Tu vas me libérer, oui ou non ?
Ce tome est le premier d’une série indépendante de toute autre. La première édition date de 2022. Il compte soixante-quatre pages de bande dessinée, réalisée par Olivier Bocquet scénariste, Anlor dessins et Elvire de Cock couleur.
Quelque part dans l’Ouest américain au début du dix-neuvième siècle, avant la guerre de Sécession, un rapace est en train d’arracher des lambeaux de chair d’un cadavre, dans un terrain dégagé. Abigail, une jeune fille afro-américaine de quatorze ans, est enfermée dans une cage métallique en forme de parallélépipède rectangle. Elle avance difficilement en faisant osciller sa cage pour aller se mettre à l’ombre des arbres, suivies par trois félins charognards. Enfin elle atteint la forêt, mais elle perd l’équilibre et la cage bascule vers un petit cours d’eau peu profond. Un peu inquiétés par le bruit, les coyotes hésitent, puis ils reprennent leur assurance et attaquent la jeune fille. Celle-ci se défend bec et ongle, mordant une oreille d’un animal jusqu’au sang. Un coup de feu de retentit : les trois quadrupèdes s’enfuient. Une jeune femme arrive, tenant son fusil qui semble enrayé. Abigail crie pour lui demander de la libérer. Kathleen Parker s’approche et lui demande comment elle s’est retrouvée dans cette cage. Mais une flèche se fiche dans un tronc juste à côté, sous son nez. Chumani la tient en joue avec une autre flèche prête à être décochée. Kathleen ramasse son fusil d’un geste vif et la tient en joue en retour. Chumani informe que Kathleen a tué son frère.
Il y a quelques jours les cowboys chargés de protéger une caravane de chariots traversant une longue prairie, sont en train de passer de l’un à l’autre pour les décharger partiellement. Les Indiens sont susceptibles de les attaquer et il faut alléger les chargements pour aller plus vite. Kathleen Parker ordonne à Jerry et son acolyte Otis de replacer un tonneau marqué Sel dans son chariot. Ils ne semblent pas près d’obéir. Russel Parker intervient pour qu’ils obéissent. Un chariot est embourbé, Russel rejoint les autres aider à le sortir de la boue. Malheureusement, il glisse dans la manœuvre et la roue du chariot passe sur sa jambe. Il succombe à sa blessure dans la journée. Les hommes lui creusent une tombe, et son épouse se recueille devant en début de nuit. Jerry la rejoint pour lui proposer de la protéger, pour s’assurer qu’on la traite comme une lady. Il peut aussi s’occuper de la concession minière en Californie, que son mari avait achetée. Elle décline son offre, et lui demande s’il pourrait lui confier un revolver. Il trouve l’idée mauvaise. Elle se dirige vers son chariot et constate qu’Otis est en train de le mettre à sac. Elle se retourne vers Jerry pour s’en plaindre, mais son acolyte l’estourbit d’un coup de pelle sur la tête, dans le dos. Elle reprend conscience le lendemain alors que le soleil se lève. Les autres colonisateurs l’ont fait assoir à côté du feu de camp, et ont mis une tasse de café entre ses mains. Les Indiens attaquent et une pluie de flèches atteint l’homme devant elle. Kathleen reste prostrée. Un Indien se tient devant elle et s’apprête à lui abattre son tomahawk sur le crâne.
Une scène d’ouverture de cinq pages, assez dure : cette jeune adolescente dans une cage, les animaux prédateurs littéralement sur ses talons et l’arrivée de deux autres femmes pas forcément faites pour s’entendre, vu que l’une a tué le frère de l’autre. Le lecteur est tout de suite impressionné par la narration visuelle : la richesse des couleurs, leur complémentarité avec les traits encrés. La coloriste vient nourrir les formes détourées, en complémentarité remarquable avec le travail de la dessinatrice. Le lecteur l’observe dès la première page, quand elle vient apporter du volume à la frondaison des arbres qui forment la ligne d’horizon en arrière-plan. En pages deux et trois, il voit comment elle change de palette, d’abord avec des nuances de vert foncé pour indiquer que Abigail se trouve maintenant dans un sous-bois, puis avec une case tout en nuances de rouge lorsque le coup de feu retentit pour accentuer le fait que cet événement prend les animaux et la jeune femme par surprise. Quelques pages plus loin, la scène se passe dans une grande plaine ouverte, avec un beau ciel bleu. La dessinatrice ne représente pas d’arrière-plan dans toutes les cases, en particulier quand il s’agit d’une légère contre-plongée sur un personnage : le ciel bleu avec de légères traces de nuage suffit à rappeler le lieu au lecteur qui ne ressent pas de solution de continuité dans son immersion. Il apprécie ensuite le riche bleu nuit dans cette même immensité ouverte, le jaune impitoyable d’une chaude journée d’été dans le Sud alors qu’Abigail se défend sauvagement contre cinq agresseurs, le déchaînement d’orange brûlant dans l’avant-dernière scène (un combat acharné de treize pages). En pages 44 & 45 qui sont en vis-à-vis, il note l’effet très parlant : chaque planche comporte trois bandes de trois cases chacune, en alternance de jaune et de bleu, le jaune pour l’arrivée des cinq femmes à la ferme de l’une d’elle, le bleu pour le commerçant qui entre dans la bâtisse du shérif pour le délivrer de sa cellule.
Pour autant la mise en couleurs sophistiquée et parlante n’écrase pas les dessins, ni ne relègue au dernier plan la narration visuelle. Chaque page donne la sensation d’une implication totale de l’artiste, un entrain communicatif et irrésistible. Les scènes d’action sont saisissantes : les charognards qui poursuivent Abigail avançant tant bien que mal dans sa cage, l’attaque des Indiens sur la caravane de chariots, Abigail toujours encagée se défendant contre cinq agresseurs armés. D’accord, ça peut paraître facile de briller ainsi quand le scénariste a prévu des affrontements violents à fort enjeu pour des personnages attachants. Même s’il fait preuve de ce soupçon de mauvaise foi, le lecteur la laisse derrière lui pour l’affrontement final de treize planches. La dessinatrice a fort affaire pour maintenir l’intérêt du lecteur. Elle n’hésite pas à faire usage d’angle de vue très inclinés pour accompagner les mouvements, à accentuer le souffle d’une explosion, à ajouter de la fumée pour rendre certains visages plus dramatiques, à montrer l’intensité de la hargne des agresseurs, et celle de la fureur de vivre des cinq femmes qui se défendent. Elle joue avec les onomatopées, leur forme, leur graphie, que ce soient les cris, les explosions, le chuintement du feu qui se propage. Le lecteur finit cette séquence avec le souffle coupé par l’intensité du déchainement de la violence, par la rage au ventre des héroïnes.
Le scénariste a pris le parti de ne pas spécifier l’année de son récit, ni la région exacte dans laquelle il se déroule. L’artiste se retrouve ainsi un peu plus libre de mouvement, pas obligée de se contraindre à respecter la vérité historique pour la reconstituer. Pour autant, les éléments visuels de western convainquent le lecteur : les armes, les chariots, les parures des Indiens, les tenues de ces dames. Anlor fait preuve d’une implication sans faille pour décrire avec détails les lieux : la file de chariots qui progresse le long de la route de terre sinueuse et les accessoires contenus dans le chariot de Kathleen et Russel Parker, l’aménagement de la chambre du propriétaire d’esclaves, la profusion d’articles qui se trouvent dans le magasin général en planche 31 (un vrai plaisir de ralentir sa lecture pour les détailler un à un), la grand-rue de Notting Hill, et bien sûr les pièces de la maison de Daisy McCormick. Il se rend vite compte que chaque personnage dispose d’une apparence unique, que ce soit sa morphologie, la forme de son visage, sa tenue vestimentaire, et même certaines postures. Cela est vrai bien sûr pour les cinq héroïnes, mais aussi pour tous les personnages secondaires, du propriétaire du magasin général, à la tenancière de saloon, en passant par Jerry et Otis.
Le lecteur fait donc la connaissance d’une esclave en fuite (Abigail), une Indienne isolée de sa tribu massacrée (Chumani), une veuve bourgeoise (Kathleen Parker), une fille de joie (Cassie Coltrane) et une Irlandaise d’une soixantaine d’années (Daisy McCormick). Les trois premières se retrouvent ensemble dès la page 7. Daisy apparaît en page 34, et Cassie en page 43. L’histoire raconte une véritable intrigue : Abigail est recherchée par un chasseur de primes pour s’être attaquée à son propriétaire, raison pour laquelle elle s’est retrouvée dans une cage. Kathleen et Chumani lui viennent tout naturellement en aide, elles-mêmes ayant fait les frais de cette société patriarcale. Le scénariste ne s’en cache pas : il court une fibre féministe tout du long du récit, ces cinq femmes se rebellant contre l’autorité patriarcale inique, contre la maltraitance envers les femmes. Ces cinq héroïnes vont se défendre contre chaque agression, rendre coup pour coup, qu’elles disposent d’une arme à feu ou non. Bien conscient de cette composante, le lecteur sourit quand Abigail crie à Kathleen : Tu vas me libérer, oui ou non ? Il garde à l’esprit que cette rébellion contre l’oppression explique qu’il n’y a pas un homme pour en rattraper un autre, après la mort du mari de Kathleen. Il devient également légitime que Cassie, Daisy, Chumani, Kathleen et Abigail ne fassent preuve d’aucune pitié envers leurs agresseurs : leur survie est en jeu. D’un côté, leur union fait leur force ; de l’autre côté, si on n’est pas pour elle, on est contre elle, par simple lâcheté de ne pas s’opposer aux hommes qui veulent les soumettre ou les exterminer. Le lecteur note également que cette misogynie ne s’exerce pas de la même manière envers les cinq héroïnes, Chumani et Abigail incarnant une forme d’intersectionnalité puisque la première est afro-américaine et la seconde indienne.
Le titre promet des femmes armées qui vont défourailler tous azimuts : l’histoire tient cette promesse, avec une verve narrative qui emporte tout sur son passage, qu’elles soient armées de revolver et de fusil, ou non. La complémentarité entre dessins et couleurs est remarquable, comme si issus d’une seule et même artiste, avec une énergie et un sens de la mise en scène peu communs. L’intrigue repose sur une course-poursuite, ce qui donne une dynamique irrésistible au récit, avec une forme de féminisme revanchard, totalement justifié par une masculinité tellement toxique qu’elle est littéralement mortelle. Un bon défouloir.
Eh bien, autre western avec des meufs à quelques articles d'intervalle, tant mieux !
RépondreSupprimer"Olivier Bocquet" - De lui, j'ai "La Colère de Fantômas". Seulement le premier tome, que je n'ai pas encore lu. À ne pas confondre - j'ai bien failli - avec José-Louis Bocquet.
"Le lecteur est tout de suite impressionné par la narration visuelle" - Oui, je le confirme du peu que j'en voie. Va savoir pourquoi, je retrouve parfois du Greg Capullo, là-dedans.
"La complémentarité entre dessins et couleurs est remarquable, comme si issus d’une seule et même artiste, avec une énergie et un sens de la mise en scène peu communs." - Je perçois ça aussi, oui. Avec un travail peu commun sur les onomatopées, aussi, comme tu le soulignes plus haut.
"Un bon défouloir." - La garantie de passer un bon moment, quoi.
Un autre western avec des meufs : une formulation qui m'a bien fait sourire. Dans ce cas précis, Bruce m'a prêté le présent tome, ce qui m'a donné envie de lire Molly West, et par ricochet de passer à la découverte de celui-ci dans un temps rapproché. Au jeu des comparaisons forcément subjective, j'ai préféré Molly West. Toutefois...
SupprimerToutefois la narration visuelle est virtuose, avec une bonne coordination entre scénariste, dessinatrice et coloriste. Ce n'est pas de la production industrielle, c'est de l'artisanat par des créateurs qui aiment ça. Greg Capullo : un dessinateur que je n'aime que moyennement, en fonction de son encreur (John Glapion de préférence) et du temps dont il a disposé pour réaliser ses planches.
Les sites spécialisés ont souvent comparé les scènes d'action à du Tarantino.
Un bon défouloir : il est possible d'y voir un fond féministe (une bande de femmes ayant subi le joug du patriarcat d'une manière ou d'une autre), mais sans être activiste.