mercredi 7 décembre 2022

Capricorne T19 Terminus

Les dictatures sont fragiles. Les démocraties aussi. La sagesse réside dans l’individu.


Ce tome fait suite à Capricorne T18 Zarkan (2014) qu'il faut avoir lu avant. Il est recommandé d'avoir commencé par le premier tome pour comprendre toutes les péripéties. Sa première parution date de 2015 et il compte 46 planches de bande dessinée. Il a été réalisé par Andreas Martens pour le scénario, les dessins et les couleurs. Il a été réédité en noir & blanc dans Intégrale Capricorne - Tome 4 qui regroupe les tomes 15 à 20, c’est-à-dire le quatrième et dernier cycle.


Quelque part sur le globe, l’homme aux mains tatouées termine sa chute volontaire depuis un avion en s’enfonçant dans l’océan. Il descend jusqu’à se retrouver au-dessus du fond marin, avec cette matière incandescente. Il entend la voix de Dahmaloch lui indiquant qu’il est las de l’attendre, las d’être. L’homme aux mains tatouées s’enfonce complètement dans cette matière étrange. Dans le spacieux salon luxueux du 701 Seventh avenue, Astor et Zarkan dialoguent, chacun dans une langue différente incompréhensible. Fay O’Mara explique à Capricorne qu’ils ont entamé un dialogue cérébral. Astor accède à sa bibliothèque mentale afin d’en trouver des correspondances avec les formules que Zarkan puise dans son propre vaste savoir. C’est fascinant. Elle serait bien incapable de noter ce qu’ils disent. Elle essaye de décrire la scène du mieux possible, car elle n’a jamais vu quelque chose de comparable. Capricorne se déclare curieux de connaître le résultat de leur conversation. Dans les fonds marins, Dahmaloch dit que bientôt il n’existera plus, ni l’homme aux mains tatouées : ils ne feront plus qu’un comme avant.



Il y a bien longtemps de ça, un prêtre muni d’une dague, dans un temple : il s’avance vers un creuset dans une table de pierre et il abat la lame dans une matière incandescente. Quelque part il se forme un cube parcouru de figures géométriques. Un volcan entre en éruption. Un fou furieux fanatique a séparé Dahmaloch et l’homme aux mains tatouées, faisant du premier un être démoniaque et du second un simple humain. Astor et Zarkan sont arrivés au terme de leur discussion ésotérique. Ils relatent leurs conclusions à Fay O’Mara et Capricorne. Ils ont analysé les notes que Zarkan a prises chez le passager, et les ont comparées avec certains grimoires dans la bibliothèque d’Astor. C’est inquiétant ! Les machines du Passager, dont il a volé les composants dans un vaisseau intersidéral échoué, ces machines font partie d’un ensemble plus vaste. Un système complexe qui devait servir à guider le vaisseau à travers le cosmos, soit à franchir des portes, réelles ou mystiques. Ou les deux, ou alors aucune de ces fonctions, mais quelque chose d’encore plus subtil qu’il leur est impossible à imaginer. Plus étrange encore : les pierres d’apocalypse jouent un rôle actif dans cette structure compliquée. Ils savent qu’elles ouvrent des passages vers d’autres dimensions.


Avant dernier tome de la série : il est temps que les révélations pleuvent, que les dernières pièces du puzzle donnent un sens à toutes celles qui les entourent, aux motifs qu’elles forment, et qu’une résolution claire se profile nettement. C’est exactement ça : cela devenait apparent dans le tome précédent et ça l’est tout autant dans celui-ci. L’auteur ne change rien à sa manière de raconter : des aventures, avec des personnages hauts en couleur occupant le devant de la scène. Capricorne et Astor progressent dans leur enquête, trouvant un indice significatif après l’autre, et bénéficient des déductions de personnages secondaires comme Zarkan et Astor, ainsi que du travail accompli précédemment par Fay O’Mara. D’un côté le lecteur suit ces héros, de l’autre des séquences en alternance montrent tout d’abord l’esprit de Dahmaloch et l’homme aux mains tatouées, puis le Passager toujours aussi plein de ressources. Chaque scène apporte un élément nouveau qui vient s’emboîter parfaitement. Ainsi le lecteur apprend ce qu’il advient finalement de Dahmaloch et de l’homme aux mains tatouées, mais aussi comment ils sont apparus, lors de la scène avec le prêtre et sa dague. La discussion sibylline entre Zarkan et Astor aboutit à un exposé très vivant d’une page mêlant rappels sur des faits passés, et nouvel éclairage grâce à une connaissance ou une information complémentaire. Du grand art. En fait, en terminant la dernière page, le lecteur a du mal à croire qu’il en a appris autant en un seul tome, qu’il ne reste plus qu’un épilogue.



Revoir l’action au ralenti : tout commence sous l’océan, comme dans ce passage hallucinant du tome quatre, en continuité avec l’expédition du tome dix-sept. Dès la première planche, le lecteur découvre un découpage de planche qui refuse les automatismes plan-plan : deux cases de la hauteur de la page pour attester de la durée de la descente de l’homme aux mains tatouées dans les profondeurs, puis trois cases triangulaires en éventail pour montrer que la chute se ralentit jusqu’à ce que l’individu se stabilise et enfin deux cases en hauteur pour pénétrer dans la matière incandescente. Dans ce tome, l’artiste ne s’impose pas une contrainte systématique, comme les très gros plans du tome seize, il repasse dans un mode où chaque page est construite en fonction des événements de la séquence. Même sans effort conscient, le lecteur ressent l’effet narratif correspondant. Des cases de la largeur de la page en planche 6, alors que Astor et Zarkan complètent les phrases de l’un et l’autre d’un bout à l’autre de la case. Des cases de plus en plus petites dans la partie supérieure gauche de la planche 11 pour montrer la progression de plus en plus précautionneuse au sein du bâtiment des Mentors. Plus loin, une structure entremêlant des cases montrant les pièces du quartier général du Passager, et d’autres ne montrant que ses yeux pour indiquer qu’il examine chaque recoin à la recherche d’indices sur ses visiteurs indésirables. Un cadrage de plus en plus proche sur le Passager, alors qu’il progresse dans un couloir de plus en plus étroit. Une succession de cinq cases en décalées en planche 23, des très gros plans sur le visage du Passager à des moments différents de sa vie, à la fois pour indiquer qu’il s’agit du même individu, à la fois pour mettre en lumière ses changements. Une case hallucinante occupant les deux tiers de la planche 27 avec une vue plongeant selon un angle incliné montrant Astor et Zarkan au milieu d’un tourbillon d’inscriptions dans une langue inconnue formant comme un mur cylindrique. Un plan fixe en planche 45, montrant plusieurs cartes du destin se consumer en tombant par terre.


Comme dans le tome précédent, le lecteur espère ne pas être perdu en cours de route, et comme dans le tome précédent, tout se passe bien. D’un côté, le scénariste fait référence à des éléments de tomes passés, et même de ceux de la série Rork ; d’un autre côté, chaque élément présente des particularités qui permettent de le replacer et de s’en souvenir facilement. Par exemple, il n’éprouve aucune difficulté à reconnaître Duncan Onslow et Gordon Drake. Il en va de même pour Holbrook Byble, personnage pourtant laissé de côté à la fin du premier cycle qui s’arrête au tome cinq. Après la vie de Brent Parris dans le tome précédent, c’est au tour de celle du Passager dont les derniers événements encore inconnus sont racontés. La relation entre Dahmaloch et l’homme aux mains tatouées est confirmée et dite de manière explicite : ainsi donc, c’était ça. Le Passager ne maîtrise pas la technologie extraterrestre qu’il a cannibalisée : c’était sous-jacent dans le tome précédent, c’est maintenant patent. Ainsi donc voici comment le Passager a instrumentalisé Brent Parris. D’une certaine manière, ces révélations distillées tout au long de ce tome enjoignent le lecteur à une se montrer participatif, à formuler par lui-même la conséquence de ce qui est dit, ou à faire la démarche en sens inverse pour rétablir le lien de cause à effet avec un événement antérieur. Une fois dans cet état d’esprit, il est entièrement à la merci du narrateur pour la révélation monumentale en planches 40 & 41. Son cerveau est lancé et il continue dans la foulée : énorme et imparable.



Comme avec le tome précédent, le lecteur est complètement investi dans l’aventure et dans l’intrigue, sans arrière-pensée quant à un éventuel deuxième niveau de lecture, encore moins un troisième. Après coup, il peut se livrer à des supputations sur des liens avec l’expérience d’une réalité normale et quotidienne, même s’ils n’apparaissent pas de manière évidente. L’auteur a réussi ce pari peu évident d’une histoire au premier degré, satisfaisante pour elle-même. Il est possible de voir dans le dialogue initial d’Astor et Zakan dans deux langues différentes, la force de la communication entre deux personnes travaillant de concert, de voir dans l’acte du prêtre la bêtise de l’individu qui ne comprend pas ce qu’il fait, dans le coût du don de guérison de l’homme aux mains tatouées une métaphore de l’investissement nécessaire pour former un médecin, dans l’étroitesse des passages à franchir entre deux murs, le fait que la vie de l’individu est toute tracée et qu’il n’a d’autre choix que celui d’avancer. Ce dernier point étant d’autant plus savoureux quand Capricorne met les trois vielles femmes, peut-être les Nornes, des personnes sensées connaître le futur, à la porte de la librairie de Byble. Mais qu’importe…


Terminus : le titre est clair, et cela fait plusieurs tomes qu’un personnage, différent à chaque fois, prononce ce mot comme une prophétie, une annonce. La narration est impeccable, que ce soit sur le plan visuel, ou sur le plan de la structure du récit. Andreas pose quelques pièces supplémentaires du puzzle et les autres déjà présentes autour prennent tout leur sens. Le lecteur jouit de l’histoire au premier degré, comme un enfant, sans arrière-pensée, tout à son plaisir. Et il reste un tome… Et le chat dans tout ça ?



6 commentaires:

  1. Voir ton enthousiasme aussi loin dans la série me réchauffe le coeur. Merci pour cette chronique limpide et clairvoyante.

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    1. Je t'en prie : c'est un juste retour des choses puisque ton propre article a cristallisé mon envie de reprendre cette série et d'aller jusqu'au bout. Tel que c'est parti, je devrais lire le dernier tome pendant les fêtes.

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  2. A la fin de ce tome, j'ai fatalement rouvert le premier : je ne m'étais pas rendu compte de l'évolution du trait de Andreas, il est pourtant évident lorsque les deux tomes sont mis côte à côte. Dans le premier, on est encore proche du style de Rork tel que dans le tome 3 environ. Par hasard, je découvre que le terme Terminus est déjà dit dès le tome 1, par Azakov. Je ne sais pas du tout si la théorie que j'ai pu lire en commentaire de la chronique de du9 sur le tome 13 est juste : les premières lettres des patronymes des gens qui prononcent ce mot, mises bout à bout, forment EMNORST, ce qui est l'anagramme de mentors. J'ai presque peur de tout reparcourir pour renoter ces noms...

    Enfin tu ne peux pas le savoir mais la couverture de ce tome a une double impression : lisse pour le noir, rugueuse pour le chat (sur bedetheque ils disent : Couverture avec vernis sélectif (sur le dessin du chat).)

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    1. Je reconnais m'être montré un peu fainéant : je ne me suis pas montré curieux concernant l'évolution du dessin d'Andreas. Je me suis juste fait la remarque que l'influence de Bernie Wrightson ne se ressent pas au-delà des premiers tomes.

      Terminus : je n'y avais pas prêté attention, et les forums semblent indiquer qu'un personnage par tome prononce ce mot. Une nouvelle preuve de la rigueur et de la planification d'Andreas sur cette série.

      Effectivement, j'ignorais cette caractéristique au vernis sélectif pour la couverture.

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  3. "Avant dernier tome de la série : il est temps que les révélations pleuvent" - C'est ce qui rend ces tomes-là particulièrement excitants, parfois plus que les derniers.

    À part la toute dernière planche que tu proposes en extrait et que je trouve étonnante, je suis un peu moins bluffé par les autres. En soi, cela ne veut rien dire, puisque je n'ai pas l'album sous la main pour le feuilleter. Mais ton enthousiasme transpire de façon nette dans ton cinquième paragraphe.

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    1. Il est temps que les révélations pleuvent : je trouve cet exercice périlleux, entre le risque d'avoir un exposé à la Hercule Poirot en fin d'enquête, avec tout le monde rassemblé dans la même pièce et un exposé artificiel, ou aussi le risque d'avoir des explications qui ne fassent pas honneur aux mystères. Dans le cas présent, Andreas fait preuve de la même élégance que dans les tomes précédents.

      Les planches : dans ce tome, Andreas ne se fixe pas de contraintes formelles aussi patentes que dans les précédents. Pour autant, à mes yeux, sa maîtrise est tout aussi remarquable. Dans la 1ère planche de l'article, les cases bisotées fonctionnent parfaitement pour passer du mouvement de descente à partie de la surface, à l'arrivée au fond de l'océan.Sur la 2ème, j'aime moins les cases de la largeur de la page, avec les têtes en alternance à gauche et à droite, en revanche la vue générale du salon à hauteur de tapis donne lieu à une case à la largeur remarquable. J'aime également beaucoup les ellipses dans la page avec le sacrifice, et l'alternance entre les deux actions.

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