jeudi 30 septembre 2021

Zaï zaï zaï zaï

Les pierres n'ont pas toujours la même ombre.


Ce tome contient une histoire complète indépendante de toute autre. Le premier tirage date de 2015. Il a été réalisé par Fabcaro (Fabrice Caro) scénario et les dessins. L'ouvrage comporte 66 pages de bande dessinée, en noir & blanc, avec une unique teinte supplémentaire, du vert olive.


Dans un hypermarché, Fabrice se présente à la caisse. L'hôtesse de caisse Roselyne lui annonce le montant : trente-sept euros et cinquante centimes, et lui demande s'il a la carte du magasin. Il cherche dans ses poches et ne la trouve pas. Il se retrouve contraint de lui avouer qu'il est désolé car il croit qu'elle restée dans son autre pantalon. Le responsable arrive immédiatement, demande à Roselyne s'il y a un problème. Elle répond que le monsieur n'a pas sa carte du magasin. Le responsable demande à Fabrice de le suivre. Le client redonne l'explication : elle est restée dans son autre pantalon. Le responsable ironise : comme par hasard Fabrice a changé de pantalon. Le client se saisit d'un poireau dans son chariot de course pour menacer son interlocuteur qui le menace à son tour de faire une roulade arrière. Fabrice lui tourne le dos et s'enfuit en courant, le poireau toujours dans la main. Un peu plus tard un policier en civil prend la déposition du responsable : signes particuliers, vêtements, couleur ? À chaque fois, le responsable répond comme si la question portait sur sa propre personne.


Dans les locaux du personnel, une collègue rassure Roselyne. Elle lui propose un déca, lui indique que si elle a besoin de parler, elle et ses collègues sont là, que ce qui lui est arrivé est un événement grave et qui faut qu'elle essaye d'oublier. Sa collègue lui répond qu'elle envisage d'aller en poissonnerie quelque temps, ce qui horrifie son interlocutrice. Fabrice continue de courir jusqu'à temps qu'il estime s'être assez éloigné pour être momentanément en sécurité. Au commissariat, un policier informe son collègue qu'il a envoyé le poireau à la police scientifique pour les prélèvements et analyses ADN. L'autre répond que c'est inutile car le suspect a été reconnu par plusieurs témoins dans le magasin. Voilà qui est embêtant : que dire à la police scientifique maintenant ? Sur les conseils de son collègue, il les appelle et invente un truc : il leur signale que des jeunes de quartiers sensibles s'amusent à envoyer des poireaux aux gens, et que s'ils en reçoivent et bien ça ne provient pas du commissariat. Un rédacteur en chef informe un de ses journalistes que le coupable vit à Bédarieux dans l'Hérault, et qu'il doit partir tout de suite sur place en reportage. Il prend l'avion, puis une voiture, puis un train à vapeur, puis une carriole tirée par un cheval, et enfin à pied à travers la jungle avec trois indigènes pour porter ses ballots. Fabrice continue de marcher, puis il fait du stop sur le bord de la route. Dans le commissariat, un policier demande à ses collègues si le type à un casier. L'un d'eux demande : un casier pour mettre ses affaires ? Le premier demande s'il dit ça parce qu'il a l'air d'un homosexuel refoulé ?



La scène d'introduction dure trois pages et tout est posé. Fabrice se retrouve fugitif et coupable parce qu'il n'avait pas sa carte de fidélité du magasin sur lui : situation absurde. Il s'agit d'un récit humoristique dont le comique fonctionne sur l'absurdité des situations, de la réaction des uns et des autres. L'auteur sait jouer sur les attentes du lecteur, les automatismes de réaction pour une situation donnée, en montrant des comportements transgressant la normalité, tout en conservant, pour son récit, une logique interne très cohérente. Arrivé à la caisse de son supermarché, tout citoyen banal et ordinaire à l'habitude de présenter sa carte de fidélité pour engranger des points lui permettant d'obtenir une ristourne plutôt moins conséquente que plus, à plus ou moins long terme. Il s'agit d'un comportement ordinaire implicite. Le décalage se produit avec la réaction démesurée de l'hôte de caisse et du responsable, assimilant l'absence de carte à un délit, voire à un crime. Le lecteur ajuste son mode lecture à ce point de divergence, et du coup assimile le coup du poireau comme une arme pour menacer. C'est tout aussi absurde que le crime de ne pas avoir sa carte de fidélité, tout en participant de la même logique. De ce point de vue, c'est à la fois évident, et très surprenant en même temps car le lecteur n'a aucun moyen d'anticiper quelle sera la nature de la prochaine sortie absurde, du fait de l'immensité des possibles.


Dans un premier temps, il est possible que le lecteur ait également besoin d'un temps pour s'adapter aux dessins. La narration visuelle de l'artiste s'inscrit dans un registre descriptif et réaliste, avec une impression de dessins un peu lâches, pas tout à fait finis parce qu'ils n'ont pas été peaufinés. Les traits de contour donnent l'impression d'être un peu imprécis, comme s'ils auraient mérité d'être repassés pour faire disparaître les irrégularités, pour bien faire attention à ce qu'il n'y ait pas de traits non jointifs, ou de variation dans l'épaisseur d'un même trait, et en arrondissant certaines portions. De la même manière, les zones noircies semblent l'avoir été avec un marqueur ou un pinceau vite posé, sans se préoccuper d'obtenir une surface proprement délimitée. Dans le même ordre d'idée, les visages ne sont pas très détaillés : un trait pour chaque œil, un trait pour les sourcils masculins, un ovale irrégulier pour la bouche un arc de courbe pour la base du nez, et une zone de cheveux à la forme plus travaillée pour les femmes que pour les hommes. Les décors sont traités avec la même impression d'esquisse précise, mais pas terminée. L'artiste se contente régulièrement d'un fond vide avec uniquement les personnages lors des séquences de dialogue. Et pourtant…



Pourtant, le lecteur n'éprouve pas la sensation de lire une bande dessinée pauvre en informations visuelles, ou exécutée à la va-vite faute d'un savoir-faire suffisant pour dessiner. Même s'il n'y prête pas d'attention particulière, il se rend compte que les personnages présentent tous une apparence différente, une tenue vestimentaire différente, et des postures en phase avec leur activité, leur âge et leur condition sociale. Lorsqu'un journaliste interroge les voisins âgés de Fabrice, le lecteur voit bien des personnes du troisième âge, un peu voutées, ne disposant pas de l'énergie de la jeunesse. Les uniformes et tenues de travail sont aisément reconnaissable : que ce soit celui d'un policier, ou celle d'une hôtesse de caisse. Même s'il peut ressentir une économie de moyen dans les décors, le lecteur constate qu'il voit où se déroule chaque scène : caisse d'un hypermarché, bureaux d'un commissariat, habitacle d'une voiture, bar, plateau de télé, terrasse d'un café, hémicycle de l'assemblée nationale, cuisine d'appartement, marché découvert d'un village de Lozère. Il suffit parfois de quelques traits à l'artiste pour installer ses personnages dans ces lieux et permettre au lecteur de s'y projeter avec un degré d'immersion satisfaisant.


Alors que la monochromie donne une impression d'uniformité à toutes les pages, la lecture s'avère beaucoup plus riche et variée. Il suffit que le lecteur s'arrête un instant pour considérer l'une des quatre pages muettes du récit pour se rendre compte que l'auteur raconte beaucoup avec les dessins. Fabcaro a opté pour un découpage par défaut en 3 bandes de 2 cases chacune, avec des variations allant de deux cases fusionnées, jusqu'à un dessin en pleine page. La plupart des scènes occupe une page, plus rarement deux, créant ainsi une unité de lecture très rigoureuse. Certaines scènes de dialogue sont en plan fixe, comme une émission débat de télévision, une discussion où le lecteur serait assis à la même table que les interlocuteurs. D'autres séquences présentent un plan de prise de vue plus élaboré : Fabrice marchant au bord de la route, la suite de tonneaux d'une voiture de marque Renault. Le lecteur remarque que l'absurde ne se limite pas au dialogue, mais qu'il peut également prendre une forme visuelle, par exemple quand Fabrice s'est assis par terre dans la forêt et parle à haute voix, avec un lapin qui se place devant lui pour l'écouter, puis une biche, puis un cerf, et enfin une autruche, un rhinocéros, un dauphin.



Sous réserve qu'il ne soit pas allergique à l'absurde, le lecteur se délecte de se faire prendre par surprise par l'inventivité de l'auteur. Il se rend compte que ce dernier joue sur de nombreuses références culturelles. Fabrice parlant aux animaux renvoie à Blanche Neige parlant aux animaux dans la forêt. Lorsque Fabrice appelle ses filles, il se lance dans une longue explication entremêlée d'excuses pour que son interlocuteur finisse par lui dire qu'il s'est trompé de numéro car il s'agit d'un restaurant de vente à emporter de type kebab. Le lecteur fait automatiquement le lien avec la boucherie Sanzot dans Tintin. Au fil de la cavale de Fabrice, Fabcaro met en scène la réaction du public, sous de nombreuses facettes : journal télévisée, interviews des voisins, discussion au boulot, discussion entre bédéastes car c'est la profession du fuyard. En plus des réactions et des logiques absurdes, l'auteur brosse un portrait critique de toute l'industrie se nourrissant des informations, en les rendant plus croustillantes avec une couche manipulatrice de sensationnalisme. En fonction de sa sensibilité, le lecteur relève plutôt tel ou tel forme de dérision : la traversée de la jungle, la critique de la créativité (Sans compter que ces derniers temps, scénaristiquement, il commençait à tourner en rond. Un certain systématisme dans ses schémas de narration), les théories du complot, la blessure de footballeur, l'égocentrisme, la difficulté au karaoké de la chanson Mon fils, ma bataille, de Daniel Balavoine, etc.


Le lecteur ressort de cette bande dessinée avec un énorme sourire grâce à l'inventivité de l'auteur et sa maîtrise de la dérision, autant que de l'absurde. Il a lu une histoire avec une intrigue facile à suivre, à la structure simple et solide, avec une narration visuelle beaucoup plus riche qu'il n'y paraît et un humour protéiforme à la logique interne sans faille.



jeudi 23 septembre 2021

Orcs et Gobelins T11: Kronan

La vengeance n'apporte qu'amertume et souffrance.


Ce tome fait suite à Orcs et Gobelins T10: Dunnrak (2020) qu'il n'est pas nécessaire d'avoir lu avant. La première édition date de 2021, et ce tome comporte 46 pages de bande dessinée, 3 pages de recherches graphiques, et une page présentant la couverture des tomes 1 à 19 de la série Nains, des 30 tomes des séries Elfes bleus, sylvains, blancs, semi-elfes, noirs, des tomes 1 à 11 de la série Orcs & Gobelins, et des tomes 1 à 4 de la série Mages. Ce tome peut se lire sans aucune connaissance préalable des séries des Terres d'Arran, indépendamment de tout autre. Il a été réalisé Jean-Luc Istin pour le scénario, Sébastien Grenier pour les dessins et J. Nanjan pour les couleurs.


Kronan, un orc de Mahalal, est assis sur trône dans une grande salle, dans un palais troglodyte avec une trentaine de personnes de sa cour, assises à même le sol, buvant ses paroles. Il évoque une de ses aventures du passé, une chevauchée à l'aube dans le royaume d'Aktmar, une de ces matinées où le froid mordait la couenne. Une armée de mercenaires Chad' accompagne Nawell, la reine d'Antarya vers un village fortifié. Sur les remparts, les soldats reconnaissent l'armée de la reine et ouvrent les lourdes portes. Elle pénètre avec ses hommes dans la place forte, et toujours à cheval, elle demande où se trouve la maison du guérisseur. Le villageois répond : elle le remercie et elle lui passe son épée au travers du corps. Elle ordonne qu'on lui amène le guérisseur, sa femme et sa famille, en ce qui concerne les autres elle ordonne de le tuer tous. Certains villageois invoquent leurs dieux, d'autres se contentent de détaler. Toute tentative de négociation était vaine et ne propose qu'une issue fatale : la mort ! Les Chad' oubliant leurs maux se bide se jettent sur eux comme de foutus lions. Le guérisseur est amené devant la reine Nawell et implore sa pitié lui rappelant qu'il l'a mise au monde. Elle le décapite d'un revers de lame et ordonne de tuer sa famille, en s'arrangeant pour que ça dure longtemps.



Quelques temps plus tard, Kronan voit le soleil se lever sur la capitale Antarya, alors qu'il est crucifié sur une haute croix. Il crève de soif, il entend les vautours qui renifle sa sueur et son sang, en attendant qu'il calanche pour planter leur bec immonde dans sa viande et se repaître de ses viscères. Il hallucine, imaginant une armée de zombies à ses pieds. Au bout d'un instant, ils disparaissent et Kronan commence à être la proie du désespoir. La veille encore, il avait été réveillé dans son lit, avec une femme à ses côtés, par un soldat cognant à la porte. Il était convoqué par la reine sur la place publique. Arrivant sur la place d'Alaïm, il constate que toute l'armée de mercenaires est présente, ainsi que ses propres hommes. La reine Nawell se lance dans son discours : pour le bien de leur royaume, afin que la paix perdure pour le libre-échange et la prospérité du commerce, elle a reconsidéré sa décision et décidé d'accepter Syrius pour époux. Ce dernier disposant d'une armée régulière et professionnelle, elle indique que l'armée d'Antarya n'a plus de raison d'exister, et elle leur ordonne de se disperser et de regagner leur demeure dans le calme. Pendant qu'ils partent, Kronan monte les marches pour parler directement à la reine.


Dans les dédicaces, le scénariste indique explicitement qu'il a écrit un récit pour rendre hommage à Robert Ervin Howard (1906-1936) et qu'il a repris l'intrique et la trame de la nouvelle Une sorcière viendra au monde (A Witch Shall be Born, 1934) mettant en scène Conan. Effectivement, si le lecteur connaît déjà cette histoire, il en retrouve la trame inchangée, ainsi que la scène frappante de Conan / Kronan sur la croix, mordant à belles dents dans le cou d'un vautour qui est passé trop près, pour en boire le sang. L'orc correspond bien à un barbare, particulièrement massif, avec une très grosse épée, très résistant, et malin : il fonctionne très bien dans ce rôle. L'artiste apporte un souffle épique irrésistible avec des images qui s'impriment durablement sur la rétine : l'arrivée de la troupe de la reine vers la ville fortifiée sur un plateau enherbé au milieu des montagnes, Kronan au sommet de sa croix dans une zone désertique, la perspective des escaliers menant à l'entrée du palais où se tient la reine pour son discours, la façade du palais troglodyte, Kronan sur son buffle aux cornes incroyablement longues avec son armée déployée derrière lui, l'immense bibliothèque, les deux armées s'élançant l'une contre l'autre. Très vite, la bouche du lecteur s'ouvre malgré lui, submergé par ces visions spectaculaires par leur force, la manière dont elles capturent l'énergie d'un moment, ou son mouvement, ou sa dimension mythologique.



Le lecteur se retrouve complètement transporté ailleurs par la narration visuelle, et s'implique d'autant plus dans son absorption des images. Il relève de nombreuses conventions spécifiques au genre Fantasy : l'épée de Nawell beaucoup trop longue pour être maniée, sa position en haut des escaliers beaucoup trop éloignée des soldats pour qu'elle puisse être entendue, les cornes du buffle qui devraient lui faire ployer l'échine et baisser encore plus la tête, les défenses de repaire du mage qui occasionnent la mort de la plupart de ses clients potentiels, l'ampleur de l'armée de Kronan qui nécessite une logistique et une intendance impossibles, par exemple. Mais cela correspond à la licence artistique de l'artiste qui lui permet d'insuffler un élan épique qui fait partie des conventions du genre. Le lecteur est moins prêt à augmenter son niveau de suspension d'incrédulité consentie pour d'autres détails. Il a du mal à comprendre pourquoi en pages 8 & 9, il y a deux autres individus en croix à proximité de celle de Kronan, et pourquoi il n'y en a plus du tout en page 13. Il hésite à accepter le rouge à lèvres très soutenu de Nawell en page 6. Il éprouve parfois des difficultés à concilier ce que dit le texte avec ce que montrent les images. Les cartouches évoquent un village, alors que c'est une ville de moyenne importance avec des fortifications hautes et épaisses qui protègent les constructions qui sont toutes en dur. En son for intérieur, l'orc estime que se rendre au temple des savoirs anciens de la porte des Döls était une pure folie, mais les planches montrent qu'il s'en sort sans difficulté aucune. Il en va de même pour Nawell qui a été torturée et violée pendant plusieurs semaines et même mois, mais dont le corps est toujours parfait, sans une seule marque. Cette quelques occurrences créent une forme de dissonance cognitive, le lecteur ne sachant plus à quel saint se vouer, ou en tout cas à quel narrateur se fier. Enfin, en fonction de sa sensibilité, il peut également trouver que l'artiste aurait pu s'impliquer plus pour que différents plans d'un même environnement ne semblent pas déconnectés, comme si la prise de vue était conçue exprès pour éviter d'avoir à assurer la cohérence du décor d'un angle de vue à l'autre. Dans le même ordre d'idée, les armées de Kronan et de Syrius donnent l'impression de charger l'une contre l'autre sur un terrain parfaitement plat, dépourvu de tout relief.



Avec ces détails en tête, le lecteur remarque que le scénariste décrit régulièrement une partie de ce qui se passe dans les cartouches de texte, pas tout à fait redondant avec ce que montrent les dessins, mais pas forcément utile. D'un autre côté, ce dispositif présente également des avantages : il apporte une partie du goût des écrits de RE Howard, et il permet d'avoir accès au flux intérieur de pensées du personnage principal. Ce dernier étoffe sa personnalité et offre au lecteur un point d'accroche émotionnel, en particulier quelques pointes de cynisme léger, une saveur très appropriée. De temps à autre, le lecteur remarque que dans ce flux d'observations, l'auteur a glissé une discrète pointe humoristique bien trouvée. Impossible de ne pas sourire quand devant l'immensité de la bibliothèque et le nombre incommensurable d'ouvrages qu'elle contient, l'orc se dit que c'est un labyrinthe de savoir et qu'il ne sait pas où commencer, une remarque assez narquoise sur le volume du savoir, et son caractère indéchiffrable par un barbare. Le lecteur sourit également franchement quand Kronan fait la preuve de l'incompétence d'un prêtre qui l'a maudit en lui prédisant qu'il verrait sa virilité se faner. Il est hilare avec le portrait critique que l'orc fait des mages.


Totalement immergé dans les Terres d'Arran depuis le début, ou de passage, le lecteur peut apprécier le récit de la même manière. Le scénariste annonce explicitement qu'il rend hommage à Robert E. Howard en adaptant un de ses récits de Conan. Il le fait en le transposant dans cet univers de manière respectueuse, sans le faire à la lettre, ce qui rend l'histoire d'autant plus vivante. Le dessinateur fait preuve d'une belle sensibilité pour les conventions de genre de la Fantasy avec des images élégantes et énergiques qui restent en mémoire du lecteur. En fonction de son horizon d'attente, le lecteur peut être complètement emporté par ce récit enlevé à l'entrain communicatif, et aux visuels mettant à profit les clichés du genre, en leur insufflant assez d'originalité pour leur redonner du sens, au lieu d'aligner des poncifs visuels insipides. Il peut également attendre un récit plus ambitieux avec une forme de cohérence visuelle pour un même lieu, pour la mise en image de certains éléments du scénario comme le village, ainsi que des motivations des méchants qui dépassent l'envie de faire le mal pour faire le mal.



lundi 20 septembre 2021

Mes mauvaises filles

Comment fait-on pour décider du moment de la mort de quelqu'un ?

Ce tome contient une histoire complète et indépendante de toute autre. Sa première édition date de 2021. Il a été réalisé par Zelba pour le scénario, les dessins, les couleurs, le lettrage. Il s'agit d'une bande dessinée de 150 pages.

Au temps présent, l'esprit de la défunte Bri évoque le livre Chronique d'une mort annoncée, de Gabriel Garcia Marquez, se disant qu'elle n'en connaîtrait jamais la fin. Elle avait toujours bien aimé ce titre, bien avant qu'il ne rime avec sa propre fin de vie : maladie chronique avec mort assistée, c'est pas terrible comme titre. De toute façon, elle a toujours préféré les débuts aux fins, les bourgeons prometteurs aux fleurs fanées. Au début tout est beau, et si ça part, on peut rectifier le tir. Réussir sa fin est plus compliqué. Une vielle dame passe avec son chien et son arrosoir, devant la tombe de Bri, 11.9.1948 – 3.3.2006, alors qu'un rouge-gorge vient de se saisir d'un asticot et l'emmène à ses oisillons pour leur donner la becquée, dans le nid posé au creux d'une statue d'ange. La voix désincarnée poursuit sa réflexion : elle adore l'idée d'avoir donné la vie à celles qui allaient lui donner la mort. Dans l'allée menant à cette tombe, arrivent Ylva, la cadette de Bri, avec son mari Grishka et ses deux enfants Olga & Laslo. Ils viennent se recueillir sur la tombe de Bri, alors que Grishka essaye de faire promettre à sa femme qu'elle se conduira correctement pour la cérémonie de remariage de son père qui doit se dérouler le matin même.

Devant l'église, Liv, l'aînée de Bri, attend l'arrivée de sa sœur en compagnie d'Omi, une dame âgée, la belle-mère de Bri. Omi est une belle-mère à faire mentir les contes de fée : pas une once de méchanceté, par l'ombre d'une jalousie mal placée, Bri l'appelait maman. Liv est divorcée d'un homme qui voulait faire d'elle une jolie plante verte posée dans la cuisine. Ça a tenu quelques années parce que Liv et sa mère ont une faiblesse : se laisser entretenir tout en rêvant d'indépendance. Paradoxal en effet. Depuis Liv s'est réveillée, a repris son travail de kinésithérapeute et a claqué la porte. Devant l'église, une amie de la famille s'approche de Liv et lui parle de l'état de la tombe de sa mère. Au cimetière, Ylva est au bord des larmes, alors que le soliloque de Bri reprend, se disant que ce ne sont pas les vivants qui manquent aux morts mais le contraire, qu'elle avait apprécié que son hépatologue ait plus d'humour que ses collègues en pneumologie pour lui annoncer son diagnostic quant à l'hépatite C et l'état de ses poumons. Sylva prend une petite fleur sur la tombe de sa mère et la met dans ses cheveux, puis il est temps de se rendre à la cérémonie de re-mariage. Elle est accueillie avec soulagement par sa sœur, avec des remarques sans filtre par Omi qui lui demande ce qu'elle a fait avec ses cheveux, et pourquoi elle est sortie en chemise de nuit. Elle est surprise qu'on n'est jamais appris à Ylva que lors d'un mariage, seule la mariée s'habille en blanc. Puis elle demande si la naissance est pour bientôt : elle a perdu la mémoire concernant la venue au monde de Laslo il y a deux mois.


Le début de cette bande dessinée s'avère un peu étrange. Un titre qui dénigre les filles d'une mère, et une très belle utilisation du vernis sélectif pour le spectre de la mère. Une scène d'introduction dans un cimetière pour évoquer un (re)mariage et une voix désincarnée : celle de la défunte. Dans le même temps, l'oiseau donnant la becquée à ses oisillons est d'un naturalisme remarquable, et la mise en couleurs est extraordinaire, évoquant la technique de la couleur directe complétant harmonieusement les formes détourées avec un trait encré. Les décors sont représentés avec un précision et texture, un bon niveau descriptif, et les traits de visage des êtres humains sont un peu appuyés ce qui les rend plus expressifs et plus vivants, avec là encore un bon niveau de détails, ce qui ne crée pas de solution de continuité avec l'environnement dans lequel ils évoluent. Le lecteur est pris au dépourvu par la franchise d'Ylva et son humour, ainsi que par Omi et ses absences de mémoire. Cette scène au présent est en couleurs, et le récit passe en noir & blanc avec des nuances de gris pour le passé. Le lecteur est vite séduit par le naturel d'Ylva, de son mari, de ses enfants, de sa sœur Liv, ressentant la chaleur humaine des relations familiales, la banalité et le caractère unique de cette famille, appréciant les commentaires de la défunte, présentant les unes et les autres, avec un regard aimant assorti de quelques pointes d'humour.

Rapidement, le lecteur se demande si c'est un récit autobiographique ou une autofiction, s'il doit voir Zelba dans le personnage d'Ylva, évoquant le souvenir de sa propre mère, ou s'il s'agit d'une reconstruction. Dès le début, il se rend compte que cette interrogation passe en arrière-plan grâce à l'authenticité des émotions. La direction d'actrices et aussi des acteurs, est remarquable, d'une rare justesse et finalement peu importe s'il s'agit d'une reconstitution authentique ou d'un roman, car la justesse des personnages et de leur propos atteste de la véracité du vécu. Cette question perd tout son intérêt au bout de quelques pages. En fait cela permet de créer une petite distance salutaire, sans diminuer en rien l'impact émotionnel de la narration. Faire parler la mère défunte est un dispositif narratif assez gonflé : un enfant devenu adulte qui imagine les pensées de sa mère, une autre adulte plus âgée avec une expérience de vie différente, ne serait-ce que pour la maladie, et le décalage d'époque. C'est tout à l'honneur de l'autrice de réussir ce pari, de faire ainsi s'incarner l'esprit de la défunte, la rendant plus présente, plus personnifiée y compris dans la phase où elle n'est plus qu'un corps sans conscience.


Le lecteur suit donc bien volontiers les deux sœurs pendant la cérémonie et le repas, se sentant un invité à sa place, ayant loisir de faire connaissance avec les uns et avec les autres, et pouvant regarder autour de lui grâce aux dessins. Puis le récit revient en 2006, alors que Bri vient d'être hospitalisée dans le coma à 57 ans. La narration visuelle reste douce et concrète, sans prendre en otage les émotions du lecteur, sans virer au mélodrame, tout en montrant bien l'état de santé de Bri. Alors que Liv s'occupe des formalités matérielles, Ylva prend le train depuis la France pour la rejoindre à l'hôpital en Allemagne. En noir & blanc avec des nuances de gris, le récit raconte alors les heures qui suivent, entrecoupées de quelques souvenirs qui sont en couleurs. Parmi ces souvenirs : Bri expliquant à ses filles qu'elle ne veut pas finir branchée 24 heures sur 24 à une machine, Bri rencontrant un autre homme après son divorce, Ylva et Liv se racontant chacune d'un souvenir avec leur mère.

Pour autant, il ne s'agit pas d'un récit lisse ou d'un long fleuve tranquille. En page 8, le lecteur est pris au dépourvu par une simple phrase : j'adore l'idée d'avoir donné la vie à celles qui vont me donner la mort. Avant de découvrir le contexte de l'acte de mort assistée, cette phrase semble relever d'une forme de cruauté. Après avoir fait la connaissance d'Omi et de ses pertes de mémoire, le lecteur tombe sur une petite phrase d'une rare honnêteté sur les femmes entretenues rêvant d'indépendance, qui semble même sévère au regard des personnages qu'il voit évoluer. Il apprécie également la finesse avec laquelle l'autrice met en scène la manière dont la nouvelle épouse se heurte à la connivence existant entre le père et ses filles, issue d'années de vie de famille. Il n'y a pas de volonté de se montrer désagréable, juste les habitudes communes. Il se crée progressivement une familiarité et une réelle intimité entre lui et les deux sœurs même s'il ne sait pas tout de leur vie. Il est donc émotionnellement impliqué et en pleine empathie quand elles s'assoient dans le cabinet du docteur Keller à l'hôpital. Il explique posément les règles de l'assistance au décès, rendant concret le processus. En sortant de la pièce, Ylva fait remarquer que les tâches à accomplir incombe à l'aînée, que c'est elle qui va commettre le matricide. Le lecteur se souvient de la petite phrase sur celles qui vont donner la mort, et toute l'ampleur de cette transgression s'impose à lui. Les heures se passent jusqu'à l'heure programmée et il faut passer à l'acte. À nouveau, l'autrice reste à un niveau pragmatique, avec une narration visuelle tout en retenue, sans mélodramatisation, et le lecteur se retrouve ainsi à se projeter dans la situation, ressentant son propre désarroi si c'était à lui de le faire. La mort se produit aux deux tiers de la bande dessinée, et la vie continue.


Sans effet de manche ou d'exagération tire-larme, Zelba a placé le lecteur devant ce choix et cet acte. La douceur et la prévenance de la narration visuelle n'occultent en rien l'ampleur de la transgression que constitue l'acte de donner la mort, de mettre fin à une vie. Il y a à la fois l'énormité pour les filles de devoir tuer leur mère, à la fois le processus d'agonie une fois l'acte commis, à la fois le jugement de certaines personnes dans l'entourage. S'il arrive avec ses propres convictions déjà établies, il est vraisemblable que cette histoire ne le fera pas changer d'avis qu'il soit farouchement opposé à l'assistance au décès, ou au contraire déjà convaincu de son bien-fondé. S'il ne s'est jamais posé la question, ce témoignage lui permet de prendre toute la mesure du tabou de tuer, de cette valeur de la société qui est de préserver la vie à tout prix, et de l'énormité transgressive qu'il y a à aller contre cette valeur fondamentale implicite dans tellement de facettes des sociétés humaines. Zelba en rajoute une couche dans la postface, en 7 pages de bande dessinée. Elle évoque la fin de vie de Vincent Lambert (1976-2019) dont un accident de la route a mis fin à l'existence consciente en 2008. Le lecteur peut voir l'autrice, son mari et une invitée se réjouirent de la mort de Vincent Lambert, à nouveau une réaction éminemment transgressive. Elle met ainsi clairement en scène ses propres convictions, et les explique, tout en laissant le lecteur libre de sa propre opinion.

Le lecteur part pour une bande dessinée dont il sait qu'elle ne sera pas forcément facile au vu de son thème. Il a tout faux : la lecture est très agréable, à la fois pour la narration visuelle détaillée et vivante, organique et naturelle, à la fois grâce à l'humour d'Ylva et de sa mère. Le registre naturaliste se tient à l'écart de toute tentation mélodramatique, et l'autrice l'utilise à merveille pour que le lecteur puisse ressentir cette expérience humaine de devoir donner la mort à un proche. Il n'y a pas de leçon de morale ou même de prosélytisme : c'est une expérience de vie relatée avec une honnêteté extraordinaire, permettant de comprendre et de ressentir le choix des filles de Bri, à la fois pour leur mère, à la fois dans les différentes facettes de cet acte transgressif au regard de la valeur donnée à la vie humaine dans la société. Une réussite exceptionnelle.



vendredi 17 septembre 2021

Double masque, tome 1 : La Torpille

Le petit peuple doit payer sa redevance au nouveau seigneur des cloaques.


Ce tome est le premier d'une série indépendante de toute autre, terminée, en 6 tomes. Sa première parution date de 2004. Il a été réalisé par Jean Dufaux pour le scénario, Martin Jamar pour les dessins, et Denoulet pour les couleurs. Il compte 45 planches de bande dessinée. Le scénariste et le dessinateur avaient déjà collaboré sur la série Voleurs d'empires en 7 tomes de 1993 à 2002.


Paris, 1781. Necker remet sa démission au roi. M. De Fleury est nommé contrôleur général des finances. Un poste redoutable. Diderot écrit : Est-il bon ? Est-il méchant ? David expose. Un incendie détruit l'opéra du Palais-Royal. Parmentier publie ses recherches sur la culture de la pomme de terre. Les restaurants à la mode sont ceux de Beauvilliers et de Véfour. Louis XVI règne. Il ne sait pas encore. Ce jour-là, une voiture bien mystérieuse s'arrête devant l'hospice des orphelins. Une dame en descend, le visage masqué par une voilette et portant une petite boîte dans ses mains. Accompagnée par une nurse, elle se rend à la salle de lecture où l'attend le jeune Charles. Elle s'assoit, ouvre la boîte et lui tend le masque blanc qu'elle contient, en lui demandant de le mettre sur son visage. À la surprise des deux adultes présents en tant que témoin, le masque tient tout seul. La dame demande au garçon s'il s'appelle bien Charles, et s'il est bien né le 15 du mois d'août 1769. Il répond par l'affirmative. Elle lui pose des questions auxquelles il ne sait pas répondre, et il se plaint qu'il commence à étouffer sous le masque qui ne comporte pas d'ouverture pour la bouche. Elle lui demande de penser à un animal, si c'est le bon, le masque tombera de lui-même. Il finit par proposer une fourmi, et le masque tombe à terre. Elle lui dit de ramasser le masque car il est à lui dorénavant, et elle indique l'existence d'un autre enfant qui est l'abeille.



Paris, 1802. Le 04 août (16 thermidor an X), le Sénat proclame Napoléon Bonaparte, consul à vie. Celui-ci voit ses pouvoirs renforcés. Fouché, hostile à cette nomination, quitte le ministère de la police. Le préfet Dubois et le directeur de la police Desmarest, lui succèdent. Chateaubriand publie : Le génie du christianisme. L'île d'Elbe et le Piémont sont annexés. Le cadastre est créé. Au jardin des Tuileries, François un jeune homme bien mis, accompagne un bourgeois, pour lui montrer une jeune femme assise sur un banc, avec trois enfants autour d'elle, chacun avec une tâche lie de vin sur la tempe. Le bourgeois finit par payer la somme demandée, pour ne pas devoir reconnaître ces enfants illégitimes, fruit d'une union passagère datant d'avant son mariage. Une fois qu'il est parti, François, dit la Torpille, se félicite de la crédulité des individus de ce rang social, et va partager la somme avec la jeune femme comme convenu. Il ressort du jardin très content de lui, mais se fait mettre la main sur l'épaule par un gendarme. À sa grande surprise, il est amené en voiture et dépouillé de ses possessions, pour finir dans le bureau du citoyen premier consul : Napoléon Bonaparte.


Voleurs d'Empires était une saga de grande ampleur se déroulant avant et pendant la Commune de Paris, avec une touche de surnaturel, et des dessins descriptifs minutieux pour une reconstitution historique d'une grande qualité. Implicitement, le lecteur s'attend à retrouver une approche similaire de la part des deux créateurs pour ce récit qui se déroule lorsque Napoléon Bonaparte était premier consul, avant d'être sacré empereur. Le scénariste intègre un cartouche de texte sur des dessins en pleine page, le premier pour la scène de l'hospice en 1781, le second pour établir le contexte politique de l'année 1802 en 7 phrases, et le troisième sur la dernière planche pour évoquer l'existence d'un caïd de la pègre. Avec les deux premiers, il a établi les deux personnages historiques qui interviennent directement dans le récit : Napoléon Bonaparte (1769-1821) et Joseph Fouché (1759-1820). Pour le reste, il se concentre sur l'enquête que doit mener François, et il laisse l'artiste réaliser la reconstitution historique avec ses images, ayant déjà fait l'expérience qu'il peut entièrement lui faire confiance sur ce plan-là. Le lecteur en a la démonstration dès la première planche qui est un dessin en pleine page.



Tout du long, Martin Jamar s'attache à se montrer le plus descriptif possible, sans chercher à réussir un rendu photographique. Cela commence dont avec une vue des toits de Paris, le lecteur apercevant Notre Dame de Paris dans le lointain et prenant le temps de regarder les tuyaux de cheminée en premier plan, la toiture avec ses tuiles et ses colombes sur la droite, la façade de l'immeuble avec deux personnes à la fenêtre, les chambres en mansarde et les cheminées, puis les autres toits en arrière-plan. L'image est assimilable au premier coup d'œil, montrant une vue de Paris sans nul doute possible, et elle vaut le coup de passer du temps pour en absorber les détails. Ainsi le lecteur peut se projeter aux côtés des personnages dans des lieux qu'il reconnaît aisément, et d’autres qu'il ne reconnaît pas forcément, ou moins touristiques. Ainsi tout du long, le lecteur va pouvoir déambuler dans certains quartiers de Paris, en éprouvant la sensation de pouvoir regarder à droite et à gauche pour admirer la façade de l'hospice des orphelins, le jardin des Tuileries avec une vue en hauteur sur les alignements d'arbre, puis après dans ses allées, les passages sous arcade pour voitures entre les quais et la rue de Rivoli, les abords du jardin du Palais Royal, un autre parc parisien.


L'artiste s'investit tout autant pour représenter les intérieurs : la salle de lecture de l'hospice des orphelins rue du Faubourg Saint Antoine avec son grand espace et ses escaliers, le bureau du premier consul avec son mobilier d'époque représenté avec une minutie exquise, le bureau très encombré de Fouché avec tous ses dossiers, les grandes allées de l'ancienne cave des Fourriers, avec la foule venue voir le spectacle des combats clandestins, l'atelier d'artiste peintre avec son chevalet, son lit, sa colonne brisée, la maison Musot avec son comptoir d'accueil sommaire, et la chambre spartiate. Jamar soigne tout autant les personnages à commencer par leurs tenues vestimentaires : la mise élégante de François, l'uniforme des gendarmes et du premier consul, la tenue stricte de Fouché, les habits plus négligés des gens du peuple, les belles robes de ces dames. La profusion de détails apporte une remarquable consistance à la reconstruction historique, dans des compositions de case et de page qui laissent le lecteur libre de son rythme d'avancée, rapide en ne jetant qu'un coup d'œil pour découvrir l'intrigue plus rapidement, posé pour savourer cette richesse visuelle. Le lecteur s'immerge donc totalement dans ces lieux et cette époque, aux côtés de personnages se comportant avec naturel, dans des plans de prise de vue fluides les mettant en valeur, ainsi que les décors.



Le lecteur ressent un grand plaisir à l'occasion de nombreux moments savoureux : les arnaques de la Torpille, l'autorité de Napoléon Bonaparte, les combats clandestins, la séance de pose de nu, l'élimination d'un cadavre gênant dans une fosse commune. L'intrigue est tout aussi facile à suivre. Le scénariste a structuré son histoire sur la ligne directrice d'une chasse au trésor : un nécessaire de voyage a été dérobé au premier consul et il contient un objet compromettant. Bonaparte n'a d'autre choix que de faire officieusement appel à escroc, seul individu pouvant s'infiltrer dans le milieu criminel et rapporter des informations dans les plus brefs délais. La Torpille est un bel homme, avec un charme réel, et le premier consul en brosse le portrait sur la base des éléments de son dossier : né à Arras en 1775, de réelles dispositions précoces pour le vol, l'escroquerie et la débauche. Une carrière avec un certain panache le bagne, une rencontre avec le forçat Vidocq, évadé à nouveau, l'arrivée à Paris sous le nom de La Torpille, l'installation à la tête d'une bande organisée dans le vol, le chantage, la vente de produits illicites. Effectivement, la Torpille réalise ses escroqueries avec un réel panache, et il n'est pas infaillible. L'enquête progresse à un rythme satisfaisant. Comme dans Voleurs d'Empires, le scénariste intègre un élément surnaturel discret. En fonction de sa sensibilité, le lecteur peut s'en agacer en y voyant une grosse ficelle narrative pour expliquer des mystères dans l'intrigue sans trop se fouler, ou il peut aussi y voir l'incarnation de forces systémiques, prenant des allures mythologiques.


Un premier tome plus que solide, avec la narration visuelle remarquable de Martin Jamar, pour une reconstitution du Paris du tout début du dix-neuvième siècle, très soignée, que ce soit pour les scènes en extérieur, ou intérieur, pour chaque détail d'ameublement, chaque accessoire, chaque tenue vestimentaire. Le scénariste introduit un personnage de type gentleman-cambrioleur, charmeur, vif, expérimenté, tout en restant faillible. La recherche s'engage pour retrouver une preuve compromettante, où le lecteur suit la Torpille interrogeant les prostituées, participant à un combat clandestin, papotant avec une modèle, essayant de tirer les vers du nez d'un marchand de vin louant quelques chambres, et ayant abusé de ses produits frelatés.



mardi 14 septembre 2021

Le petit Derrière de l'Histoire

Le conducteur humain, c'est le meilleur fluide pour connecter les gens.


Ce tome est le premier d'une série indépendante de toute autre et il se suffit à lui-même. Sa première édition date de 2020, et il est l'œuvre de Katia Even pour le scénario et les dessins, et de Marina Duclos pour la mise en couleurs. Il comprend 46 pages de bande dessinée, et deux dessins en pleine page en finale.

Le site de l'autrice : https://www.katiaeven.fr/

La souriante et gironde Marie s'éveille sous une couverture de fourrure, en se demandant ce qu'elle fait là. Elle suppose qu'elle a dû abuser de la vodka grenadine la veille au soir. Elle se demande aussi qui est le type à ses côtés dans le lit, parce que la veille au soir elle faisait zizi-panpan avec Ben, un ingénieur qui a inventé un truc bizarre dont elle ne se souvient pas bien de la nature précise. Ayant entendu un grondement à l'extérieur, elle s'élance nue en courant hors de la caverne, avec un homme préhistorique à ses basques. Ça y est, elle se souvient : Ben a inventé une machine à explorer le temps, et il n'est nulle part à l'horizon. En revanche, le troglodyte l'a rattrapée et elle prend son pied en appréciant sa vigueur à sa juste valeur. Après une partie de jambes en l'air mémorable, elle se relève et se met à ramasser du petit bois car le fond de l'air est frais. Elle trouve deux silex et se met en devoir d'allumer un feu. Elle est interrompue par son compagnon qui recouvré toute son ardeur. Puis il part chasser le mammouth pendant qu'elle passe le temps en s'adonnant à la peinture rupestre. L'homme ramène la viande et elle finit par réussir à allumer le feu. Il s'enfuit en courant et elle disparaît.



Voilà que Marie s'éveille à nouveau : cette-fois-ci elle se trouve nue allongée dans un vrai lit, avec un homme penché sur elle, également dans le plus simple appareil, prêt à recommencer des cabrioles. Il a une chevelure blanche, une barbe blanche, un chapeau, et une fraise autour du cou. À l'étrange question qu'elle lui pose, il répond qu'il est Johannes, son amant. Il s'occupe d'elle avec amour et tendresse et un vrai savoir-faire. Elle s'adosse à la tête de lit en bois sculpté, pour être mieux calée. Après avoir atteint le point culminant, elle se redresse, avec un dos un peu douloureux, et les motifs de la tête de lit imprimé sur la peau de son dos. Johannes s'en aperçoit et saute tout de suite du lit, pour rejoindre sa table à dessin : il vient d'avoir l'inspiration attendue, ou plutôt l'aide nécessaire pour terminer la conception de son invention à imprimer. Dans le même temps, Marie disparaît du lit. Elle rouvre les yeux sur une peau de mouton en compagnie d'un homme et d'un adolescent, dans un traîneau tiré par un cheval sur du sable. L'équipage se dirige vers une ziggourat au milieu d'un désert. Elle se met immédiatement à quatre pattes pour passer aux choses sérieuses : il ne faut pas longtemps pour l'homme à la couronne batifole avec elle et que lui vienne l'idée d'inventer la roue pour son chariot. Marie disparaît. Elle réapparaît dans un harem alors que le sultan est en train d'essayer de compter ses concubines. Mais à chaque fois, il perd le compte en cours de route. Ayant repéré Marie, il lui fait comprendre qu'il va lui donner du plaisir, ce qu'elle accepte bien volontiers et elle lui énonce ce dont il a besoin pour dénombrer son harem.


La couverture annonce clairement de la nudité et forme assez particulière de représentation des personnages. Ils ont des corps tout en rondeurs, avec une tête plus grosse que la proportion anatomique, donnant l'impression d'être petits, avec une apparence mignonne et adorable associée à la candeur de l'enfance. Dans le même temps, le corps présente les caractéristiques sexuelles d'un adulte. Il y a là une apparente contradiction qui peut décontenancer certains lecteurs au point de les rebuter. Il est également possible d'y voir une façon de dédramatiser les actes et les situations en les situant dans la sensibilité de l'enfance, ce qui se marie bien avec une tonalité humoristique. Dès la première séquence avec l'homme préhistorique, le lecteur constate que l'ambiance est à la gaudriole et au divertissement sans velléité ou intention intellectuelles. Ces voyages dans le temps ne sont pas une volonté de reconstitution historique académique avec une obsession de l'exactitude réaliste. Les ébats de Maris avec ses amants successifs restent dans un registre consentant et ordinaire, sans prouesse physique particulière, ni revendication féministe ou réflexion sur la sexualité à travers les âges.



De la même manière, les intrigues ne sont pas un reportage technique, ou scientifique des inventions passées en revue, dont Marie devient l'inspiratrice au bénéfice d'un grand inventeur dont le nom a été retenu par l'Histoire. Il est vrai que le nom de l'inventeur du feu est perdu dans les limbes de la préhistoire, ainsi que celui du savon, ou de l'écriture avec un roseau et une tablette d'argile, de la clepsydre à sable, ou même de la roue. Le récit se découpe en fait en de courtes scénettes, de 1, 2 ou 3 pages, se déroulant à chaque fois à une époque différente (avec une seule exception). Le schéma est toujours le même : Marie se retrouve nue ou fortement dévêtue avec un homme et ils ont une relation sexuelle au cours de laquelle ou à l'issue de laquelle elle suggère une invention, soit le concept, soit un élément technique permettant à l'inventeur de la mener à son terme. À quatre reprises, elle se retrouve à dériver dans les limbes du temps à l'extérieur de la réalité, reprenant pied sur la machine à voyager dans le temps, inventée par Ben. D'une certaine manière, il est possible de considérer cette bande dessinée comme un recueil de gags fonctionnant tous de la même manière, pour arriver à la même chute, avec un fil directeur sous-jacent qui est celui de cette jeune femme transbahutée d'une époque à une autre, sans aucune prise sur ce phénomène, s'incarnant à chaque sous la même forme, tout en étant la régulière ou une amante d'un inventeur. À nouveau, il ne s'agit pas d'un récit de science-fiction apportant un regard analytique original sur les paradoxes générés par les voyages dans le temps, ou considérant cette quatrième dimension d'une manière quantique. Il ne faut pas trop réfléchir non plus à la barrière de la langue.


Il n'empêche que le plaisir du divertissement premier degré est présent de la première à la dernière page. Pour commencer, Marie est fort accorte, peu farouche, toujours de bonne humeur, et toujours prête pour une séance de zizi-panpan. Le choix du chibi désamorce tout esprit critique sur la psychologie d'une telle femme, sur le fait que chaque inventeur accapare sa trouvaille, que l'Histoire a oublié son nom. D'ailleurs, elle ne fait finalement que leur dire un savoir qu'elle a elle-même acquis dans le futur. Impossible de résister à la bonne humeur de Marie, à l'expressivité de son visage, à sa disposition d'esprit très constructive et positive. Difficile même d'en vouloir aux hommes de lui sauter dessus, car soit ils sont engagés dans une relation régulière et consentante avec elle, soit la société de l'époque rendait acceptable ce genre de comportement. En outre, les dessins sont très agréables, plein d'allant et de dynamisme, jamais malsains ou scabreux. Au bout de deux scénettes, le lecteur se rend compte qu'il a le sourire aux lèvres, qu'il peut laisser son cerveau se reposer, et qu'il a remisé sa condescendance au placard : ce n'est pas que du divertissement, c'est un divertissement surprenant, personnel et très réussi. Il ne s'agit pas de ne pas bouder son plaisir, mais bien de profiter d'une lecture lumineuse, drôle et positive.



Dès la première page, le lecteur voit bien que la végétation est approximative, vraisemblablement pas conforme aux connaissances sur les végétaux de cette période préhistorique, mais aussi apportant exactement la touche d'exotisme attendue, un terrain de jeu inoffensif, parfait pour cette jeune femme bondissante, comme une enfant. La faune est tout autant teintée d'imaginaire évoquant de loin la réalité des attestée par des fossiles et autres artefacts, et tout aussi cohérente avec cette préhistoire de pacotille, mais parfaite pour la nature de la scène. À l'issue de ces trois pages, Marie se retrouve transportée au quinzième siècle dans le lit Johannes Gutenberg (1400-1468). Le lecteur regarde autour de lui, enfin autour des personnages : les murs en pierre, le lit avec son cadre en bois, le pupitre avec l'encrier, la plume et un livre avec ses enluminures, les motifs sur la courtepointe, sans oublier les motifs gravés sur le bois de la tête de lit. Quel luxe de détails ! La dessinatrice va bien au-delà du strict nécessaire pour comprendre la scène, et la qualité de l'immersion du lecteur atteint un niveau remarquable, même s'il garde bien à l'esprit la touche de fantaisie apportée aux décors et aux accessoires. Il en va de même pour la séquence dans le harem avec un tapis aux riches motifs, une architecture arabisante, des motifs décoratifs sur les murs, un voile translucide ceint autour des hanches de Marie : ce n'est pas une reconstitution historique fiable, mais c'est un endroit merveilleux qu'il fait bon observer dans les recoins pour se repaître des détails. Cette sensation de merveilleux et consistance se répète à chaque endroit, à chaque époque, de la Chine antique pour l'invention de l'écriture, à Boston dans un laboratoire installé dans le grenier de la boutique du fournisseur de matériel électrique d'Alexander Graham Bell en 1874.


Au fur et à mesure, le lecteur se rend également compte qu'il n'éprouve aucune sensation de répétition, malgré le schéma très cadré de chaque scénette. Il y a bien de la nudité dans chaque, et une relation sexuelle presqu'à chaque fois, mais ce n'est pas le point focal. Les positions des personnages varient en fonction de l'environnement, des meubles de l'aménagement des lieux de la pièce, en intérieur ou en extérieur. L'autrice surprend même son lecteur avec un passage où Marie n'habite par le corps d'une femme. De même, avec un peu de recul, le lecteur se rend compte que les inventions choisies sont toutes de premier plan, avec des inventeurs parfois évidents, parfois anonymes, et parfois moins célèbres comme Zhang Heng (78-139) ou Bartolomeo Cristofori (1655-1731). Décidément, que ce soit par l'entrain de Marie, par l'exubérance des décors, ou par les inventions, la monotonie et la morosité ne sont pas de mise.


Une lecture qui fait naître un sourire qui ne quitte pas le lecteur du début à la fin, qui le fait voyager dans l'espace et dans le temps, sans rien sacrifier à l'imaginaire, avec un soin épatant apporté aux décors, et une joie de vivre peu commune habitant les personnages. Une lecture divertissante et amusante, coquine sans être obscène ou malsaine, et des facettes qui attestent d'une partie émergée inattendue.


vendredi 10 septembre 2021

Colt et Pepper T02: Et in Arcadia ego

Ma place est avec les morts.


Ce tome est le second d'un diptyque : il faut donc avoir lu avant Colt et Pepper T01: Pandemonium à Paragusa paru en 2020. Sa première parution date de 2021. Il a été réalisé par Darko Macan pour le scénario, Igor Kordey pour les dessins et la supervision des couleurs, Anubis pour la mise en couleurs. La traduction a été réalisée par Fanny Thuillier. L'album compte 54 pages de bande dessinée.


Marchant d'un pas lugubre, sous un ciel tout aussi lugubre, Colt et Pepper empruntaient les sentiers les moins fréquentés pour rentrer à Paragusa. Ils passent le long d'un champ sur lequel se tient un long dragon aux splendides couleurs, qu'une demi-douzaine de paysans essaye d'éloigner, en brandissant des bâtons et des houes. Ils ne s'arrêtent pas et continuent leur chemin, Culpepper essayant de comprendre pourquoi son neveu reste mutique. Il lui demande s'il s'inquiète pour Ossus le nécromancier. Puis il le taquine en lui disant qu'il doit penser à Lytha, la fille de Barth le rouge. Dans le champ, les paysans ont tellement houspillé le dragon qu'il s'est envolé, un homme ayant réussi à s'accrocher à une pointe dorsale, et tenant un couteau entre les dents. Pepper fait observer que Reed Cove se trouve juste derrière le virage devant eux, et il propose à Colt d'aller saluer la jeune fille, malgré l'absence d'envie manifestée par le jeune homme.



La dernière fois que Colt et Pepper s'y étaient attardés Reed Cove n'était qu'un labyrinthe effrayant. Mais cette fois, la douceur pâle du soleil faisait toute la différence. Ils descendent tranquillement une rue en pente, peu inquiets du fait qu'ils sont recherchés. Le pied de Salomon glisse sur une plaque de neige et il se retrouve les quatre fers en l'air, n'ayant pas pu retrouver son équilibre sur les pavés trop polis. Son neveu et un passant l'aident à se relever. Il demande à l'habitant s'il peut lui indiquer où trouver une jeune femme s'appelant Lytha. Le porteur leur propose de leur montrer où elle habite : ils lui emboîtent le pas. Ils les laissent passer devant pour entrer dans une cour : une demi-douzaine d'individus armés de bâtons les agresse. Ils se retrouvent immobilisés au sol, plaqués ventre à terre. Theophrastus Levi, le chef de bande, descend un escalier et s'adresse à Culpepper. Ce dernier lui explique qu'ils sont à la recherche de Lytha, la fille de Barth. Le chef essuie une marche avec un mouchoir qu'il a sorti de sa poche, range son mouchoir dans sa manche, et s'assoit. Il explique que Lytha a voulu monter sa propre bande, composée uniquement de femmes et qu'il a dû intervenir. Il ne l'a pas tué, mais il l'a vendue à un diable pour trois larmes d'or qu'il montre à ses interlocuteurs. Pepper lui demande où retrouver ce diable, proposant de le dédommager avec une demi-saucisse d'ail. Le juif porte son mouchoir à son nez pour se protéger de l'odeur et lui donne la réponse gratis. Colt et Pepper repartent dans les bois enneigés et retrouvent rapidement les traces de ce diable humanoïde dans la neige, puis l'individu lui-même.


Le lecteur part avec un horizon d'attente bien clair dans sa tête : il s'agit du deuxième tome d'un diptyque donc il doit retrouver les mêmes qualités que dans le premier, l'histoire doit être conclue à la fin, et comme annoncé à la fin du premier, les héros retournent à Paragusa pour récupérer l'âme de Colt. La première page le rassure tout de suite : Igor Kordey ne lâche rien en ce qui concerne le niveau de détails de ses cases. Dans ce dessin en pleine page, le dragon est magnifique, sorte de gros serpent à pattes et à écailles avec une tête et gueule d'inspiration chinoise, et une superbe mise en couleurs. Celle-ci souligne qu'il s'agit d'une bête fantastique avec des couleurs plus vives attestant qu'elle provient d'un monde merveilleux. Le lecteur prend son temps pour absorber les informations visuelles : la tenue des paysans, leurs outils, leur carriole, les sillons de labour, la végétation autour du champ, le muret de clôture en pierre, le tracé du chemin sur lequel se trouvent les deux voyageurs. La mise en couleurs participe à rehausser le relief de chaque élément, ainsi qu'à les faire ressortir les uns par rapport aux autres. Un spectacle magnifique.



Tout du long de ce tome, le lecteur retrouve cette narration visuelle descriptive totale très riche qui ne hiérarchise pas l'information. De séquence en séquence, il est impressionné par le spectacle varié : les rues pavées de Reed Cove et les façades des maisons, l'aménagement en pierre de la cour intérieure, le riche habit de gentilhomme de Theophrastus Levi, la brillance des deux anges de la mort, les rangs de vigne avec leur palissage et les feuilles à la couleur déjà automnale, les grappes de raisins, les chais de la cave, la large rue en escalier qui mène à l'entrée du château, la salle du trône, la chambre de Coltrayne au palais, etc. Il prend le temps de s'arrêter sciemment pour profiter d'une scène incroyable : ce dragon merveilleux harcelé par des paysans besogneux, ces deux anges à la brillance intense dans une caverne, les vendanges sur un coteau qui permet de découvrir le panorama à plusieurs kilomètres dans le lointain, cette sortie dérobée de contrebandiers dans un immense fût dans une cave, la partie d'échecs où le rôle de chaque pièce est tenu par un être humain, la tentation de Culpepper par des femmes correspondant à ses fantasmes (dont une amazone au sein droit coupé), etc. L'artiste fait un usage opportun des dessins en pleine page, avec ce degré de détail élevé qui permet à tous les éléments, naturels ou surnaturels, de coexister sur le même plan. Il mesure également l'inventivité du scénariste pour avoir imaginé chacun de ces éléments fantastiques, chacune de ces situations extraordinaires.


Le lecteur avait déjà été un peu dérouté par la construction du premier tome, mais à la fin, l'auteur donnait une indication claire de l'objectif de ce second tome : l'oncle et le neveu se retournent à Paragusa, pour y récupérer une âme, bien que leur tête y soit mise à prix. Comme le premier tome celui-ci est découpé en trois chapitres numérotés de 4 à 6 indiquant ainsi que les deux tomes ne forment qu'une seule et même histoire. Au bout de 3 pages, le lecteur se retrouve tout autant décontenancé, car Culpepper a décidé de faire une halte à Reed Cove pour aller saluer Lytha, puis d'aller la sauver des griffes d'un garçon démon, à l'allure de bouc anthropomorphe. Finalement, il n'y a rien d'urgent à récupérer cette âme. Cela étant, les deux voyageurs pénètrent dans la ville de Paragusa, puis déambulent dans les rues en interpelant leurs connaissances, sans aucune inquiétude du fait que leur tête soit mise à prix. Il ne reste qu'à mettre ça sur le compte du fait qu'il s'agit d'un conte. Mis à part qu'ils soient des fugitifs qui reviennent sur le lieu de leur crime, l'intrigue aboutit à une conclusion en bonne et due forme, et les mystères en suspens sont résolus. La structure du récit est un peu étrange, mais à nouveau cela peut être considéré comme un conte. Il y a quelques pointes d'humour qui font mouche : une demi-saucisse à l'ail pour payer un service, l'emploi du surnom vermisseau évoquant la taille du pénis de l'interlocuteur, Dionysos dieu du vin laissant tomber à terre des grappes de raisin, le prêtre ne sachant même pas qu'il avait une âme Et puis il y a ce titre étrange.



Le titre est une expression latine pouvant être comprise comme : Moi qui suis mort, je vécus aussi en Arcadie, c’est-à-dire le pays des délices. Il renvoie donc à l'état de l'un des deux voyageurs qui s'est rendu compte qu'il est en fait sûrement mort. Peut-être que l'idée de cette histoire est venue au scénariste en contemplant un des deux tableaux portant ce titre, réalisés par Nicolas Poussin (1594-1665). Le lecteur se souvient que plusieurs thèmes courraient sous-jacents dans le premier tome : l'expérience qui vient avec les décennies vécues, et la conscience de l'inéluctabilité de la mort, ce qui relativise bien des choses. S'il fait passer son cerveau dans ce mode de lecture, il relève plusieurs situations et plusieurs remarques effectuées par les personnages qui résonnent avec ces thèmes. Un jeune déjà mort au monde qui l'entoure. Un prêtre tiré de son endoctrinement par son avarice. Le prince grenouille Heinrich de Grimm qui remarque qu'on ne peut tuer ce qui n'a pas d'âme, mais ceux qui n'ont pas d'âme peuvent vous tuer. Theophrastus Levi qui a fait le constat qu'il ne peut aller contre les idées reçues, alors il est devenu ce qu'on pensait déjà qu'il était. Même si ces éléments ne lui semblent pas primordiaux quand il les découvre, il y repense quand Culpepper s'interroge en déambulant dans les rues de Paragusa. Où sont passés les rires ? Où sont les chansons ? Où sont passés tous les regards vicieux et les mains baladeuses ? Si tous ces gens étaient morts, ça ne ferait aucune différence ! On ne partage plus la nourriture. On passe sous silence le vice. La bienveillance a disparu, et les petits fripons aussi. Le personnage principal est en butte aux effets de ce qui est appelé la Paix Noire. Le nécromancier a réussi à instaurer une forme de sérénité dans le royaume, mais le prix à payer est celui de l'anesthésie des émotions, pour une vie calme proche d'un état de zombie (sans la pulsion de manger de la chair ou de la cervelle humaine), une forme de mort émotionnelle. Vu sous cet angle, les bizarreries du récit font sens : le scénariste formule sa vision de l'existence. Elle ne peut pas être parfaite, les injustices et les défauts en sont consubstantiels, et ils participent à lui donner sa saveur. Culpepper fait même le constat qu'il ne peut sauver personne, et qu'il ne peut même pas changer les choses.


Au fur et à mesure des séquences et des pages, le lecteur tombe sous le charme de la narration visuelle riche et inventive, acceptant de consentir un supplément de suspension d'incrédulité pour les bizarreries de la construction du scénario. Progressivement, il se rend compte que certaines phrases de dialogue se répondent et développent plusieurs thèmes sous-jacents, tels que l'inéluctabilité de la mort, mais qui ne doit pas paralyser les individus pour autant, et l'impossibilité de perfection dans le monde réel. Comme le dit le jeune Ossus : Vous vous imaginez craindre la mort à chaque instant de votre vie ? Ce n'est pas une vie, je vous l'assure. Un conte adulte d'une extraordinaire qualité.



mardi 7 septembre 2021

Paroles d'honneur

L'émancipation est d'abord conscientisation.


Ce tome contient une histoire complète et indépendante de toute autre. Le premier tirage date de 2021. Il a été réalisé par Leïla Slimani pour le scénario, et Laetitia Coryn pour les dessins et les couleurs. L'ouvrage comporte 99 pages de bande dessinée.


En mai 2015 à Rabat, Leïla est en train de savourer un thé glacé dans une cafeteria, après avoir présenté son livre Dans le jardin de l'ogre (2014) en public. Elle est abordée par Nour qui lui demande si elle peut s'assoir à sa table, tout en s'excusant d'être arrivée en retard à sa présentation. Elle lui dit qu'elle a beaucoup aimé le livre, et lui demande si le débat s'est bien passé. L'autrice répond que femmes venues la voir lors de la dédicace ont fini par lui raconter leur vie intime, ce à quoi elle ne s'attendait pas du tout. Nour lui demande si les réactions sont les mêmes en France. Elle répond que non, que les lecteurs sont surtout étonnés qu'une maghrébine puisse aborder aussi crûment la thématique de l'addiction à la sexualité. De par ses origines, elle aurait dû faire preuve de plus de pudeur et se contenter d'écrire un livre érotique aux accents orientalistes. Nour ironise : en digne descendante de Shéhérazade. La discussion s'engage et Leïla lui demande si elle a des enfants. Elle lui répond que non, qu'elle est célibataire, et qu'elle ne voit pas beaucoup sa famille. Son frère s'est installé en France où il s'est marié. Elle rend visite à ses parents de temps en temps, mais ils sont un peu trop traditionnalistes pour elle. Par exemple, pour ses parents, elle sera vierge le jour de son mariage. À presque quarante ans, ils doivent se douter qu'elle a déjà eu des histoires, mais ils n'en parlent jamais.



La conversation se poursuit : Nour raconte son enfance, avec sa mère qui s'est mariée à 18 ans et a arrêté ses études pour faire femme au foyer, et son père assez souple quand elle était petite, mais restant marocain. Il prêtait une attention particulière au regard des gens, mais sa fille avait le droit de faire plus de choses que d'autres filles de la famille. Il n'y a que le sport dont il lui a interdit la pratique. Toute sa vie, Nour a vécu un combat intérieur entre la volonté de se libérer de la tyrannie du groupe, et la crainte que cela n'entraîne l'effondrement des structures traditionnelles à partir desquelles elle s'était construite. Comme la plupart des Marocains en fait. La Hchouma est un concept que l'on inculque dès l'enfance. Être bien élevé, être un bon citoyen, c'est aussi avoir honte. Rester vierge était une injonction très forte dans sa famille et elle a eu beaucoup de mal à s'en défaire. Hors de question de transgresser cette règle, même quand elle s'est sentie attirée par un autre garçon pour la première fois. Un jour elle flirtait avec un garçon dans sa voiture, et ils ont été surpris par un policier. Ça s'est réglé avec cent dirhams, mais elle en est restée bloquée pendant longtemps. Elle évoque la fois où un cousin lui avait des attouchements, la libération quand elle en a parlé à des copines, les cours de sexualité qui aborde la reproduction de manière froide et scientifique, sans parler de désir, les femmes mariées jeunes qui divorcent deux ans plus tard.


D'une certaine manière, cette bande dessinée est une adaptation de l'essai de l'autrice : Sexe et mensonges paru la même année en 2017, une transposition de manière plus vivante sous la forme de témoignages. Les autrices font donc œuvre de reconstitution des échanges que Slimani a eu avec plusieurs femmes marocaines sur le sujet de leur sexualité, de leur rapport au corps, du regard de la société sur leurs pratiques sexuelles. Le premier témoignage, celui de Nour, pose tout de suite la dialectique : une forme d'opposition entre une pensée traditionnaliste, et une volonté d'émancipation des femmes. La narration visuelle rend cette femme beaucoup plus proche du lecteur, beaucoup plus vivante. Elle permet également de montrer les émotions et les coutumes. Il voit ainsi les deux copines de Nour choquées et en colère par l'histoire des attouchements du cousin sur elle, ainsi que la mariée apprêtée avec la coiffe traditionnelle. Il sourit quand Nour prend une pose de sainte pour souligner sa décision d'être une fille bien qui n'aurait pas de relation charnelle avant le mariage. L'artiste sait donner vie à toutes les femmes qui témoignent, leur donnant une apparence normale, avec des vêtements en cohérence avec leur âge et leur statut social, le temps qu'il fait et leur occupation. Les tenues décontractées des jeunes avec des sweatshirts à capuche, les vêtements plus stricts des adultes, et bien sûr les foulards et les robes longues. Chaque femme qui témoigne présente une personnalité visuelle différente : détendue pour Nour, plus sérieuse pour la théologienne Asma Lambaret quand elle explique différentes interprétations d'une sourate, désenchantée pour la prostituée, accablée pour la jeune homosexuelle.



En surface, le lecteur peut avoir une première impression de dessins un peu simplifiés pour une apparence peut-être naïve, avec des couleurs un peu douce. Mais dès qu'il commence à lire, il se rend compte de l'expressivité naturelle des visages, des états d'esprit qui transparaissent au travers des postures et du langage corporel, de la justesse des représentations. Il voit bien l'âge de Jamila la maîtresse de maison en page 53 dans sa façon de se tenir, et la jeunesse de l'homosexuelle dans ses gestes. Effectivement les autrices mettent à profit les spécificités de la bande dessinée pour restituer les témoignages : à la fois en donnant corps aux femmes qui racontent, à la fois dans les différents lieux. La représentation de ces derniers est tout aussi soignée que celle des individus : l'hôtel de Rabat avec sa piscine dans un dessin en pleine page, la salle de classe avec une partie des élèves portant le foulard, le cabinet de consultation d'une docteure dans un hôpital à la campagne, la salle d'attente d'un médecin pratiquant des interruptions volontaires de grossesse, une rue piétonne en escalier, une bibliothèque municipale, des intérieurs banals d'appartement et de maison, la plage, l'esplanade de la tour Hassan à Rabat, une grande artère de Casablanca, le front de mer, un jardin public, etc. Laetitia Coryn ne représente pas ces lieux comme s'il s'agissait de tourisme, mais bien comme des lieux de vie, où évoluent des individus normaux dans leur quotidien. Le lecteur peut ainsi se projeter dans chaque endroit, s'imaginer dans ces lieux de vie comme un habitant.


La narration visuelle prend une forme naturaliste, recréant ainsi les conversations comme si elles étaient prises sur le vif, avec l'environnement dans lequel elles se déroulent, et des êtres humains normaux pour lesquels il est possible de se faire une idée de leur état d'esprit en les regardant comme dans la vie de tous les jours avec un interlocuteur. Évidemment le lecteur a conscience qu'il ne s’agit pas de la retranscription exacte des conversations, que le récit est construit et qu'il y a une progression. Leïla Slimani commence par le témoignage d'une femme ayant pris ses distances avec la tradition, pouvant évoquer en quoi celle-ci pèse sur le quotidien des femmes marocaines, totalement intégrées à la société, puis comment elle pèse implicitement sur celles qui ne s'y conforme pas parfaitement. Par la suite, les témoignages vont évoquer les violences sexuelles faites aux femmes sous différents formes et la honte qui pèse sur elle (Hchouma), la question de la virginité pour le mariage, les articles de loi relatifs à l'avortement (449, 454, 455), les mariages arrangés de mineures, la réalité des textes du Coran et leurs interprétations, les événements du fol été 2015 (le film Much Loved du réalisateur Nabil Ayouch, le concert de Jennifer Lopez, le baiser de deux femens sur l'esplanade de la tour Hassan à Rabat, l'agression d'une femme portant une tenue jugée provocante), la réalité de la prostitution, l'impossibilité de vivre publiquement son homosexualité. De même, l'autrice ne fait aucun secret de sa prise de position.



Leïla Slimani met en lumière le poids de la tradition sur la condition féminine, l'impossibilité de la virginité des mariées, le poids du regard des autres et de la honte, une culture institutionnalisée du mensonge, de l'hypocrisie. Elle représente la position de la femme comme suit : Avant d'être un individu, une femme est une mère, une sœur, une épouse, une fille, garante de l'honneur familial, et, pire encore, de l'identité nationale. Sa vertu est un enjeu public. C'est donc un exposé à charge contre cette culture. De temps à autre, elle laisse la parole aux hommes, ceux qui estiment que cette place donnée aux femmes est nocive pour les femmes, mais aussi pour les hommes car les rapports entre les deux s'en trouvent faussés. Elle relaie également la position des hommes respectables qui perçoivent la remise en cause comme étant le fait d'occidentaux. L'un d'eux demande : Les philosophies permissives, nées en Europe, ont-elles amélioré les relations sociales et familiales sur ce continent ? Plus loin une femme constate que la misogynie est inhérente à l'humanité. Elle n'est pas spécifique à l'Islam. Elle s'étonne d'ailleurs qu'on ait encore ce type de lecture anthropologique. À ses yeux, toutes les religions se valent en matière de sexualité. En outre, ce ne sont que certains hommes qui ne comprennent pas la différence entre faire le choix d'avoir une sexualité et consentir à un acte sexuel. Il n'y a donc pas de diabolisation de la gent masculine, ni condamnation d'un bloc de la religion : la théologienne estime qu'il est possible d'enseigner la religion comme une éthique de libération, d'émancipation, plutôt que comme une morale rigoriste et sans nuances. Il faut parvenir à sortir d'une dichotomie manichéenne qui voudrait qu'il n'y ait pas d'intermédiaire entre la femme vertueuse et la prostituée. En fonction de sa sensibilité et de sa culture, le lecteur peut également s'interroger sur l'histoire personnelle de l'autrice, sa double nationalité, sa classe sociale, la manière dont cela a façonné son regard et ses positions.


Assurément, cette lecture interpelle. L'écrivaine propose une vision construite, intelligente et analytique de la sexualité féminine d'un point de vue sociale au Maroc. La narration visuelle est à la fois douce et dense, donnant l'impression au lecteur de se trouver aux côtés de Leïla écoutant ces confidences, dans chaque lieu correspondant. Même s'il ressent qu'il s’agit d'un récit composé à partir de témoignages recueillis et présentés de façon structurée, pas d'un reportage sur le vif, que l'autrice a un parti pris affiché, il n'en demeure pas moins une réflexion sur l'image à laquelle la femme doit se conformer dans la société marocaine, ou ce qu'elle doit se préparer à affronter si elle ne souhaite pas s'y conformer.