mardi 22 juin 2021

Papeete 1914 T1: Rouge tahiti

Un tableau est toujours plus beau par temps de paix.


Ce tome est le premier d'un diptyque, constituant une histoire indépendante de toute autre. La première édition de cet ouvrage date de 2011. Il a été réalisé par Didier Quella-Guyot, scénariste, et Sébastien Morice, dessinateur et couleurs, aidé par Sébastien Hombel du studio Makma pour les pages 20 à 48. La deuxième partie du récit se trouve dans Papeete 1914 T2: Bleu horizon (2012). Le tome se termine par une postface du scénariste expliquant que l'idée de cette histoire lui est venue en lisant un texte d'Émile Vedel, puis le livre Sur Mer - 1914 de Claude Farrère (1876-1957) & Paul Chack (1876-1945) comme matériau de recherche. Il explique qu'alors que le projet était en cours est paru Tahiti 1914 - Le vent de guerre (2009) de Michel Gasse. Puis viennent ensuite la reproduction d'un texte de Marau Taaroa, la reine de Tahiti, relatant la nuit des bombardements, un texte de Pierre Loti, une page d'explication sur les établissements français de l'Océanie et le rôle du gouverneur, et pour terminer quelques dates de l'histoire de Tahiti de 1876 à 1919.


Papeete, le premier août 1914, un voilier arrive dans le port, observé par des tahitiens sur leur pirogue à balancier unique, puis par les personnes présentes à quai, et par le curé, au-dessus du rideau à la fenêtre du café. Simon Combaud en descend, en chemise avec nœud papillon, costume noir, chapeau melon et pipe au bec. Dans le café, le curé annonce qu'il y a la guerre en Europe. René le patron lui demande comment il le sait, et le taquine car il n'y a même pas la TSF sur l'île. Est-ce un secret de confession ? Cette remarque fait rire tous les clients, et énervé, le curé indique que c'est un passager qui lui a dit, et que l'information a été confirmée par le quartier-maître de la Zélée. Combaud est entré dans le café et il demande une bière au patron. Le curé continue : il estime qu'avec l'ouverture prochaine du canal de Panama, l'île devrait être militairement bien équipée. Au lieu de cela, les autorités ont même désarmé la batterie du mont Faiere. Le patron en rajoute une couche en lançant une pique : le curé est juste jaloux parce qu'il n'a pas même pas été invité avec les gradés sur le Montcalm.



Sur le Montcalm, le capitaine discute avec un membre de son équipage. La situation est très tendue en Europe : un attentat dans les Balkans aurait mis le feu aux poudres, l'héritier de l'empire austro-hongrois et son épouse assassinés à Sarajevo. Mais c'était en juin, pourtant la France mobilise dès demain. Bon, d'un autre côté, ce n'est pas une petite guerre à 18.000 kilomètres qui va leur gâcher la soirée. Il laisse là cette discussion et invite une dame à danser, alors que s'ouvre le bal. À terre, dans le café, piqué au vif, le curé décide d'aller discuter avec le nouveau venu. Il lui demande ce qui l'amène, tout en supposant qu'il est venu pour les femmes, conséquence logique du livre du dandy efféminé. Son interlocuteur répond qu'il n'est pas venu pour ça, et demande au curé s'il a connu Pierre Loti. Le curé renchérit : que oui ! Ce romancier exotique a donné envie à des idiots de venir à Tahiti avec leurs dévergondages.


Difficile de résister à l'invitation de séjourner à Papeete avec les dessins de Sébastien Morice. Lui et Didier Quella -Guyot avaient déjà collaboré pour une bande dessinée précédemment : Boitelle et le Café des colonies (2010), l'adaptation d'une nouvelle de Guy de Maupassant. Par la suite, ils ont encore collaboré à deux reprises pour Facteur pour femmes (2015), et L'île aux remords (2017). La couverture promet une jolie vahiné, et le récit tient cette promesse. Le lecteur remarque la fluidité de l'eau, le motif du paréo, et les courbes de la dame. L'artiste n'a pas encore atteint le summum de la beauté fluide de ses albums suivants, mais ces planches dégagent une séduction irrésistible. Le lecteur commence par découvrir Simon Combaud dans son costume strict et il le plaint immédiatement de devoir le supporter en pleine saison des pluies, avec plus de 95% d'humidité. Il admire son maintien et son sérieux, et il sourit franchement en voyant qu'il ne résiste pas longtemps aux avances de Mareta, une belle vahiné. Il fait ensuite connaissance avec le curé, sa mine renfrognée, son embonpoint et sa soutane, blanche dans le civil, noire pour les offices religieux. Il sourit également devant sa mine sévère, manifestation de sa contrariété à ne pas pouvoir lutter contre la douceur paradisiaque de la vie tahitienne et des vahinés. René, le patron du café, fait montre également d'un vrai caractère, avec son embonpoint et son humeur changeante. Les différentes vahinés sont bien sûr à l'honneur, parfois dénudées, mais sans que le lecteur n'y voit une obsession des auteurs, juste une réalité des mœurs tahitiennes. L'artiste sait donner une personnalité visuelle à chaque personnage, avec des tenues particulières à chaque fois, pour le curé, pour les militaires, avec les motifs du paréo des vahinés, pour la reine Marau Taaroa, ou encore Max Bopp le photographe, mademoiselle Jeanne la postière.


Bien évidemment, le lecteur est également venu pour la dimension touristique du récit. Il ouvre donc grand les yeux, et profite du spectacle dès la première case de la première page, avec un motu (îlet) en fond de case, une belle eau pour l'océan, et une pirogue à balancier unique (va'a) en premier plan. Ça continue avec une vue de l'île depuis le lagon, avec ces montagnes si vertes. Puis en page 14, le lecteur peut admirer Raiatea dans une vue du ciel, avec son lagon. Il s'assoit ensuite en compagnie de Simon et Mareta sur une belle plage de sable blanc, un détail un peu surprenant du fait que la plupart des plages de Tahiti ont du sable noir. Il accompagne ensuite les mêmes personnages pour une balade en montagne, avec cette végétation luxuriante. La randonnée se termine sous l'eau d'une cascade bien fraîche. S'il a déjà séjourné à Tahiti, le lecteur reconnaît immédiatement le style des habitations. Éventuellement il aurait apprécié que l'artiste se montre plus descriptif en ce qui concerne la végétation si impressionnante dans sa vigueur, et que la ville de Papeete ne ressemble pas uniquement à quelques maisons éparses.


Bien que le niveau descriptif visuel puisse être un peu en deçà des attentes du lecteurs, la reconstitution ne s'arrête pas là. Le scénariste intègre des termes locaux à bon escient, sans perdre le lecteur : vahiné bien sûr, mais aussi tane (le pendant masculin de vahiné), métro (pour métropolitain), maori (peuple autochtone de Polynésie) et coprah (la noix proprement dite de la noix de coco). Il mentionne également différents quartiers autour de Papeete comme Arue, Pare, Faaa, Punaauia, et d'autres îles comme Tuamotu, Raiatea, Moorea. Il évoque également les différents explorateurs Louis-Antoine de Bougainville (1729-1811), Jean-François de La Pérouse (1741-1788), Jules Dumont d'Urville (1790-1842), Abel Aubert du Dupetit-Thouars (1793-1864). Ces éléments associés aux dessins aboutissent à une reconstitution solide des lieux et de la société, inscrite dans l'Histoire. En outre, il fait également référence à Pierre Loti (1850-1923) et à son livre Le mariage de Loti (1882) qui raconte son voyage en Polynésie, et bien sûr à Paul Gauguin (1848-1903) et son installation en Polynésie de 1891 à 1983, puis son retour en 1895. Enfin, l'année du titre évoque forcément le début de la première guerre mondiale, et effectivement il est fait mention de l'assassinat de l'archiduc François-Ferdinand d'Autriche-Este (1863-1914), mais aussi du passé au travers de la guerre de 1870/1871, et de la notion de la ligne bleue des Vosges.



De fait, l'histoire mêle deux fils narratifs : l'enquête de Simon Combaud qui reste très mystérieuse durant ce premier tome, et l'arrivée de deux croiseurs allemands Scharnhorst & Gneisenau en vue de Tahiti. Le scénariste développe l'organisation de la défense de l'île par le commandant Destremau. Le lecteur suit donc plusieurs personnages : ledit commandant, le clerc de notaire Simon Combaud, le curé et Mareta une vahiné. Au fil du récit, plusieurs thèmes sont évoqués. Bien évidemment, il y a un portrait des tahitiennes, aux mœurs légères, ou du moins dont l'activité sexuelle est régie par un autre code moral que celui de la métropole. Il y a les hommes blancs qui sont bien contents d'en profiter, et les tahitiens mâles sont presque absents du récit. Cela peut donner une image un peu naïve du bon sauvage, pas forcément facile à accepter. L'autre thème très prégnant est celui de la guerre qui fait irruption dans ce paradis terrestre. Quella-Guyot entrecroise les réactions de plusieurs personnages. Le commandant Destremau fait observer qu'être militaire, c'est prévoir les risques, et c'est presque toujours pour rien. Le peintre Octave Morillot s'engage dans les volontaires pour défendre Papeete, car un tableau est toujours plus beau par temps de paix. Le curé n'entretient pas non plus d'illusion : en temps de guerre, personne n'a jamais pu compter sur Dieu. Le récit met en évidence la réalité des affrontements, la destruction, les morts, et les traumatismes des hommes au combat (au travers de René qi a fait la guerre de 1870).


Alléché par la couverture, et peut-être parce qu'il a déjà apprécié d'autres œuvres de ce tandem, le lecteur se lance dans cette bande dessinée, en se disant qu'elle doit se dérouler à Tahiti, et que les images seront superbes. L'artiste ne le déçoit pas, bien au contraire, et c'est un grand plaisir de bout en bout que de se projeter dans cette ville et ses alentours, de côtoyer des individus plausibles et attachants dans leurs imperfections. Il découvre un récit à plusieurs facettes, entre enquête, entrée en guerre, et rencontre de deux cultures.

3 commentaires:

  1. Lorsque l'enfer s'invite au paradis... Une idée et un cadre originaux, et de nombreuses sources d'inspiration.

    Sébastien Maurice : Je crois que tu as fait une coquille et que c'est Sébastien Morice. Quoi qu'il en soit, je ne connaissais aucun de ces deux auteurs. Merci de me les faire découvrir par le biais de cet article.

    Une question me taraude : le nom des croiseurs allemands. De ce que j'ai pu lire, le Scharnhorst et le Gneisenau datent de 1936. Je me demande bien d'où peut venir cette confusion...

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  2. Merci beaucoup pour la coquille : ça fait vraiment désordre.

    Pour ta question : j'avoue que je ne m'étais même pas interrogé sur le nom des navires.

    Pour le Scharnhorst, il s'agit également (merci wikipedia) d'une classe de croiseur :

    https://fr.wikipedia.org/wiki/Classe_Scharnhorst_(croiseur)

    Quant au Gneisenau, il y a eu au moins deux navires a avoir porté ce nom :

    https://fr.wikipedia.org/wiki/SMS_Gneisenau_(1906)

    Mon premier contact avec Sébastien Morice était avec la bande dessinée Facteur pour femmes : je l'ai feuilleté à la FNAC et j'ai tout de suite été séduit par la beauté des planches.

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    1. Merci de cette précision ! Je n'avais pas suffisamment cherché : il y a donc eu deux Scharnhorst et deux Gneisenau, un exemplaire de chaque pour chaque conflit.

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