jeudi 6 octobre 2022

Molly West T01 Le Diable en jupons

Ça aide de penser à quelque chose qui met très en colère.


Ce tome est le premier d’une série indépendante de toute autre, publié en 2022. Le scénario est de Philippe Charlot, les dessins de Xavier Fourquemin, et la mise en couleurs a été réalisée par Chiara Zeppegno. Cette bande dessinée comporte quarante-six planches.


Quelques temps après la fin de la guerre de Sécession, au Texas, un cadavre a été pendu à un arbre. Un jeune garçon nu-pied court vers le corps ballant, et il s’escrime à essayer de lui enlever sa botte. Un cavalier passe tranquillement lui suggérant de lui laisser ses bottes : question de dignité. Un homme sans ses bottes, c’est plus un homme. Arti répond que justement, c’est plus un homme, c’est un bout de bidoche. Sur le perron d’une maison voisine, Isabelle Talbot lit le titre du livre que lui tend une femme âgée qui fume le cigare : La fiancée du cowboy, de Jon C. Prime. Elle répond ensuite à la question qui lui est posée : elle a pratiqué l’équitation pendant de nombreuses années. Elle jette un coup d’œil rapide au garçon qui est parvenu à récupérer les bottes et qui les enfile. La vielle dame continue : on ne voit pas de trucs comme ça dans le nord, n’est-ce pas ? Elle explique : un jeune homme de la ville, il a mal choisi son camp pendant la guerre et a commis l’erreur de revenir ici un peu trop tôt. Les habitants ne l’enterrent pas tout de suite : ils en profitent un peu d’abord. C’est quand même un enfant du pays. Elle revient à l’entretien : Isabelle Talbot va faire l’affaire.



Le boulot : l’idée n’est pas de la dame âgée, mais du major Hood, un grand monsieur, son fils. Avec des hommes comme lui aux commandes, les texans ne seraient pas à la merci des états du nord. Les plantations ne manqueraient pas de main d’œuvre, et les routes ne seraient pas encombrées de gens de couleur, livrés à eux-mêmes. Elle revient au travail à effectuer : le prédécesseur d’Isabelle mettait deux bonnes semaines, à elle il en faudra trois ou quatre. Celle d’avant était une idiote : elle s’est fait engrosser par un fermier. Il s’agit de convoyer et de livrer un chargement de livres à travers plusieurs villes et fermes, sans oublier Lajitas qui est la dernière étape. Le major Hood y tient particulièrement. À la frontière mexicaine, ils n’ont pas souvent de visite, ce serait dommage de les en priver. Elle vérifie ensuite que la nouvelle est bien armée : c’est le cas, un petit pistolet dans un holster attaché à la cheville. De son côté, Arti a bien repéré la jeune femme : il a tout de suite su que cette femme tombait du ciel, un ange, et quand on croise un ange, on s’y attache. Le lendemain, Isabelle Talbot est prête à partir, avec un cheval, et une carriole remplie de livres, tirée par un autre cheval. Avant de se mettre en route, elle donne une pièce à un afro-américain qui erre dans la rue. Il lui dit que le bâtiment qu’elle regarde, c’est l’ancienne banque, elle a brûlée il y a quelques années. Elle commence son voyage : dans ce milieu sauvage elle détonne par ses manières. Le soir venu, elle s’arrête, enlève sa selle, détache et les chevaux et tire nerveusement sur une araignée. Elle découvre un passager clandestin : Arti, dans le grand coffre à livres.


Un dessin de couverture plutôt Aventure, avec un soupçon d’exagération qui évoque une publication pour la jeunesse, et des couleurs un chaude, très agréables à l’œil. Une femme avec une carabine, un jeune garçon : voilà qui promet une aventure évoquant des héroïnes tout public, même si le texte de la quatrième de couverture (avec une petite erreur sur le verbe Dénoter, au lieu de Détonner) mentionne un passé rempli de souffrance. La première page confirme le plaisir de l’œil pour les couleurs, avec une palette mettant à profit les possibilités de dégradés, mais aussi sachant rester dans des teintes limitées sans s’éparpiller, avec des effets d’ombrage étudiés. Le langage corporel du jeune garçon s’avère un petit peu exagéré, ainsi que ses expressions de sa jeunesse, entre l’entrain normal de son âge et les conventions d’une bande dessinée discrètement humoristique. Dans le même temps, le récitatif semble comme en décalage. Il évoque les soldats morts pendant la guerre de sécession (1861-1865) et l’impossibilité d’un monde parfait même après la victoire des nordistes. L’activité du garçon est de dépouiller un cadavre pendu, ce qui renvoie à la fois à une justice expéditive et au dénuement de l’enfant. L’échange entre le garçon et le cavalier atteste d’une forme de cynisme de l’enfant qui semble avoir l’habitude de voir des cadavres et qui le qualifie de bidoche, et la réponse du cavalier signifie que ce dernier a abandonné ses principes de dignité, comme s’ils ne pouvaient plus s’appliquer dans la réalité de cette époque.



De fait, le récit continue dans ce dosage où une composante peut l’emporter sur l’autre le temps d’une scène, et l’inverse à la suivante. Il ne faut pas beaucoup de temps au lecteur pour s’accommoder de cette alliance inattendue entre narration visuelle tout public, agréable à l’œil, et ce propos parfois cruel, parfois immoral. Le premier cartouche de texte permet de situer l’action : au Texas, peu de temps après la fin de la guerre de Sécession, c’est-à-dire dans la deuxième moitié des années 1860. Les dessins tout public laissent planer l’incertitude sur la qualité de la reconstitution historique, sur les éléments Far West plus ou moins simplifiés. Il faut quelques pages au lecteur pour se faire une idée sur ce point en particulier. Dans la première case, la disposition des habitations vis-à-vis de l’arbre au pendu semble un peu trop ouverte par rapport à la grande rue habituelle des petites villes de Western. À partir de la page deux, les décors se font plus consistants : la maison de madame Hood, les maisons contigües, l’intérieur du magasin général, la façade ravagée par le feu de la banque, l’hôtel-saloon, le bureau du shérif de la ville suivante et sa cellule attenante, la salle d’audience pour le jugement, le gibet avec sa trappe, la petite maison isolée du fermier, avec à chaque fois un mobilier adapté, essentiellement à base de planches brutes.


La mission d’Isabelle Talbot l’amène donc à chevaucher doucement, au rythme du chariot tiré par un autre cheval, à travers des étendues sauvages. Là aussi, l’artiste sait donner corps à ces environnements, les rendre palpables et plausibles : le grand chemin de terre, les formations rocheuses, la forêt clairsemée et sa pénombre assez légère à la clarté du feu de camp, la gorge au fond de laquelle un coyote se défend contre des vautours, le cours d’eau plus rapide qu’il n’y paraît qu’il faut traverser à cheval, etc. De même, le lecteur apprécie le soin apporté aux détails des vêtements de Molly, d’Artie, du mexicain Diego, des différents habitants du cowboy tout juste de retour de longues journées à chevaucher au juge dans son habit officiel. Chaque personnage présente une apparence singulière, permettant de l’identifier au premier coup d’œil. Le lecteur se retrouve vite sous le charme d’Isabelle Talbot, avec sa robe ample, son gilet strict, son chemisier dont le col remonte haut sur le cou, ses gants blancs, et ses cheveux bien attachés. Il sourit quand elle remonte un petit peu le bas de sa jupe pour découvrir sa bottine, et juste au-dessus le holster qui abrite un petit revolver. Les auteurs ne la transforment pas en objet du désir : elle ne se retrouve nue que dans deux cases chastes quand elle prend un bain interrompu par l’irruption d’une araignée dont elle a la phobie, dans des images très chastes. Le jeune garçon est tout aussi bien croqué, le dessinateur le représentant comme un individu de son âge, avec des mimiques un peu plus expressives, des gestes plus vifs. En suivant Molly, le lecteur croise de nombreux mâles, chacun avec leur gueule, leur expression, leur posture en cohérence avec leur âge et leur position sociale.



Le scénariste raconte une histoire au premier degré, avec une intrigue bien troussée : une mission de distribution de livres pour apporter la culture dans des coins reculés, mais une remarque de madame Hood ne laisse planer au coup doute pour le lecteur, qu’il y a une entourloupe, vraisemblablement de nature illégale. Le lecteur se retrouve accroché par ce suspense. Consciemment ou non, il se fait également la remarque qu’il s’agit de l’aventure d’une héroïne, et qu’elle est écrite et dessinée par des hommes. En fonction de sa sensibilité, il peut esquisser une grimace quand elle est sauvée par un homme, d’abord en traversant le fleuve plus impétueux que prévu, puis quand elle se retrouve avec la corde au cou. Toutefois, cette impression ne reste pas car le caractère d’Isabelle Talbot se développe par petites touches, pour en faire un personnage qui n’a rien d’une victime, ou d’une femme soumise, encore moins d’une personne réductible à une demoiselle en détresse à sauver. D’autant plus que la scène avec la récupération des bottes sur un cadavre n’est pas un mauvais dosage ou un passage raté. Par la suite, la situation d’un afro-américain errant dans la rue de Kerrville met en évidence que l’abolition de l’esclavage n’a pas mis tous les citoyens sur un pied d’égalité. Il se retrouve sans emploi et sans ressource, dans une ville où personne ne souhaite sa présence, encore moins lui proposer un emploi, et certainement pas le traiter en égal. Quelques pages plus loin, Arti se saisit d’une branche d’arbre pour estourbir un homme assis en train de manger, en le frappant dans le dos : une action pragmatique, dépourvue de sens de l’honneur. Il explique à Molly qu’elle doit le frapper à nouveau sur la tête pour être sûr qu’il perde connaissance. Il lui prodigue un conseil : ça aide de penser à quelque chose qui met très en colère. Dans une autre séquence, elle n’hésite pas à tuer à coups de pistolet, un homme à terre, en le regardant en face.


Un album d’aventures de plus dans un environnement de western, avec une jolie héroïne. D’un côté, il y a un peu de ça avec des dessins expressifs, faciles à lire, entre classicisme et périodique pour la jeunesse. D’un autre côté, dès la première page, le jeune garçon fait montre d’une personnalité affirmée, façonnée par le contexte historique, entre la guerre civile et les exemples de comportements violents donnés par les adultes. Par la suite, Isabelle Talbot devient sciemment Molly West, en apprenant à se comporter plus durement. L’histoire emporte le lecteur dans une intrigue bien construite, à voyager dans les des environnements sauvages, et à évoluer dans des petites villes, aux côtés de personnages complexes qui évoluent au cours du récit.



2 commentaires:

  1. Le western débarque chez Présence ! Dis donc, entre la piraterie et la science-fiction, essaierais-tu par hasard de boucher quelques trous dans les grands genres "incontournables" ? Tout en conservant un thème récurrent dans tes articles récents : la place de la femme.

    "La première page confirme le plaisir de l’œil pour les couleurs" : là, je suis sceptique. Je trouve que la mise en couleurs des images que tu as postées est fadasse, voire terne. Mais peut-être est-ce dû un effet indésirable de la numérisation ? Toi qui peux comparer les deux ?

    "avec une petite erreur sur le verbe Dénoter, au lieu de Détonner" - Je ne jetterai pas la pierre à l'auteur pour autant, car celle-là je l'aurai commise plus d'une fois, mais surtout à l'oral - merci pour mon blog. Elle est curieuse, quand même, cette confusion.

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    1. Le western fait un retour sur le site, mais il est vrai que ce genre est peu présent. J'avais lu Loup de pluie, de Jean Dufaux & Rubén Pellejero.

      https://les-bd-de-presence.blogspot.com/2019/04/loup-de-pluie-tome-2-ce-tome-est-le.html

      Quelques trous dans les grands genres incontournables : ça m'arrive parfois de choisir une BD en me disant qu'il n'y en a pas encore sur le site. Exemple représentatif : Barracuda, car il n'y avait aucun album du genre Pirate, ou Jeanne la mâle reine car je n'avais pas encore lu de BD 100% Histoire.

      Le thème récurrent de la place de la femme : je n'y avais jamais pensé sous cet angle, je n'avais jamais pris ce recul. Il m'est difficile de me prononcer car je ne lis pas les albums dans l'ordre dans lequel je les achète et je suis bien incapable de dire selon quelle impulsion je vais choisir celui-ci ou un autre dans la pile. Avec le temps, je me rends compte que j'aime bien alterner album facile d'accès (aventure en tout genre) et album plus personnel ou cérébral, expérimental. Je suis également attentif à la production de BD par des autrices, sans pour autant me précipiter dessus les yeux fermés.Pour Molly West, c'est une critique sur Babelio qui m'avait intrigué avec cette alliance a priori contre nature de dessins tout public et de propos adultes. Je pense que j'avais également été tenté à plusieurs reprises de me lancer dans la série La venin, de Laurent Astier, sans sauter le pas, puis par Ladies with guns dopnt Bruce m'a prêté le 1er tome.

      Les couleurs : je te confirme que le rendu en impression papier est plus agréable à l’œil.

      J'ai relevé cette confusion entre les deux verbes car je l'ai faite pendant des décennies et que j'ai encore un doute quand je l'écris.

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