mardi 9 novembre 2021

La Folle histoire de la mondialisation

Une interdépendance étroite entre les économies


Il s'agit d'un ouvrage de vulgarisation sur la mondialisation qui ne nécessite pas de connaissance préalable. Sa première édition date de 2021. Il a été réalisé par Isabelle Bensidoun (DEA d'économie mathématique et d'économétrie) & Sébastien Jean (doctorat d’économie) pour le scénario, Enzo pour les dessins et Sandrine Bonini & Élise Follin pour les couleurs. Les coscénaristes sont membres du CEPII : le Centre d’études prospectives et d'informations internationales, spécialisé dans la recherche et l'expertise en économie mondiale. Il comporte 234 pages en couleurs. L'ouvrage est structuré en trois partie, la première comprenant 6 chapitres, la seconde 5, et la troisième 8, avec un prologue, un épilogue et quatre pages explicitant les sources des chiffres et des informations.


Comment raconter la mondialisation en BD ? Le bédéaste Enzo se rend à un café où il a rendez-vous avec les deux économistes Isabelle et Sébastien. Ils s'interrogent sur la manière de traiter leur sujet, qu'ils estiment très abstrait. Enzo fait observer que la perte d'emploi qui accompagne une usine qui délocalise sa production à l'étranger, c'est très concret. Ils font le constat que la mondialisation englobe aussi bien la destruction d'emplois à certains endroits que la création dans d'autres, qu'il y a des gagnants et des perdants, que les consommateurs apprécient les prix bas mais que les salariés se sentent menacés. Enzo leur demande de définir la mondialisation d'un point de vue personnel.



Isabelle répond la première : ce qui est positif pour elle, c'est la possibilité, avec la mondialisation, d'avoir un plus grand accès à l'Ailleurs, à ce qui est différent, à ce qui est au départ étranger. En quelque sorte, la mondialisation est un vecteur d'altérité. C'est la possibilité d'avoir chez soi, avec soi, des choses que l'on ne pouvait, auparavant, avoir qu'à l'étranger. Malgré tout, ce n'était pas mal ce temps où il fallait se déplacer physiquement pour y accéder, mais l'avantage, c'est qu'avec la mondialisation, c'est disponible pour un plus grand nombre. C’est-à-dire aussi à ceux qui n'ont pas les moyens de se déplacer. Donc la mondialisation, c'est plus d'ouverture, pas seulement commerciale, financière, mais aussi plus d'ouverture à l'autre. Revers de la médaille, quand on se déplace, on retrouve, davantage aujourd'hui qu'hier, la même chose que chez soi. Pas facile de trouver encore de l'exotisme ! Donc plus de diversité chez soi, mais plus d'homogénéité globalement. Et la mondialisation telle qu'elle s'est développée jusqu'ici a eu pas mal d'effets négatifs. Elle a pesé sur l'emploi et sur les salaires des moins bien lotis dont on s'est peu préoccupé. Sans oublier que la finance, quand elle n'est pas suffisamment encadrée, porte en elle les germes de crises aux effets dévastateurs sur l'économie réelle. L'ouvrage se compose ensuite de trois grandes parties, la première sur l'état de la mondialisation au temps présent, la seconde sur son historique en deux temps, et la troisième répond aux questions polémiques.


Dès la couverture, le lecteur s'interroge sur la forme narrative que les auteurs vont adopter. C'est un véritable défi que de parler d'un sujet aussi abstrait en bande dessinée, de vulgariser des connaissances conceptuelles en images. S'il a lu plusieurs ouvrages de la collection La petite bédéthèque des savoirs (Le Lombard) ou d'autres du même genre, le lecteur connaît les possibilités de mise en scène. Ici, les auteurs ont choisi de se mettre en scène, s'interrogeant et se répondant, et aussi d'avoir des pages d'explications avec des illustrations, et d'autres mettant en scène une personnalité en train d'expliquer, soit en s'adressant à des interlocuteurs invisibles, soit en les mettant en scène dans une situation. Il se produit donc assez vite la sensation de découvrir un texte prérédigé sous la forme d'un exposé, avec un dessinateur qui fait de son mieux pour apporter des éléments visuels supplémentaires, parfois donnant l'impression d'être déconnectés du texte. Au fil des séquences, le lecteur peut voir les trois auteurs discuter ensemble dans un café, chez l'un des auteurs, ou régulièrement sur un fond uni dépourvu de tout arrière-plan. Cela apporte une forme d'animation à la discussion, même si parfois le lecteur se dit que tel propos pourrait être tenu par n'importe lequel des trois sans que cela ne change rien au déroulement de la discussion, comme si leur identité était interchangeable.



Dès la fin du prologue, le lecteur prend la mesure du savoir-faire de l'artiste avec un traveling arrière prenant de la hauteur sur le quartier de la ville où se trouve le bar, montrant une vue du ciel très soignée. Il a également pu apprécier le naturel des personnages, dans leur langage corporel et les expressions de leur visage. Le premier chapitre débute par une mise en situation : un monsieur qui frappe aux portes réalisant un sondage où les gens répondent à la question : qu'est-ce que vous évoque la mondialisation ? De séquence en séquence, le lecteur peut ainsi regarder une femme parcourant les rayons d'un supermarché avec son caddie, une vue éclatée d'une machine à laver, une chaîne de montage de voitures, le cheminement d'un container d'un poids-lourds à un navire, des pipelines, une ville industrielle dont l'usine a fermé, le Citarum pas très loin de Djakarta, la capitale indonésienne, l'un des fleuves les plus pollués au monde, et beaucoup d'autres choses encore. Ces images viennent illustrer l'exposé, parfois en reprenant ce qui dit la phrase qui les accompagne, parfois en suivant une idée parallèle pour montrer concrètement un élément (par exemple le parcours d'un container). Elles apportent une diversité visuelle, même si le lecteur s'aperçoit qu'à quelques reprises il a oublié de regarder les dessins, entièrement focalisé sur le texte qui est autosuffisant dans ces passages.


Dans la mesure où il s'agit d'un ouvrage avec une forte composante historique, l'artiste réalise également des reconstitutions d'époque : Paris au milieu du XIXe siècle, la traversée de l'Atlantique en bateau à vapeur, l'évolution des modèles de téléphones. Très régulièrement, il représente également des personnalités historiques des siècles passés ou des contemporains : Arnaud Montebourg, Serge Tehuruk (Alcatel), Stan Shih (Acer), Donald Trump, Xi Jinping, Édouard Philippe, Emmanuel Macron, Dominique Strauss-Kahn, Margaret Thatcher, Ronald Reagan, Boris Johnson, Malcom McLean, Karl Polanyl, Robert Mundell, Pascal Lamy, Milton Friedman, Anton Brender, Paul Krugman, et encore de nombreux autres économistes. Le lecteur reconnaît aisément plusieurs d'entre eux, par exemple Mick Jagger, et constate que leur portrait est ressemblant, et que le dessinateur passe dans un mode plus réaliste et moins simplifié pour les représenter. Au fil de l'exposé, les auteurs utilisent également la richesse des possibilités visuelles pour des images parlantes, ce qui fait mettre en œuvre encore d'autres facettes du talent d'Enzo. Ces schémas et infographies sont de nature diverse : patron de chemise, détails des parties d'une chaussette, éclaté d'une machine à laver le linge, cartographie des chaînes de valeur d'un jean, courbe d'évolution du nombre d'automobiles produites en France en million de véhicules, plateau de Monopoly, histogrammes cumulés, chaîne de prise de risques des crédits accordés aux ménages américains, etc.



En commençant, le lecteur part avec l'a priori d'un ouvrage ardu, et d'une lecture lente pour pouvoir assimiler toutes les informations. Il constate que les auteurs ont effectué un impressionnant travail de structuration de leur propos en 3 parties, chacune comprenant des chapitres courts, et que le rythme de la lecture est assez soutenu. Cela traduit un gros travail de conceptualisation pour rendre un tel propos aussi accessible et facile à lire et à assimiler, en introduisant des termes techniques précis (par exemple le trilemme de Robert Mundell, ou les inoubliables zinzins = les investisseurs institutionnels). La progression de l'exposé est très claire : commencer par expliquer la mondialisation par des exemples, en particulier la confection d'un jean, puis raconter les deux phases de la mondialisation, et enfin répondre aux questions polémiques, en s'appuyant sur les deux parties précédentes. La mondialisation favorise-telle la croissance ? La mondialisation améliore-t-elle le pouvoir d'achat des Français ? La mondialisation fait-elle davantage de perdants que de gagnants ? Faut-il relocaliser la production ? Peut-on dompter la finance ? La mondialisation est-elle compatible avec l'environnement ? La mondialisation, terreau du populisme ? Faut-il jeter le bébé avec l'eau du bain ? Lors des deux premières parties, les auteurs adoptent un positionnement factuel parvenant à ordonner des événements et des prises de décisions pour faire apparaître les paramètres de la mondialisation et sa nature, ainsi que le degré auquel elle est parvenue, à l'échelle mondiale, sur la base d'exemple partant de la France. Dans la dernière partie, ils portent des jugements de valeurs, répondant de manière explicite à ces questions, sans parti pris politique, ou même économique. Pour reprendre leur formulation, la troisième saison de la mondialisation s'annonce toujours plus complexe, et pas forcément jouée d'avance, l'omni-libéralisme économique se heurtant encore à des obstacles, les États n'ayant pas totalement perdu leur pouvoir.


Le titre de l'ouvrage promet une présentation de l'histoire de la mondialisation, et un rapide feuilletage révèle ce qui ressemble à un exposé dense, richement illustré. Du point de vue BD, les auteurs n'ont pas réussi à échapper aux têtes qui parlent, et à l'impression de certains passages où le texte est livré clé en main, et bonne chance au dessinateur pour y accoler des visuels. Globalement, la lecture fait apparaître un ouvrage très soigneusement conçu, à la fois dans sa structure, et dans l'utilisation de la richesse visuelle que permet la bande dessinée. Les pages se tournent rapidement, les notions sont claires et faciles à assimiler, et les auteurs tiennent leurs promesses : retracer l'histoire de la mondialisation et faire un bilan sur ses aspects les plus polémiques, en creusant les questions plus loin d'une simple vulgarisation.




3 commentaires:

  1. Cet album semble représenter un beau défi pour un artiste, car il y a là une belle variété dans la forme : représentations réalistes, semi-réalistes, infographie, schémas techniques, etc. Impressionnant.

    Comment concluent les auteurs ? Disent-ils de la mondialisation qu'il s'agit d'un mal nécessaire ? Qu'il faut revenir en arrière si c'est possible ? Qu'on peut en limiter les effets ?

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    1. Les auteurs concluent en répondant aux questions que je cite. La mondialisation favorise-telle la croissance ? La mondialisation améliore-t-elle le pouvoir d'achat des Français ? La mondialisation fait-elle davantage de perdants que de gagnants ? Faut-il relocaliser la production ? Peut-on dompter la finance ? La mondialisation est-elle compatible avec l'environnement ? La mondialisation, terreau du populisme ? Faut-il jeter le bébé avec l'eau du bain ?

      A chaque fois, il le font avec un chapitre de 4 à 12 pages pour synthétiser le pour et le contre. D'une manière plus abrupte (c'est-à-dire sans les arguments développés), je cite les conclusions :

      Il est impossible de savoir précisément quel est l'effet de la mondialisation sur la croissance française.

      La mondialisation n'améliore pas vraiment le pouvoir d'achat parce que la concurrence mondiale a pour effet de tirer les salaires des niveaux intermédiaires, vers le bas.

      La période d'hyper-mondialisation s'est accompagnée d'une augmentation des inégalités au sein de nombreux pays.

      Les destructions d'emploi dans l'industrie en ont, par ricochet, entrainé dans d'autres secteurs : on peut donc s'attendre à ce qu'il en soit de même lorsqu'il s'agit de créations d'emplois.

      L'ONG Tax Justice Network estime qu'au niveau mondial 1.400 milliards de dollars des profits sont transférés vers des paradis fiscaux chaque année, faisant perdre aux états 245 milliards de recettes fiscales. Ce n'est pas une fatalité, mais on est encore loin de règles de la fiscalité internationale pour s'assurer que les entreprises multinationales payent bien leurs impôts là où elles exercent leurs activités, là où la valeur est créée.

      La mondialisation produit le pire comme le meilleur : elle nivelle par le bas quand la course aux débouchés détruit l'environnement, elle peut aussi tirer vers le haut lorsqu'elle permet de diffuser des technologies moins polluantes ou des normes plus écologiques.

      La mondialisation a contribué à la montée du populisme.

      La mondialisation n'a pas dissout le pouvoir des états. Elle les a plutôt rendus, pour nombre d'entre eux, plus poreux à l'idéologie dominante du laisser-faire. Mais rien n'empêche l'imagination de revenir au pouvoir.

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    2. Merci pour ce complément d'informations ; c'est très instructif.

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