jeudi 12 mai 2022

La Saga de Grimr

Qui imaginerait un arbre sans racines ? Une chose impossible


Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre qui n'appelle pas de suite. La première édition date de 2017. Il s'agit d'une bande dessinée en couleurs, entièrement réalisée par Jérémie Moreau, pour le scénario, les dessins et les couleurs. Elle comporte environ 230 pages.


Einmar fils de Thorir, un scalde, se tient sur une grande étendue désolée. Il songe à un jeune garçon : il croit en ce garçon. Depuis le début. Mais il lui faut des preuves. Au moins une. Incontestable et indélébile… car une saga repose sur des faits avérés et recoupés. Et puis il faudrait un certain culot pour rédiger une saga sur un orphelin. Une saga est inextricablement reliée aux autres sagas par les liens généalogiques qui les unissent. Ses racines sont toujours les branches des précédents. Qui imaginerait un arbre sans racines ? Une chose impossible. Une contradiction dans les termes. Pourtant il croit qu'il faut faire une exception. Car la preuve est là. Immense. Elle dépasse tout ce qu'il imaginait. Au XVIIIe siècle, l'Islande vit la période la plus sombre de son histoire : enfoncée progressivement dans une misère totale., à la suite d'une incroyable série de catastrophes naturelles, sous le joug danois depuis 1380.



Le volcan fume dans une zone désertique de l'Islande. Le dégagement de fumée gagne en ampleur. L'enfant Grimr ressent l'éruption imminente et il dit aux deux adultes qui l'accompagnent de se mettre à courir, ce qu'ils font tous les trois. Son pied bute contre une pierre et il se répand par terre. Il se retourne et il voit se former un champignon de fumée chargé de poussière au-dessus du cratère. Les deux autres lui enjoignent de se remettre à courir. Le nuage engloutit le garçon qui continue d'avancer sans savoir où il va. Deux danois se déplacent à cheval, avec quatre enfants sur la monture derrière eux. Ils voient émerger Grimr du nuage de poussière et s'écrouler devant eux. L'un des cavaliers met pied à terre, et époussète l'enfant inconscient : c'est une belle prise. Le lendemain, les enfants sont vendus à un marchand au port. Celui-ci demande ce qu'on coupe les cheveux de Grimr. L'homme va demander aux femmes en train de travailler si l'une d'elle a un couteau. Elles lui font remarquer que les enfants ont profité de son inattention pour se carapater. Ils leur courent après, alors qu'ils renversent des étals pour le retarder. La scène est observée depuis un toit par Vigmar le voleur, fils d'Arnar, très amusé. Finalement les enfants se retrouvent dans un cul de sac. Vigmar intervient pour aider Grimr, et les quatre autres sont repris par l'adulte à leur poursuite. Vigmar emmène l'enfant vers l'intérieur des terres, dans son repaire, auquel on accède par un tunnel. Avant il lui a demandé son nom et comme l'enfant est orphelin, il a décidé de l'appeler Grimr Enginsson, ce qui signifie fils de personne. Les deux avancent dans le tunnel qui débouche au milieu d'une falaise donnant sur l'océan. Vigmar se félicite d'avoir récupéré la corde qui liait les enfants : il va en tirer un bon prix.


Il faut un peu de temps au lecteur pour s'assurer de ligne directrice de l'histoire : il s'agit de suivre Grimr au fil de plusieurs passages de sa vie, cette fin de l'enfance, un peu d'adolescence, le début de la vie d'adulte. L'auteur joue avec l'écoulement du temps, sans le marquer vraiment, mais il est visible que son personnage principal n'est plus un enfant à la fin du récit. La scène d'introduction avec le scalde vient renforcer le titre : il s'agit d'écrire une saga, c’est-à-dire une épopée d’une famille sur plusieurs générations, ou d’un personnage remarquable. Visiblement Grimr constitue une exception : il a accompli un acte si immense que même sans famille connue, il mérite une saga. L'auteur raconte donc une partie de la vie de cet individu, dans un contexte très précis, à la fois en termes de lieu, à la fois en termes d'époque. Il intègre quelques mots spécifiques à ce contexte : Thing ou Allthing, Draugr, Bitafiskur, Gogordsmenn, Skyr. Ils se comprennent avec le contexte, ou ils bénéficient d'une note en bas de page. En outre, il met en scène Hans Markusson, émissaire de sa gracieuse majesté du Danemark, et la pauvreté des Islandais. Le lecteur voit bien que l''histoire se serait déroulée différemment si le contexte géographique et temporel avait été différent : ce ne sont pas juste des indications sans importance, ou sans incidence.



L'environnement joue un rôle encore plus grand dans l'histoire, que ce soit un fjord, les coutumes islandaises, et encore plus le territoire lui-même. Grimr dispose de la faculté de sentir quand la lave va couler, un autre élément spécifique du récit. En tant qu'artiste, l’auteur donne à voir ce paysage si particulier. Il détoure les personnages d'un trait fin, délicat et fragile et il réalise les décors en couleur directe. Le lecteur a un aperçu du paysage dès la séquence d'ouverture : des tons gris, un sol nu et désolé, mais aussi des tâches vert foncé pour une flore fragile et peu abondante, des teintes avec une touche de marron lorsque la terre est présente par-dessus la roche, et des volutes de fumées grises, sous un ciel également gris avec une faible luminosité. Suit un dessin en double page, avec ce qui ressemble à un mur de pierre, représenté de manière naïve et grossière, avec une multitude de pierre. La suite est tout aussi étonnante avec la montagne noire, avec quelques dégradés dans le noir pour figurer le relief, et des trainées de pinceau en arrière-plan pour des roches plus claires. Le choix de l'artiste est de jouer sur l'impression faite par ces paysages, par ces sols, plutôt que sur la description photographique. Ça fonctionne très bien : les cases noyées de gris avec petites tâches noir dans le nuage de poussière, les traits de pinceau pour représenter les plissements de la montagne et la verdure clairsemée (p. 37), une composition quasi abstraite pour les flancs de la montagne (p. 40), des traces blanches déliées dans le gris de l'eau pour une source d'eau chaude (p. 108), de grandes trainées blanc cassé pour la toile des tentes lors de la fête de mariage, etc. Cette façon de représenter culmine dans un dessin abstrait en double page, 152 & 153, l'image mentale de Grimr ressentant les mouvements tectoniques et ceux de la lave, une image extraordinaire. Le lecteur représente également l'écoulement de la lave pendant une quinzaine de pages lors d'une éruption et le lecteur se retrouve à éprouver une sensation de chaleur, de force primale à l'avancée inexorable, un grand moment visuel.


L'artiste a adapté son mode de représentation des personnages afin qu'il s'intègre en cohérence avec la représentation des paysages naturels. Ils sont finement détourés, avec un rendu global simplifié, un peu naïf. Des bouilles aux traits un peu exagérées, des expressions de visage appuyées, comme habitées par des émotions intenses, ou au contraire un calme inébranlable, une résignation de victime qui subit, une détermination aveugle. D'un côté, le lecteur perçoit bien l'état d'esprit de chaque personnage ; de l'autre côté, les personnages apparaissent un peu trop entiers, sans nuance, comme les personnages d'un conte… ou peut-être d'une saga. Les prises de vue et les découpages de planches suivent les personnages dans leurs déplacements, dans leurs activités, de manière simple et parlante. L'artiste laisse une grande place aux paysages naturels. Cela donne une lecture facile et aisée, douce et agréable, assez du fait d'une narration qui peut sembler décompressée, mais qui en réalité donne la place nécessaire à l'Islande.



Le scénariste a fait le choix d'une histoire linaire dans un ordre chronologique, ce qui ajoute à l'impression de simplicité et de naturalisme. Le lecteur suit les épreuves d'un orphelin recueilli par un individu ayant vécu de rapines sans méchanceté, et voyant là l'occasion de s'établir en vivant honnêtement comme passeur dans un fjord. Malgré la bonne volonté de Vigmar et de son protégé, les événements se liguent contre eux et ils se retrouvent dans une situation d'accusés à tort. Grimr attire la sympathie du lecteur à lui, malgré son mutisme, son caractère taiseux, introverti, méfiant et renfermé, sa force énorme qui lui permet de se sortir de bien des situations et de pouvoir faire face aux adultes, et de leur tenir tête. Dans le même temps, il se sent un peu passif dans sa lecture, contemplant avec plaisir les paysages, regardant les personnages supporter les coups du sort, et essayer de se construire une place un peu plus heureuse. Il compatît aux malheurs de Grimr, tout en voyant que pas grand-chose ne parvient à entamer sa carapace, et qu'il semble surmonter chaque obstacle. Il voit bien qu'il mérite sa saga, et dans le même temps il ne parvient pas à se sentir entièrement impliqué dans ce personnage. Il se surprend à ne pas s'offusquer plus que ça des accusations injustes dont il est la victime.


Sans nul doute, Grimr mérite sa saga, et l'auteur le prouve. Le lecteur prend un grand plaisir à découvrir l'interprétation de l'artiste des impressions générés par les paysages naturels de l'Islande. Il apprécie une lecture fluide, très facile, et qui sait prendre le temps, qui sait respecter le rythme de l'île. Il voit bien comment le personnage principal est le jouet du milieu dans lequel il évolue, est soumis aux forces systémiques qui le dépasse, que ce soit l'autorité danoise sur le sol islandais, ou le manque de considération pour un individu sans famille dans la tradition du pays. Pour autant, il ne ressent une forte compassion envers lui, ayant l'impression de toujours rester un peu à distance de cet individu introverti.



2 commentaires:

  1. "La Saga de Grimr" - Celui-là, il m'a fait de l'œil pendant des semaines, voire des mois. Comme beaucoup d'autres ouvrages, sa présence dans mon esprit a fini par être submergée par l'actualité des sorties et je ne m'en suis plus préoccupé. Je suis donc particulièrement ravi de pouvoir lire cet article.

    "sous le joug danois depuis 1380." - J'apprends que l'indépendance de l'Islande est relativement récente : 1918. Soit un an après la Finlande : 1917.

    "Le lendemain, les enfants sont vendus à un marchand au port." - J'en déduis donc que les Danois se livraient à une forme d'esclavage ou de trafic d'être humains ?

    "Thing ou Allthing, Draugr, Bitafiskur, Gogordsmenn, Skyr. Ils se comprennent avec le contexte, ou ils bénéficient d'une note en bas de page." Heureusement, car je ne connais que l'Allthing, grâce à "Thorgal".

    "les décors en couleur directe." - Les planches sont somptueuses. Quelle lumière ! Je me demande si l'artiste s'est rendu en Islande ou s'il s'est inspiré de photos de paysages islandais. Sans le moindre doute.

    La dernière planche que tu proposes : voilà une mise en page d'une très belle originalité.

    "cet individu intraverti" - "intro".

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    1. Il s'agit d'une BD que m'a prêtée Bruce. Avec, il m'avait également prêté Penss du même bédéaste, commentaire à venir d'ici quelques semaines ou mois.

      J'ai honte : je ne me suis même pas demandé de quand date l'indépendance de l'Islande. Merci de me l'avoir indiqué.

      Tel que le présente la bande dessinée, il s'agirait plutôt de trafic : récupérer des enfants pour en faire des domestiques.

      Je ne connaissais que le terme de Allthing que j'avais lu il y a quelques mois dans l'adaptation de Norse Mythology de Neil Gaiman, par P. Craig Russell.

      Les planches sont somptueuses : bien d'accord avec toi, la représentation en couleur directe transcrit avec élégance la lumière. K'ai feuilleté Penss, et il fait encore plus fort avec les différentes façons dont l'eau vive capture la lumière.

      Merci pour intraverti : je corrige.

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