la conservation de ces vingt-cinq blocs de bois gravés, et leur redécouverte, intacts, en 1999, puis un commentaire de sept pages, écrit par Samuel Dégardin, contextualisant l’œuvre, co-auteur de l’ouvrage Frans Masereel : L'empreinte du monde (2018) avec Joris van Parys. Vient ensuite le récit Passion Moderne (1918), composé de neuf dessins réalisés à l’encre avec un pinceau. Le tome se termine avec une biographie en quatre pages.


Un. Dans une pièce plongée dans l’obscurité, une femme appuie son dos sur la table en bois derrière elle. Il n’y a que deux chaises vides de l’autre côté de la table. Cette femme se tient le ventre, prise par les douleurs des contractions. Elle va enfanter là, sans aucune aide, sans aucun soin. Deux. Le bébé est âgé de quelques semaines à peine. La femme le tient dans ses bras. Elle vient de sortir de son logement, dans la rue, houspillé par les propriétaires qui la mettent dehors. Sur le perron d’à côté, les voisins regardent la scène, sans intervenir, sans proposer leur aide. Il n’y a pas de père. La jeune mère se retrouve à la rue. Sans ressource. Trois. À l’abri des regards, derrière une palissade de bois, dans un terrain vague, elle donne le sein à son enfant, sans logement, sans rien d’autre en sa possession que ses vêtements. Quatre. Les années ont passé : ce fils est encore un jeune garçon, toujours dans le dénuement. Il est vêtu pauvrement et se tient là debout dans un terrain vague, immobile. Une demi-douzaine d’enfants qui viennent de sortir de l’école se sont attroupés autour de lui. Ils portent tous leur uniforme et tiennent leur cartable. L’un d’eux s’amuse à uriner sur le pauvre garçon, les autres riant autour. Un peu plus loin, sur le trottoir, le long d’un mur aveugle d’usine, sa mère est en train de négocier le prix d’une passe avec un ouvrier.



Cinq. Le garçon a maintenant une dizaine d’années. Sa mère l’a quitté. Il est employé dans un atelier de fabrication de cercueils. Il porte des charges lourdes pour son âge, travaillant sous la surveillance de adultes masculins qui ne lui portent aucune affection. Six. Il est maintenant un jeune adolescent et son employeur le renvoie : il le rejette littéralement à la rue avec un grand coup de pied dans le derrière. Un peu plus loin dans la rue, une femme est en train de chasser un chien de chez elle, à grands coups de balai. Encore un peu plus loin, un homme titube sur le trottoir, ivre, perdant l’équilibre à force de gesticulations. Sept. Le jeune adolescent se retrouve à la rue, dans l’indifférence totale de la foule et de la circulation.


Il y a plusieurs possibilités pour envisager cette œuvre. Pour commencer elle a été réalisée par un artiste consacré. La consultation d’une encyclopédie en ligne permet d’en apprendre plus : professeur à Sarrebruck de 1947 à 1951, exposition en 1948, créations de décors et de costumes pour des pièces de théâtre, prix d'art graphique à la biennale de Venise en 1951, travail et exposition en commun avec Pablo Picasso entre 1952 et 1954, nommé membre de l'Académie Royale des Sciences, des Lettres et des Beaux-Arts de Belgique. En outre, cette histoire sans parole a été réalisée sur des blocs de bois, par xylographie. C’est la première à être publiée et diffusée comme un roman, d’autres suivront Mon livre d’heures (1919, 167 bois), Le soleil (1919, 63 bois), Idée sa naissance sa vie sa mort (1920, 83 bois), Histoire sans paroles (1920, 60 bois), La ville (1926, 100 bois), etc. Il est également renommé en tant que peintre. Cette postérité peut influencer le lecteur dans sa manière de considérer cette œuvre, en la parant d’une forme de légitimité a priori. Sa biographie le présente également comme un artiste engagé : participation à la revue de la Jeunesse communiste allemande, compagnon de route du parti communiste, pacifiste. Le lecteur en prend vite conscience dès les premières planches de cette passion dans laquelle un homme est destiné à vivre une vie de souffrances, une passion qui évoque celle du Christ.



Le titre annonçant la brièveté du récit, le lecteur anticipe la rapidité du récit. Dans le même temps, il a peut-être idée que cet artiste a influencé américain Lynd Ward (1905-1985, L’éclaireur) et qu’il a été cité par Clifford Harper, Will Eisner (1917-2005), Eric Drooker et Art Spiegelman. De fait la lecture s’avère très facile et effectivement très rapide. Les dessins se comprennent au premier coup d’œil, ainsi que ce qu’ils racontent. Le lecteur n’éprouve aucune difficulté à expliciter mentalement l’enchaînement d’une page à l’autre, quelle que soit la durée de l’ellipse temporelle entre les deux. Conscient de la technique de xylographie utilisée, il comprend que cela aboutit à l’apparence qui peut être considérée fruste des images, mais cela n’obère en rien leur expressivité. Il peut commencer à les considérer une par une, comme des compositions épatantes par leur concision et en même temps tout ce qu’elles racontent. Avec la première, il capte tout de suite le dénuement dans lequel vit la jeune femme, son accouchement imminent, la douleur des contractions. Dans la seconde, il ressent un sentiment d’injustice profond en voyant qu’elle se retrouve à la rue, tout en projetant par automatisme la motivation purement économique du propriétaire. L’éditeur a repris la dix-septième planche pour en faire la couverture de l’ouvrage. Le lecteur a bien conscience du stade de la vie auquel est arrivé le protagoniste, maintenant un jeune adulte. Il n’y a aucun doute possible sur le fait qu’il est en train de réfléchir en se promenant dans les bois, à sa condition dans la vie, à la direction qu’il souhaite lui faire prendre.


Le fort contraste du noir & blanc, ainsi que l’absence de mot peut amener le lecteur à rapprocher ce mode de narration de celui de Frank Miller dans Sin City, en particulier pour l’histoire Silent Night, elle aussi sans parole, elle aussi racontée par une succession de dessins en pleine page, en noir & blanc avec un fort contraste. Rétrospectivement, il devient très troublant de se dire que Frans Masereel (mêmes initiales FM) avait déjà réalisé un récit aussi ambitieux en 1918. Le noir & blanc permet également quelques effets expressionnistes, à la fois pour la pression sociétale qui pèse sur cet homme, à la fois pour son ressenti qui pare son entourage de noirceur. Le lecteur se retrouve fort impressionné à chaque passage d’une page à l’autre : le créateur maîtrise l’art de l’ellipse à un niveau expert. L’œuvre tient la promesse du titre : une vie en vingt-cinq images, de sa naissance à sa mort, avec un esprit de concision pénétrante encore plus saisissant que celui de Gilbert Hernandez dans Julio’s day (2013) où il racontait la vie d’un homme, également de sa naissance à sa mort à l’âge de cent ans, en cent pages. L’ambition de l’auteur va au-delà de montrer la vie d’un prolétaire, d’un ouvrier exploité jusqu’à la mort.



Chaque page apporte une information sur la condition sociale du protagoniste, sur sa pauvreté. Le lecteur suit donc une vie qui se déroule dans un climat économique très précis, avec des marqueurs et des conséquences bien visibles. En outre, le protagoniste ne se contente pas de subir : il décide de se rebeller contre cet ordre établi inique, et d’entraîner avec lui des camarades. L’histoire raconte également un éveil politique et militant. Une fois l’histoire terminée, le lecteur se lance dans l’analyse qu’en propose Samuel Dégardin comprenant trois parties : Grève et paix, Passion, Révélation. Il commence par raconter une grève ouvrière en 1917 dans une usine d’armement de Firminy, près de Saint-Étienne. Il explique ensuite que Frans Masereel a suivi de près ces grèves qui ont fait trembler les industriels ligériens et leurs bénéfices. En seulement vingt-cinq images, l’auteur raconte la vie d’un homme, fait apparaître les conditions de vie du prolétariat à cette époque, et montre un homme prendre conscience de cette inégalité systémique économique et se révolter contre cette exploitation où les ouvriers donnent littéralement leur vie au profit des propriétaires des moyens de production.


À la fin, le lecteur ne se pose plus la question de savoir s’il s’agit ou non d’une bande dessinée. Au fur et à mesure de la création d’œuvres expérimentales dans ce mode d’expression, il devient de plus en plus difficile de le définir par des caractéristiques précises. En outre, cette question apparaît dénuée d’intérêt : peu importe de savoir si une succession d’images, à raison d’une par page, est plus une collection d’illustrations ou une narration séquentielle. Le fait est que certaines expérimentations de bédéistes de la fin du vingtième siècle ou du début du vingt-et-unième reprennent exactement cette forme, et que Frans Masereel se montre un conteur remarquable, avec une réelle ambition, et un point de vue d’auteur. Peu importe la brièveté de l’œuvre : l’histoire émeut le lecteur et lui présente une réflexion sur l’exploitation de l’être humain par l’être humain dans un système capitaliste, avec une acuité aussi moderne que toujours aussi pertinente.



10 commentaires:

  1. Pour lire ce roman graphique :

    https://theanarchistlibrary.org/library/frans-masereel-25-images-of-a-man-s-passion

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  2. Magnifique article d'une oeuvre dont je n'avais même pas idée de son existence. Grâce à toi j'ai pu la lire en ligne et c'est en effet extrêmement fort (j'ai tout de suite pensé à Là où vont nos pères), avec une modernité incroyable. J'ai déjà vu des illustrations d'époque où le trait m'évoque Blutch ou d'autres auteurs contemporains. Merci donc pour tout ça, tu cites pas mal d'auteurs et oeuvres qui me sont inconnues, en tout cas c'est une lecture incroyable.

    J'ai quelques tomes de Thomas Ott qui lui aussi travaille sur du bois :
    https://www.bedetheque.com/serie-8175-BD-Bete-a-cinq-doigts.html
    https://www.bedetheque.com/serie-11821-BD-Cinema-Panopticum.html
    https://www.bedetheque.com/serie-8171-BD-Douane.html
    https://www.bedetheque.com/serie-17705-BD-73304-23-4153-6-96-8.html

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    1. Si tout se passe comme prévu, il devrait y avoir un article sur une BD de Thomas Ott sur le site, la semaine prochaine : La forêt, un exercice de style à la manière de 25 images de la passion d'un homme.

      Le très beau coffret de L'éclaireur (de Lynd Ward, dans une magnifique édition de Monsieur Toussaint Louverture) m'attend dans ma pile de lecture.

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    2. Je ne connais pas tout ça, merci pour les infos !

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    3. L'édition de Monsieur Toussaint Louverture :
      https://www.amazon.fr/LEclaireur-R%C3%A9cits-Grav%C3%A9s-Lynd-Ward/dp/B08BWBHKW9/ref=cm_cr_srp_d_product_top?ie=UTF8

      Lynd Ward :
      https://fr.wikipedia.org/wiki/Lynd_Ward

      J'ai soumis le présent article à Bruce ; je ne sais pas s'il le choisira pour le publier.

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    4. Pour être complet, j'ai découvert l'existence de ce récit en lisant La réparation, de Nina Bunjevac, un exercice de style en 25 pages à la manière de Frans Masereel :

      https://les-bd-de-presence.blogspot.com/2022/12/la-reparation.html

      L'édition des récits de Lynd Ward par Monsieur Toussaint Louverture a gagné un prix au festival d'Angoulême : le Fauve du Patrimoine, FIBD 2021.

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  3. Masereel - Je n'avais jamais entendu parler de Masereel, mais la première fois que j'ai lu son prénom et son nom, je me suis dit qu'il y avait là une consonnance flamande, éventuellement néerlandaise. Je ne me suis pas trompé. Néanmoins, assez curieusement (ou pas), je ne trouve pas beaucoup d'échos de son art ou de sa vie du côté flamand.

    "cette histoire sans parole a été réalisée sur des blocs de bois" - Alors là, j'aimerais beaucoup assister à la "fabrication" de ces blocs. Mais au fait, par "blocs", je suppose que tu veux dire "planches" ou "panneaux" sur lesquels l'artiste passe ensuite une épaisse couche de couleur noire avant "l'impression" ?

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    1. Juste pour ma curiosité : as-tu tenté cette lecture ?

      Le lien que j'avais mis en premier commentaire 100% légal :
      https://theanarchistlibrary.org/library/frans-masereel-25-images-of-a-man-s-passion

      La xylographie en images

      https://www.youtube.com/watch?v=f4wSwBPlR4g
      https://www.youtube.com/watch?v=wYGnUsL7cgY

      Dans la 1ère image en haut à gauche, tu peux vois Masereel au travail sur un bloc de bois.
      http://masereel.org/fr/maison/

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    2. Oui, je l'ai tentée - et je ne suis pas peu fier de t'informer que j'ai même abouti dans ma tentative ! 😁

      Merci beaucoup pour les liens sur la xylographie ; c'est très intéressant... et impressionnant !

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    3. Bravo pour la réussite (je n'en ai jamais douté). 😀

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