jeudi 26 mai 2022

China Li, Tome 3 : La Fille de l'eunuque

Mais pour cela, il faudra faire beaucoup de sacrifices.


Ce tome fait suite à China Li, Tome 2 : L'Honorable Monsieur Zhang (2020) qu'il faut avoir lu avant. Il faut avoir commencé par le premier tome Shanghai (2018) puisqu'il s'agit d'une histoire complète en quatre tomes. La première édition de celui-ci date de 2021. Ce récit a été par écrit par Maryse et Jean-François Charles, dessinés et peint par ce dernier. Il comprend 64 planches en couleurs.


Il y a une vingtaine d'années de cela, dans un grand jardin, Reflets de Lune lit une poésie à son fils Zhang encore enfant : À l'ouest du pavillon, mon ami m'a quittée dans un brouillard de fleurs. Il descend à la ville. Le dessin de la voile à l'azur s'est mêlé. Seul se voit le long fleuve au bout du ciel qui file. L'enfant remarque le bleu sur le sein de sa mère, et il comprend que son père Hio Chu l'a encore frappée. Il déclare à sa mère qu'il déteste son père : il sent mauvais, sa bouche sent mauvais, il sent mauvais partout. Sa mère lui répond que ce sont des histoires de grandes personnes, tout ça. Le mari arrive sur ces entrefaites et ramasse le poème à terre, regrettant que son épouse fasse de son fils un demi-doux, plutôt qu'un vrai mâle bagarreur, fort en gueule, un guerrier. Il dit à son fils de dégager en lui flanquant un coup de pied dans le derrière, et Zhang le traite de gros plein de nouilles. Maman Lune se jette au pied de son mari en lui demandant de ne pas battre leur fils et qu'il peut faire ce qu'il veut d'elle. Il lui répond que telle était bien son intention. Il l'embrasse, ouvre sa robe, la plaque contre une table en pierre et la prend de force. Dans les fourrés, Zhang voit toute la scène.



Plus tard dans la soirée, Hio Chu est allongé en train de fumer une pipe en caressant son chat, alors que maman Lune lui apporte son thé, et que Zhang dessine au pinceau, une caricature peu flatteuse de son père, puis fait des comptes sur son petit boulier. Son père annonce son intention de faire travailler son fils pour aider Wang Qiang à récolter l'engrais humain. Il estime que sa femme n'aurait pas dû lui apprendre à lire à et à écrire, que ses parents ne l'ont pas bien éduquée, pas bien préparée à son rôle d'épouse. Reflets de Lune se lève pour aller se reposer : il lui intime de rester car il a encore envie d'elle, de ses caresses, de sa peau, de son joli corps délicat et parfumé. Il veut que sa tortue de jade pénètre la porte de jade de son épouse. Mais il se lève car avant il doit aller se soulager. Dans l'escalier il perd l'équilibre sur des billes du boulier mises par Zhang et il chute lourdement sur le dos. Hio Chu se retrouve avec une jambe dans le plâtre, alité pour six à huit semaines, le temps que les os se remettent peut-être en place. Reflets de Lune continue de lire de la poésie à son enfant et à lui montrer les illustrations et la calligraphie de Chu Ta. Le père se rend compte qu'il manque des boules au boulier. Au temps présent dans le restaurant La rivière Li, le représentant de l'étude Dupont-Bedon de Mourmelon continue de raconter la vie de Li au patron et à sa famille. Fin 1934, elle se trouve dans la campagne chinoise, ayant revêtu l'uniforme des révolutionnaires du parti communiste, espérant pouvoir parler à Mao Zedong.


S'il n'a pas fait attention, le lecteur est un surpris de la composition de ce tome : 45 pages consacrées au passé de monsieur Zhang, 19 pages consacrées à Li. Il va vérifier sur la quatrième de couverture et découvre que la série comptera finalement quatre tomes, et pas trois comme initialement annoncé. Il comprend mieux que les auteurs puissent avoir dévolu autant de pages à monsieur Zhang, le père adoptif de Li. Il découvre ainsi le passé de ce personnage, son histoire depuis son enfance, jusqu'au temps présent du récit de Li, les années 1930. Il voit un jeune garçon plus attiré par les études que par les activités physiques, très conscient du mauvais caractère de son père, une brute et un tyran domestique. Les dessins permettent au lecteur de se projeter dans la très grande propriété de Hio Chu, dans le superbe jardin, aménagé, quasiment un parc, à l'intérieur avec la pièce commune, devant l'entrée de la maison elle-même. L'artiste ne ménage pas sa peine pour représenter ces lieux, leur aménagement, leur meubles et accessoires, avec une complémentarité entre personnages et surfaces détourés d'un trait souple, et éléments représentés en couleur directe. Le lecteur apprécie autant la verdure en couleur directe dans le parc, que la vue du dessus des bâtiments et des toits détourés au pinceau, ou encore le mélange de technique pour rendre compte des pierres de l'escalier extérieur menant à l'entrée.



Les époux Charles racontent le parcours de vie de cet enfant, puis adolescent, brimé par son père, sa mère étant violentée. Il ressent l'amour maternel dont il bénéficie, la tendresse. Tout entier à sa découverte, aux vues magnifiques, comme cette illustration en pleine page du port de Tianjin, il n'anticipe pas forcément ce qu'il sait pourtant qu'il va se produire. Arrivé à la planche 18, il finit par comprendre, et il se prépare au pire ayant encore à l'esprit l'atroce description lors de la discussion du tome 1, sur le processus qui fait d'un homme un eunuque en Chine. Il sent son cœur se serrer car il sait que l'acte est inéluctable, et il se souvient de la souffrance décrite, pendant et après, voyant un enfant confiant mené à cette amputation, sans aucune idée de ce qu'il va lui arriver. Comme dans le tome 1, les auteurs ne montrent pas l'acte de manière graphique, mais la séquence est quand même insoutenable. Alors même qu'il sait très bien ce que Zhang va devenir, le lecteur ne s'est pas interrogé sur le parcours qu'il l'a mené à devenir le chef de la Bande Verte, triade redoutable de Shanghai. Une fois devenu eunuque, l'enfant est emmené pour être présenté à la Cité impériale. C'est un nouveau voyage remarquable en termes d'images, de la cité, et des lieux visités, comme le bureau du doyen des eunuques avec les antiquités, ou la pièce immense avec une statue de Bouddha gigantesque, dans laquelle les attributs des eunuques étaient conservés dans des pots suspendus ou déposés sur des étagères. Ce lieu est montré dans un dessin en pleine page.


Le lecteur se fait vite à l'idée que la série comptera quatre tomes et non trois, et profite de la liberté que cela donne aux auteurs, encore augmentée avec la pagination portée à 64 planches pour ce tome. Il prend le temps de savourer 7 illustrations en pleine page, dans les planches 10, 16, 21, 35, 40, 47 et 63, un campement des révolutionnaires dans la forêt, la vue du port de Tianjin, la salle où sont entreposés les attributs, un portrait en plan taille de Mao Zedong, le commencement de la Longue Marche, une grande artère de Shanghai vue en plongée, un superbe paysage avec un horizon ouvert et un ciel lumineux. Il savoure également deux planches muettes sans aucun mot : planches 4 et 50, l'une exprimant la souffrance de Reflets Lune victime de l'assaut de son mari, l'autre l'intensité de la frustration de Zhang, avec un terrifiant accès de rage froide. La narration visuelle s'avère très riche, que ce soit la reconstitution historique, ou les scènes d'échanges oraux, ou les scènes d'action. L'artiste investit le temps nécessaire pour représenter les décors dans la quasi-intégralité des cases, ce qui assure au lecteur, une immersion de tous les instants. Il prend soin d'intégrer les éléments historiques évidents comme les tenues vestimentaires, les objets du quotidien, mais aussi les éléments culturels comme des vases décorés, ou des calligraphies et un même un facsimilé de La cabane de l'ermite, de Zhu Da (1626-1705, Bada Shanren), artiste peintre et calligraphe. Il réalise des plans de prise de vue qui montre l'environnement, mais aussi les gestes des personnages, leurs occupations pendant les dialogues. Il sait capturer la vivacité des gestes d'un porte-flingue qui s'inspire de ceux de l'acteur Bronco Billy Anderson (1880-1971) dans ses films. Il trouve le bon découpage et le bon enchaînement de cases pour rendre apparente la détresse et la terreur montante d'un eunuque soumis au supplice des blattes.



Le lecteur plonge donc dans un polar historique assez glauque pour les années d'ascension de monsieur Zhang dans le milieu du crime organisé, avec une narration visuelle riche et consistante, une reconstitution historique crédible. En parallèle, il suit Li alors qu'elle a intégré l'armée des révolutionnaires du parti communiste, et qu'elle va rencontrer Mao Zedong. Dans ce fil narratif également, le lecteur assiste à des scènes terribles, que ce soit un rebelle qui ne peut plus continuer à marcher du fait de la gangrène, ou hors champ l'énoncé des morts au combat ou pendant ce périple pour échapper à l'armée du Kuomintang de Tchang Kaï-chek, entre le 15 octobre 1934 et le 19 octobre 1935, et qui a coûté la vie une centaine de milliers de rebelles communistes. Li comme Zhang refusent d'être des victimes passives dans la vie, mais tous les deux subissent les soubresauts de l'Histoire, s'en accommodant comme ils peuvent. Du fait de la pagination dévolue à monsieur Zhang, le lecteur éprouve plus l'impression de lire un thriller sur la progression inexorable d'un individu devenant chef d'une puissante triade, que de suivre une femme assistant ou participant aux grands bouleversements de la Chine.


Ce troisième tome commence par déconcerter le lecteur par son contenu, avant qu'il ne comprenne que ce n'est pas le dernier. Une fois cette information intégrée, il ressent un plaisir immédiat à chaque page, grâce aux magnifiques cases de Jean-François Charles, la qualité de sa reconstitution historique, ses talents de metteur en scène, la place dont il dispose pour pouvoir raconter cette histoire. Alors que la temporalité des deux fils narratifs diffère, le lecteur se sent tout autant captivé par le magnétisme de monsieur Zhang qui utilise son intelligence et sa culture avec efficacité, que par Li qui se retrouve à participer à la Longue Marche pendant plusieurs mois.



2 commentaires:

  1. "la série comptera finalement quatre tomes, et pas trois comme initialement annoncé." - Ah, petite surprise. Je dois reconnaître qu'apprendre qu'une série va compter un ou plusieurs tomes en plus que ce qui était prévu à l'origine a tendance à m'agacer. Même si la série est bonne, d'ailleurs. Sans doute cela me donne-t-il l'impression que les lecteurs sont pris pour des truffes, va savoir.

    "Il sent son cœur se serrer car il sait que l'acte est inéluctable, et il se souvient de la souffrance décrite, pendant et après, voyant un enfant confiant mené à cette amputation, sans aucune idée de ce qu'il va lui arriver." - Ah, mais quelle description atroce, tragique, et presque douloureuse. Je suis une petite nature : je suis donc à peu près certain que j'aurais refermé l'album de façon définitive et que j'aurais arrête là ma lecture de la série. C'est ce type de scène qui m'avait déjà poussé à abandonner "Alix Senator" (sauf erreur de ma part, il y a une castration dans le cinquième tome).

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    1. L'impression que les lecteurs sont pris pour des truffes : un peu quand même. Mais bon, comme j'ai un bon fond, j'ai bien voulu accepter l'explication donnée par les auteurs dans une interview. Ils savaient bien que leur récit ne tiendrait pas en 3 tomes, en tout cas pas au vu de tout ce qu'ils souhaitaient raconter, mais ils étaient prêts à se soumettre aux conditions de leur contrat. Les bonnes ventes leur ont permis d'infléchir la décision de l'éditeur.

      Une description atroce, tragique et presque douloureuse : ça l'a été pour moi, car voir un enfant ainsi mené vers cette mutilation douloureuse qui va modifier le cours de sa vie à tout jamais, alors qu'il éprouve encore un fond de confiance pour son père, c'était une trahison ignominieuse, inexcusable, impardonnable, monstrueuse.

      Pour l'instant, je n'ai pas cédé à la tentation de reprendre la lecture de la série Alix Senator au-delà du tome 3 (alors que le tome 13 vient de paraître), bien que je suive Valérie Mangin sur facebook, et que ses posts soient très alléchants.

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