vendredi 10 septembre 2021

Colt et Pepper T02: Et in Arcadia ego

Ma place est avec les morts.


Ce tome est le second d'un diptyque : il faut donc avoir lu avant Colt et Pepper T01: Pandemonium à Paragusa paru en 2020. Sa première parution date de 2021. Il a été réalisé par Darko Macan pour le scénario, Igor Kordey pour les dessins et la supervision des couleurs, Anubis pour la mise en couleurs. La traduction a été réalisée par Fanny Thuillier. L'album compte 54 pages de bande dessinée.


Marchant d'un pas lugubre, sous un ciel tout aussi lugubre, Colt et Pepper empruntaient les sentiers les moins fréquentés pour rentrer à Paragusa. Ils passent le long d'un champ sur lequel se tient un long dragon aux splendides couleurs, qu'une demi-douzaine de paysans essaye d'éloigner, en brandissant des bâtons et des houes. Ils ne s'arrêtent pas et continuent leur chemin, Culpepper essayant de comprendre pourquoi son neveu reste mutique. Il lui demande s'il s'inquiète pour Ossus le nécromancier. Puis il le taquine en lui disant qu'il doit penser à Lytha, la fille de Barth le rouge. Dans le champ, les paysans ont tellement houspillé le dragon qu'il s'est envolé, un homme ayant réussi à s'accrocher à une pointe dorsale, et tenant un couteau entre les dents. Pepper fait observer que Reed Cove se trouve juste derrière le virage devant eux, et il propose à Colt d'aller saluer la jeune fille, malgré l'absence d'envie manifestée par le jeune homme.



La dernière fois que Colt et Pepper s'y étaient attardés Reed Cove n'était qu'un labyrinthe effrayant. Mais cette fois, la douceur pâle du soleil faisait toute la différence. Ils descendent tranquillement une rue en pente, peu inquiets du fait qu'ils sont recherchés. Le pied de Salomon glisse sur une plaque de neige et il se retrouve les quatre fers en l'air, n'ayant pas pu retrouver son équilibre sur les pavés trop polis. Son neveu et un passant l'aident à se relever. Il demande à l'habitant s'il peut lui indiquer où trouver une jeune femme s'appelant Lytha. Le porteur leur propose de leur montrer où elle habite : ils lui emboîtent le pas. Ils les laissent passer devant pour entrer dans une cour : une demi-douzaine d'individus armés de bâtons les agresse. Ils se retrouvent immobilisés au sol, plaqués ventre à terre. Theophrastus Levi, le chef de bande, descend un escalier et s'adresse à Culpepper. Ce dernier lui explique qu'ils sont à la recherche de Lytha, la fille de Barth. Le chef essuie une marche avec un mouchoir qu'il a sorti de sa poche, range son mouchoir dans sa manche, et s'assoit. Il explique que Lytha a voulu monter sa propre bande, composée uniquement de femmes et qu'il a dû intervenir. Il ne l'a pas tué, mais il l'a vendue à un diable pour trois larmes d'or qu'il montre à ses interlocuteurs. Pepper lui demande où retrouver ce diable, proposant de le dédommager avec une demi-saucisse d'ail. Le juif porte son mouchoir à son nez pour se protéger de l'odeur et lui donne la réponse gratis. Colt et Pepper repartent dans les bois enneigés et retrouvent rapidement les traces de ce diable humanoïde dans la neige, puis l'individu lui-même.


Le lecteur part avec un horizon d'attente bien clair dans sa tête : il s'agit du deuxième tome d'un diptyque donc il doit retrouver les mêmes qualités que dans le premier, l'histoire doit être conclue à la fin, et comme annoncé à la fin du premier, les héros retournent à Paragusa pour récupérer l'âme de Colt. La première page le rassure tout de suite : Igor Kordey ne lâche rien en ce qui concerne le niveau de détails de ses cases. Dans ce dessin en pleine page, le dragon est magnifique, sorte de gros serpent à pattes et à écailles avec une tête et gueule d'inspiration chinoise, et une superbe mise en couleurs. Celle-ci souligne qu'il s'agit d'une bête fantastique avec des couleurs plus vives attestant qu'elle provient d'un monde merveilleux. Le lecteur prend son temps pour absorber les informations visuelles : la tenue des paysans, leurs outils, leur carriole, les sillons de labour, la végétation autour du champ, le muret de clôture en pierre, le tracé du chemin sur lequel se trouvent les deux voyageurs. La mise en couleurs participe à rehausser le relief de chaque élément, ainsi qu'à les faire ressortir les uns par rapport aux autres. Un spectacle magnifique.



Tout du long de ce tome, le lecteur retrouve cette narration visuelle descriptive totale très riche qui ne hiérarchise pas l'information. De séquence en séquence, il est impressionné par le spectacle varié : les rues pavées de Reed Cove et les façades des maisons, l'aménagement en pierre de la cour intérieure, le riche habit de gentilhomme de Theophrastus Levi, la brillance des deux anges de la mort, les rangs de vigne avec leur palissage et les feuilles à la couleur déjà automnale, les grappes de raisins, les chais de la cave, la large rue en escalier qui mène à l'entrée du château, la salle du trône, la chambre de Coltrayne au palais, etc. Il prend le temps de s'arrêter sciemment pour profiter d'une scène incroyable : ce dragon merveilleux harcelé par des paysans besogneux, ces deux anges à la brillance intense dans une caverne, les vendanges sur un coteau qui permet de découvrir le panorama à plusieurs kilomètres dans le lointain, cette sortie dérobée de contrebandiers dans un immense fût dans une cave, la partie d'échecs où le rôle de chaque pièce est tenu par un être humain, la tentation de Culpepper par des femmes correspondant à ses fantasmes (dont une amazone au sein droit coupé), etc. L'artiste fait un usage opportun des dessins en pleine page, avec ce degré de détail élevé qui permet à tous les éléments, naturels ou surnaturels, de coexister sur le même plan. Il mesure également l'inventivité du scénariste pour avoir imaginé chacun de ces éléments fantastiques, chacune de ces situations extraordinaires.


Le lecteur avait déjà été un peu dérouté par la construction du premier tome, mais à la fin, l'auteur donnait une indication claire de l'objectif de ce second tome : l'oncle et le neveu se retournent à Paragusa, pour y récupérer une âme, bien que leur tête y soit mise à prix. Comme le premier tome celui-ci est découpé en trois chapitres numérotés de 4 à 6 indiquant ainsi que les deux tomes ne forment qu'une seule et même histoire. Au bout de 3 pages, le lecteur se retrouve tout autant décontenancé, car Culpepper a décidé de faire une halte à Reed Cove pour aller saluer Lytha, puis d'aller la sauver des griffes d'un garçon démon, à l'allure de bouc anthropomorphe. Finalement, il n'y a rien d'urgent à récupérer cette âme. Cela étant, les deux voyageurs pénètrent dans la ville de Paragusa, puis déambulent dans les rues en interpelant leurs connaissances, sans aucune inquiétude du fait que leur tête soit mise à prix. Il ne reste qu'à mettre ça sur le compte du fait qu'il s'agit d'un conte. Mis à part qu'ils soient des fugitifs qui reviennent sur le lieu de leur crime, l'intrigue aboutit à une conclusion en bonne et due forme, et les mystères en suspens sont résolus. La structure du récit est un peu étrange, mais à nouveau cela peut être considéré comme un conte. Il y a quelques pointes d'humour qui font mouche : une demi-saucisse à l'ail pour payer un service, l'emploi du surnom vermisseau évoquant la taille du pénis de l'interlocuteur, Dionysos dieu du vin laissant tomber à terre des grappes de raisin, le prêtre ne sachant même pas qu'il avait une âme Et puis il y a ce titre étrange.



Le titre est une expression latine pouvant être comprise comme : Moi qui suis mort, je vécus aussi en Arcadie, c’est-à-dire le pays des délices. Il renvoie donc à l'état de l'un des deux voyageurs qui s'est rendu compte qu'il est en fait sûrement mort. Peut-être que l'idée de cette histoire est venue au scénariste en contemplant un des deux tableaux portant ce titre, réalisés par Nicolas Poussin (1594-1665). Le lecteur se souvient que plusieurs thèmes courraient sous-jacents dans le premier tome : l'expérience qui vient avec les décennies vécues, et la conscience de l'inéluctabilité de la mort, ce qui relativise bien des choses. S'il fait passer son cerveau dans ce mode de lecture, il relève plusieurs situations et plusieurs remarques effectuées par les personnages qui résonnent avec ces thèmes. Un jeune déjà mort au monde qui l'entoure. Un prêtre tiré de son endoctrinement par son avarice. Le prince grenouille Heinrich de Grimm qui remarque qu'on ne peut tuer ce qui n'a pas d'âme, mais ceux qui n'ont pas d'âme peuvent vous tuer. Theophrastus Levi qui a fait le constat qu'il ne peut aller contre les idées reçues, alors il est devenu ce qu'on pensait déjà qu'il était. Même si ces éléments ne lui semblent pas primordiaux quand il les découvre, il y repense quand Culpepper s'interroge en déambulant dans les rues de Paragusa. Où sont passés les rires ? Où sont les chansons ? Où sont passés tous les regards vicieux et les mains baladeuses ? Si tous ces gens étaient morts, ça ne ferait aucune différence ! On ne partage plus la nourriture. On passe sous silence le vice. La bienveillance a disparu, et les petits fripons aussi. Le personnage principal est en butte aux effets de ce qui est appelé la Paix Noire. Le nécromancier a réussi à instaurer une forme de sérénité dans le royaume, mais le prix à payer est celui de l'anesthésie des émotions, pour une vie calme proche d'un état de zombie (sans la pulsion de manger de la chair ou de la cervelle humaine), une forme de mort émotionnelle. Vu sous cet angle, les bizarreries du récit font sens : le scénariste formule sa vision de l'existence. Elle ne peut pas être parfaite, les injustices et les défauts en sont consubstantiels, et ils participent à lui donner sa saveur. Culpepper fait même le constat qu'il ne peut sauver personne, et qu'il ne peut même pas changer les choses.


Au fur et à mesure des séquences et des pages, le lecteur tombe sous le charme de la narration visuelle riche et inventive, acceptant de consentir un supplément de suspension d'incrédulité pour les bizarreries de la construction du scénario. Progressivement, il se rend compte que certaines phrases de dialogue se répondent et développent plusieurs thèmes sous-jacents, tels que l'inéluctabilité de la mort, mais qui ne doit pas paralyser les individus pour autant, et l'impossibilité de perfection dans le monde réel. Comme le dit le jeune Ossus : Vous vous imaginez craindre la mort à chaque instant de votre vie ? Ce n'est pas une vie, je vous l'assure. Un conte adulte d'une extraordinaire qualité.



2 commentaires:

  1. Je remarque qu'il y a à nouveau de très jolies tentures sur cette couverture admirable. Je ne pense pas qu'il s'agisse d'une coïncidence. Cela me fait penser aux scènes de pièces de théâtre.

    "Un spectacle magnifique." : Tu m'ôtes les mots de la bouche. Je suis resté pantois devant cette planche absolument splendide. Quelles couleurs ! Quelle vie !

    "Une demi-saucisse à l'ail" : Mais pourquoi diable une saucisse à l'ail ? Y a-t-il une référence cachée ? J'ai cherché une explication satisfaisante sur Internet : en vain.

    "Peut-être que l'idée de cette histoire [...] Nicolas Poussin (1594-1665)." Ah, voilà le type de remarque que j'apprécie beaucoup, lorsque l'auteur d'un article essaie d'établir des liens incertains avec d'autres œuvres à l'issue d'une recherche sur un point spécifique de l'œuvre. Je me demande quelle a été l'intention réelle de Macan.

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    1. Sympa comme association d'idées : la scène de théâtre. Avec le recul, il y a bien quelque chose de théâtral dans certaines scènes.

      Dans la scène en question, la demi-saucisse à l'ail allait bien avec un individu vagabondant sans le sou, en décalage avec un brigand homme d'affaires.

      Je me suis rendu compte que je n'étais pas du tout sûr de moi quant à l'intention des auteurs : c'est une œuvre très aboutie, très riche, dans laquelle je n'ai pas ressenti de hiérarchie dans les différents ingrédients, une mise sur le même plan étrange mais qui a fonctionné pour moi.

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