mardi 3 mai 2022

China Li, Tome 2 : L'Honorable Monsieur Zhang

Ici les morts ont plus de place que les vivants.


Ce tome fait suite à ‎Shanghai (2018) qu'il faut avoir lu avant car il s'agit d'une histoire complète en trois albums, finalement en quatre albums car les auteurs ont décidé d’en ajouter un autre par rapport à ce qu’ils avaient initialement annoncé. La première publication de celui-ci date de 2020. Ce récit a été par écrit par Maryse et Jean-François Charles, dessinés et peint par ce dernier. Il comprend 62 planches en couleurs.


Au temps présent, dans le restaurant chinois appelé La rivière Li, le représentant de l'étude Dupont-Bedon de Mourmelon continue de raconter la vie de Li au patron et à sa famille. Depuis Shanghai, elle a donc embarqué pour la France en compagnie de madame Ferté et de sa fille Raphaëlle. Elle se retrouve à Paris, dans un magasin d'appareils photo, avec la fille. Elle décide d'acheter un modèle Rolleiflex double objectif, dans le but d'envoyer des photographies à son père adoptif monsieur Zhang, resté en Chine. Les deux jeunes femmes font les touristes à Paris : la tour Eiffel, Notre Dame de Paris, la basilique du Sacré Cœur. Elles flânent à Montmartre, et Li admire les toiles d'un jeune peintre qui expose dans la rue. Il s'appelle Antoine et lui dit que ce n'est pas ce qu'il a fait de meilleur. Il voudrait peindre le Sacré-Cœur comme Monet a peint la cathédrale de Rouen, dans son jeu de lumières. Il estime que ce serait intéressant qu'ils comparent leurs façons de voir un paysage, de voir la vie. Il lui demande si elle sait que Monet admirait beaucoup les artistes japonais, que c'était un grand collectionneur d'estampes. Elle répond qu'elle est chinoise.



Le soir, Li écrit à son père : Mon, cher père, j'ai revu ce jeune peintre (Vous ai-je dit qu'il s'appelle Antoine ?). C'était au Louvre, il copiait un tableau pour une commande. Il nous a invitées, Raphaëlle et moi, dans un café de St-germain-des-Prés, où se rencontrent des groupes d'artistes. C'est là que ses amis et lui discutent vivement d'écrivains, de peintres actuels et aussi de politique. Je vous envoie des catalogues d'exposition consacrés à quelques jeunes peintres dont on parle beaucoup ici. Monsieur Dobrowski, mon professeur de photographie, estime que je progresse dans mes clichés. Il pense proposer mes meilleures photos à quelques magazines. J'attends impatiemment de vos nouvelles. Vous me manquez. Je vous embrasse affectueusement. Votre fille Li. PS : madame Ferlé est très aimable, très prévenante, mais Raphaëlle trouve mes nouveaux amis ennuyeux. Raphaëlle rend visite à Li alors qu'elle travaille dans la boutique du photographe Jozef Dobrowski. Elle remarque des photographies de nu accrochées au mur : Li indique que ce n'est pas ce qu'elle croit, ce sont des études, des recherches sur la lumière, les ombres, par exemple pour mieux rendre le grain de peau. Raphaëlle lui dit qu'elle voudrait que Li la photographie. Elles montent dans l'atelier à l'étage et Raphaëlle précise qu'elle veut poser nue pour Li. La séance se déroule, Li donnant des conseils sur les poses à adopter et son amie finit par se montrer entreprenante. Le lendemain, Li demande à la concierge si elle a du courrier pour elle, une lettre de son père.


Quel plaisir de retrouver l'histoire de la vie de Li : dès la première page, les auteurs accueillent le lecteur avec considération. Une première page revenant dans le café où le représentant de l'étude Dupont-Bedon reprend son récit, pour le bénéfice de la famille tenant le restaurant, et tout autant pour le bénéfice du lecteur, comme un conteur attentionné rappelant le thème du récit, et la situation où il s'était arrêté à la fin du premier tome. Les dessins sont tout aussi prévenants, avec des couleurs douces à la peinture, et une description nourrie sans être obsessionnelle, une reconstitution historique solide. Dans le même temps, le lecteur sourit de la facétie des auteurs car la première case représente une femme nue. Mais ce n'est pas de la titillation gratuite : c'est l'image qui apparaît au fond de la coupelle de saké quand l'alcool a été bu : une photographie d'une qualité médiocre, le dessin devenant la représentation d'une image industrielle de la nudité féminine, ayant perdu tout potentiel érotique. Ceci n'est pas une femme nue, pour paraphraser René Magritte (1898-1967), mais ceci n'est pas non plus un récit édulcoré ou inoffensif. Comme dans la première partie de cette trilogie (tétralogie maintenant), le lecteur retrouve des références historiques précises, la vie de Li s'inscrivant dans le siècle : le Japon envahissant la Kuomintang le 19 septembre 1931, le Kuomintang de Tchang Kaï-chek et le drapeau de la république de la Chine dit Ciel bleu, Soleil blanc et Terre entièrement rouge, l'annexion de la Mandchourie, le plan d'encerclement du seau en fer, etc.



Les auteurs introduisent également des références artistiques comme celle au peintre et sculpteur français Jean-Léon Gérôme (1824-1904), ou celle à Zhu Da (1625-1705, orthographié Chu Da), et en passant à Amedeo Modigliani (1884-1920) et à Pablo Picasso (1881-1973). Ils s'amusent en reprenant des éléments culturels chinois passés en France à prendre au premier ou au second degré à commencer par deux aphorismes. On ne peut pas empêcher les oiseaux noirs de voler au-dessus de nos têtes, mais on peut les empêcher d'y faire leur nid. L'expérience, c'est comme une lanterne que l'on s'accroche dans le dos, mais qui n'éclaire jamais que le chemin parcouru. Ils jouent également avec l'idée reçue sur les tortures chinoises, dont le célèbre supplice de la goutte d'eau. S'il y prête attention, le lecteur peut relever d'autres marqueurs de cette époque, que ce soit le modèle de l'appareil photo acheté par Li, ou les robes, les uniformes, les voitures : une reconstitution historique soignée. Il retombe sous le charme de la narration visuelle dès la première page avec cette belle vision d'un grand boulevard de Paris, et même avant. Au dos de la couverture et sur la page en vis-à-vis, il découvre une belle illustration au pinceau, Li cheveux au vent, des jonques et un poème écrit au pinceau en colonne de haut en bas, superbe.


En planche 12, le lecteur tombe en arrêt devant une illustration en pleine page : une vue des toits de Paris avec ces toitures en zinc caractéristiques. Il suit avec plaisir Li et Antoine se promener de toit en toit sur la page suivante, avec une grâce épatante. Par la suite, il s'arrête encore à quatre reprises devant une illustration en pleine page. La planche 31 est extraordinaire, à la peinture, sans trait encré : une colonne d'hommes serpentant sur un chemin de montagne, une magnifique image plus suggestive que descriptive où les êtres humains sont réduits à quelques tâches, et pourtant le lecteur voit bien chaque silhouette, à pied ou à cheval avec ou sans fardeau, une vision extraordinaire. En planche 44, il contemple une cité nichée dans une falaise verticale, avec son pont suspendu en bois pour y parvenir : à la fois réaliste, à la fois une étape touristique. Planche 55, il se tient immobile avec monsieur Zhang pour contempler le paysage montagneux magnifique, une autre peinture capturant l'esprit des œuvres de Zhu Da. Enfin planche 56, il retient son souffle alors que Li et son guide avance sur une mince corniche de deux planches de large, collés à la falaise verticale, agrippant les maillons de la chaine métallique spittée dans la paroi rocheuse. La séduction de la narration visuelle agit à plein du début à la fin, l'artiste adaptant son approche visuelle en fonction de la séquence, allant de cases regorgeant de détails (les rues de Montmartre, la chambre d'Antoine, la salle à manger des parents d'Antoine, etc.) à des cases plus impressionnistes (une explosion, la silhouette des arbres, les montagnes en fond de case, un rideau de pluie...). Le lecteur peut se projeter dans chaque lieu grâce à des représentations soignées et détaillées.



Le lecteur reprend donc le fil de la vie de Li et il a vite fait de se rappeler qu'il s'agit d'un drame. Les auteurs mettent en œuvre les conventions d'un mélodrame, sans beaucoup de pitié pour leurs personnages, émouvant leur lecteur aux larmes à plusieurs reprises. Pour autant, ils restent dans le registre du plausible. Ils ont également tôt fait de rappeler au lecteur qu'il ne s'agit pas d'une bluette (Raphaëlle mettant Li à la rue à la première occasion), ni d'une reconstitution aseptisée (le recours à une pipe à opium lors d'un vernissage, séquence faisant penser à Les aventures de Tintin : le Lotus bleu, 1934/1935). Page 23, le lecteur retrouve un niveau de cruauté similaire à celui du premier tome avec l'opération ayant transformé monsieur Zhang en eunuque : cette fois-ci il s'agit d'un individu à qui on a coupé le nez et les oreilles. L'image n'est pas très graphique, mas le lecteur est incapable de neutraliser son imagination et elle fait le reste. La cruauté peut aussi bien prendre la forme de la guerre (des avions mitraillant des civils) que celle de la torture (une séance avec des rats). L'artiste ne se complaît pas dans le gore, mais il n'édulcore pas non plus le pire. Le lecteur garde longtemps à l'esprit cette image de têtes sans corps dans des cages accrochées à un portique de signalisation au-dessus de la chaussée, dont le sang dégoutte encore sur les véhicules qui circulent en dessous. De temps à autre, le lecteur découvre une touche d'humour pince-sans-rire très savoureuse, allant jusqu'à un dessin de sexe masculin grossièrement esquissé dans une case de la page 23, totalement à sa place dans la narration, très amusante prise pour elle-même hors contexte. Ainsi il découvre la vie de Li de Paris à la montagne Tianzi dans le Hunan, romanesque, ballottée par les bouleversements de l'Histoire, une jeune femme au fort caractère, impressionnante et attachante.


Ce deuxième tome est tout aussi extraordinaire que le premier. Une grande fresque historique jouissant d'une reconstitution minutieuse et rigoureuse. Une grande fresque romanesque à l'héroïne courageuse et attachante. Une narration visuelle magnifique et vivante.



2 commentaires:

  1. "Il retombe sous le charme de la narration visuelle dès la première page avec cette belle vision d'un grand boulevard de Paris" - Paris en bande dessinée, je ne sais pas si l'on peut s'en lasser. J'ai cru devenir au fil des articles que tu aimais beaucoup les illustrations soignées des différentes recoins de la capitale, et là je me dis que tu as vraiment dû apprécier la partie graphique.

    "avec des couleurs douces à la peinture" - Je t'avoue que je trouve que la colorisation est peut-être un peu fade à mon goût. Elle manque de couleurs vives et chaudes ; je ne la trouve pas très organique. C'est François Charles qui se charge de la mise en couleurs ? Ou le duo a-t-il fait appel à un ou une coloriste ?

    "Page 23, le lecteur retrouve un niveau de cruauté similaire à celui du premier tome" - Je dois reconnaître que les scènes que tu énumères me font grimacer. Je ne suis pas très friand de ce type de scène, surtout dans des récits réalistes. Mon côté petite nature, sans aucune doute.

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    1. Je ne m'en étais jamais fait la remarque : c'est vrai que j'apprécie plus les dessins de la capitale française, que ceux d'autres capitales ou d'autres villes. Je suppose que cela découle du fait que je connais mieux cette ville où je travaille.

      Couleurs douces ou couleurs fades : j'ai pris goût à ce genre de couleurs avec les aquarelles de Jon J. Muth pour Moonshadow, de JM DeMatteis. C'est bien Jean-François Charles qui réalise les couleurs. En ce qui me concerne, c'est également une sorte de réaction par contraste avec les couleurs pétantes des comics.

      La cruauté dans les BD : c'est un phénomène étrange que je ne m'explique pas. Je la supporte parfaitement dans les BD, même la plus sanguinolente et la plus abjecte, alors que je détourne les yeux s'il s'agit d'un film.

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