mardi 20 septembre 2022

Capricorne T14 L'Opération

La richesse apparente ne fait que cacher le vrai trésor enfoui en profondeur.


Ce tome fait suite à Capricorne T13 Rêve en cage (2008) qu'il faut avoir lu avant. Il est recommandé d'avoir commencé par le premier tome pour comprendre toutes les péripéties. Sa première parution date de 2009 et il compte 46 planches de bande dessinée. Il a été réalisé par Andreas Martens pour scénario et les dessins, et par Isabelle Cochet pour les couleurs. Il a été réédité en noir & blanc dans Intégrale Capricorne - Tome 3 qui regroupe les tomes 10 à 14, c’est-à-dire le troisième cycle.


Capricorne s’est réveillé de son rêve. Il a descendu la pente enneigée jusqu’au quai et il se tient devant un grand navire marchand dont la cheminée crache doucement une fumée. Il sait donc que son moteur fonctionne et qu’il devrait pouvoir l’emmener vers une destination qu’il espère être les États-Unis. Depuis la reconstitution de la pierre d’Apocalypse et les ondes qui ont été produites, les moteurs, engins, machines et énergies de toutes sortes semblent s’être mis en panne. Les effets de la pierre sont peut-être en train de s’atténuer ou même de disparaître. Ce qui va peut-être rendre possible le retour de Capricorne à New York. Il suffira que ce navire entame la traversée de l’Atlantique et surtout que son capitaine l’accepte comme passager. Capricorne monte à bord, un peu inquiet à propos de l’absence d’âme qui vive, commençant à se demander s’il ne s’agit pas d’un bateau fantôme. Il pénètre dans les coursives et il est accueilli à bras ouverts par le capitaine Vortex. Il lui présente ses deux matelots Remsen et Momsen. L’un d’eux le reconnaît : il était matelot sur Leyendecker du capitaine Durham. Ils avancent arrivent dans une grande pièce qui sert de bureau. Le capitaine présente les autres passagers : Lady Hetherington, les frères Tcherniatov, le cardinal Bugiardo, Auguste Ramottin artiste, peintre et poète.



Après avoir fait connaissance des autres passagers, le capitaine Vortex emmène Capricorne à sa cabine. Il s’y installe, puis il ressort sur le pont, et regarde le fjord s’éloigner. Lady Hetherington s’adresse à lui car elle se souvient d’un astrologue de ce nom : il lui confirme qu’il s’agit bien de lui, mais qu’il n’a pas beaucoup exercé son métier ces derniers temps. Le poète n’en est pas étonné : tout ce qui est art, occulte ou autre a été gravement touché par la sauvagerie du Concept. La société se relève à peine de cette tempête dévastatrice. Les deux frères ajoutent que le commerce a également été entravé de multiples façons. Le cardinal ajoute qu’il en a été de même pour la Foi, et qu’il assiste à un renouveau en la matière. La nuit tombée, Capricorne remonte sur le pont pour contempler le ciel et les étoiles. Il est rejoint par le capitaine qui lui suggère de ne pas se complaire dans la solitude et de le suivre pour s’amuser avec les autres passagers : Momsen est en train de jouer de l’accordéon, et Lady Hetherington fait danser les messieurs à tour de rôle. Il accepte et le suit. Il partage un verre avec les autres, et il sombre dans l’inconscience. Il se réveille à fond de cale allongé sur le dos à même le bois d’une longue paillasse, avec de fins tentacules descendant du plafond à plusieurs mètres de hauteur, en train de travailler dans son torse ouvert.


Après un tome consacré à un rêve, retour à la réalité et voyage de retour vers New York. Pourtant la scène d’ouverture dégage un parfum d’onirisme avec Capricorne montant à bord sans difficulté, l’équipage réduit à trois personnes, et la collection de passagers un peu surprenante. Le lecteur commence par mettre tout ça dans la catégorie des conventions de genre, mais l’auteur fournit une explication dès la planche onze, et le cœur du récit est ailleurs. Ne sachant pas trop ce qui l’attend dans ce tome, le lecteur commence par se demander quelle surprise lui réserve l’artiste, quelle contrainte il va mettre en œuvre. D’un point de vue du découpage des planches, il n’y a pas de grille rigide comme dans le tome précédent, en vingt cases de taille identique. La variété est de mise : d’un dessin en pleine page à onze cases sur une page, des planches constituées uniquement de cases verticales de la hauteur de la page ou uniquement horizontales de la largeur de la page, des cases sagement rectangulaires et disposées en bande, des cases biseautés en triangle ou en losange pour la planche 7. Le lecteur note que le dessinateur peut passer d’une séquence presque en ombre chinoise (les naufragés en pleine mer dans les planches 12 à 14, à un rendu de type gravure influencé par Berni Wrightson pour le passé du Passager, avec aussi bien un plan fixe d’une page (accoudés au bastingage, Capricorne discutant avec Lady Hetherington), qu’à une page muette en huit cases (planche 24, un enfant qui vient avertir des policiers qu’il y a des cadavres à bord d’un navire).



Il faut un peu de temps pour réaliser que le défi de narration visuelle prend une autre forme : consacrer onze pages pour montrer l’opération de Capricorne avec la cage thoracique ouverte, menée par le chirurgien Aldus Vortex. Il s’agit de montrer de longs tentacules fins manier des instruments de type scalpel, alors que la tête se réduit à des tâches lumineuses, que Capricorne est immobilisé tout du long, et que finalement il n’est pas possible de voir ce qui se passe dans la cavité où les instruments font leur œuvre. La séquence n’a rien de gore, mais la tension est palpable. Le visage du chirurgien est totalement inexpressif du fait de sa forme particulière, et pour autant le lecteur perçoit sa concentration. Ces planches flirtent parfois avec l’abstraction, avec les tâches jaunes et les sortes de longs spaghettis, qui ne prennent sens qu’au regard des cases adjacentes, ou du contexte de la scène. Cependant l’enjeu est clair : Capricorne est à la merci de ce chirurgien qui pratique une opération pour le sauver, sans qu’on ne sache de quoi il s’agit de le sauver.


L’auteur fait en sorte de très vite rattacher le récit à différents points de la série. Ça commence par le marin qui reconnaît Capricorne car il l’a vu sur le vaisseau Leyendecker du capitaine Durham. Puis le chirurgien fait mention du fait que Capricorne et ses camarades l’ont réveillé dans le tome 8. Il est ensuite question des individus ayant pris la fuite après la destruction de la base du Concept, du docteur Sippenhaft qui apparaissait dans le tome 6, de l’individu rencontré par Ash Grey dans le tome 7, de Wilhelm Unruh apparu dans le tome 13, des mentors et de l’engin infernal présent dans leur corps. Le voyage de retour vers New York se fait en même temps que le retour de l’intrigue au cœur des mystères de la mythologie de cette série. Le lecteur se rend compte qu’il découvre quel est cette mystérieuse entité dont les vrilles avaient traversé le cerveau de Capricorne et de ses compagnons. Il apprend qui est le mystérieux individu qui évoluait dans un club très privé de la haute société dans le tome 7 : le Passager. L’intrigue ne se cantonne pas à répondre à certains mystères pour en développer d’autres encore plus grands. Elle apporte des réponses claires. Par exemple, comment l’engin infernal est introduit dans le corps d’un mentor.



Le scénariste met en place cette opération à cage thoracique ouverte, visuellement intéressante malgré son caractère statique, les explications données par le chirurgien Aldus Vortex, et le sort de quatre naufragés sur une petite embarcation apercevant au loin le navire où se trouve Capricorne. Le lecteur ne s’attend pas forcément à une reconnexion aussi profonde avec les deux premiers cycles de la série, à la fois à sa dimension fantastique, mais aussi avec des éléments de romans d’aventure comme le voyage dans le temps et la présence d’une forme d’extraterrestre. Pour autant ces éléments s’intègrent en pleine cohérence avec les aventures précédentes de Capricorne. Ils font partie d’une intrigue dense comprenant également des expériences sur des créatures vivantes et une opération de chirurgie esthétique pour qu’un criminel passe inaperçu. Le parfum de roman d’aventures reprend le dessus, laissant derrière lui les drames intimistes des tomes 10 et 11. Dans le même temps, le lecteur relève une ou deux phrases qui attirent son attention sur d’autres enjeux.


En particulier, l’un des frères Terchniatov dit à Capricorne : La richesse apparente ne fait que cacher le vrai trésor enfoui en profondeur. Effectivement, le lecteur peut appliquer cette sentence à ce récit. Il se souvient de la remarque du docteur Vortex faisant observer que le Passager n’échappe pas aux paradoxes qui hantent depuis toujours le genre humain, en évoquant son besoin de compagnie. Ce récit d’aventures contient donc également des éléments plus réflexifs. Le lecteur sourit en découvrant le questionnement de Capricorne en planche 41. Le personnage s’interroge : Qu’est-ce qui lui prouve que toute cette histoire d’opération était réelle ? Il est peut-être étendu quelque part en train de vivre tout ceci dans sa tête, l’opération incluse. Qui lui garantit que quand il débarquera à New York, pour y vivre encore il ne sait quelles nouvelles aventures, il ne tournera pas en réalité, en rond au milieu de l’océan dans un cargo vide ? L’auteur fait gentiment tourner le lecteur en bourrique en lui faisant observer qu’il peut très bien s’agir d’un rêve provoqué par le chirurgien, un peu comme le tome précédent n’était qu’un long rêve à demi conscient de Capricorne, et que le tome suivant pourrait révéler ce qu’il s’est en réalité passé. Il met en abîme le fait qu’il s’agisse d’une histoire qui pourrait très bien n’être qu’une histoire dans l’histoire, taquinant le lecteur sur le fait que tout ça n’est qu’une histoire imaginaire. Ce dernier en a bien conscience car ces questions font écho à une remarque de Vortex priant Capricorne d’accepter son scénario en planche 37. Après plusieurs remarques sibyllines des passagers, Capricorne finit par demander, comme s’il parlait à la place d’une partie du lectorat : C’est quoi toutes ces considérations énigmatiques ?


Bien sûr, cet album a tout pour plaire au lecteur présent dès le début de la série : un retour vers New York, des révélations inattendues à double titre, à la fois par la simple présence, à la fois pour leur nature, et une narration visuelle riche et diversifiée, en apparence moins contrainte que celles des tomes précédents. En y regardant de plus près, il apparaît que l’artiste n’a e rien diminué son ambition narrative visuelle, avec cette opération annoncée par le titre, à fond de cale, et un jeu sur la solidité de la réalité perçue par le personnage principal, assurant à la fois que ces aventures sont à prendre au premier degré, et à la fois qu’il ne s’agit que d’une histoire imaginaire.



6 commentaires:

  1. Je suis un habitué des histoires tordant la réalité (entre Dick et le cyberpunk y en a plein) mais je me souviens qu'à la lecture, je ne m'attendais pas du tout à ça. Il avait encore réussi à m'étonner... je suis vraiment trop bon public.

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  2. Tu as raison : l'ayant lue au fur et à mesure, chaque moment de lecture m'était attendu avec un grand espoir, c'est pour cela que je dois la relire en entier d'un seul coup.

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  3. "le défi de narration visuelle prend une autre forme" - Je me demande, avec un peu de recul sur tes articles, si Andreas ne s'est pas fixé à lui-même un défi par album tant il semble procéder à une expérimentation plus ou moins précise à chaque tome. Toi qui les as lus, qu'en dis-tu ?

    "L’auteur fait en sorte de très vite rattacher le récit à différents points de la série." - Tout ça, tous ces personnages me rappellent terriblement quelque chose, je ne sais pas quoi exactement, et je suis incapable de mettre ne serait-ce qu'une vague idée sur cette pensée fugace. Sans doute comme un patchwork d'influences indiscernables.

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    1. Un défi par album : cette caractéristique d'expérimentation de structure de pages n'est pas apparente de manière aussi flagrante dans tous les albums. Toutefois, j'ai le ressenti qu'il met un point d'honneur à ne pas reproduire des clichés visuels, à ne pas se satisfaire d'une routine dans chaque album. De manière moins évidente pour moi, il semble qu'il varie également le type de récit, comme le tome 11 consacré à un tête-à-tête intimiste entre deux personnages, pour des confidences au coin du feu.

      Je ne peux pas t'aider quant à ce que ça te rappelle fugacement.

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  4. Je me rends compte que dans le tome 13 et dans celui-ci, les inspirations dues à Lovecraft et Moorcock (la balance entre ordre et chaos) sont presque transparentes et coulent de source. J'ai oublié de te dire qu'un des quatre cavaliers de l'apocalypse, celui qui a un masque avec deux trous pour les yeux, est à la fois celui qui a un squelette hybride, une moitié différente de l'autre, et à la fois un personnage tiré de Rork. Il apparaît dans le tome 4, Lumière d'étoile.

    Je me rends compte aussi que l'aventure sur bateau est un classique, que ce soit dans Dracula ou la dernière série des auteurs de Dark, 1899. Il était évident qu'Andreas allait en faire un tome, avec le recul. Encore une fois, j'ai dévoré cette histoire, très divertissante et un tour de force pour ces dialogues pourtant statiques.

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    1. Merci pour le lien avec Rork car je n'ai pas souvenir que c'était indiqué explicitement.

      Un tour de force pour ces dialogues pourtant statiques : 100% d'accord, Andreas ne sacrifie jamais la dimension visuelle de sa narration, malgré les contraintes qu'il s'impose lui-même.

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