Ses ailes de géant l'empêchent de marcher.
Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre. La première édition de cet ouvrage date de 2021. Elle a été écrite par Yann Quellec, avec la participation de Thomas Cadène, dessinée et mise en couleur par Romain Ronzeau. Il s'agit d'un ouvrage d'environ 250 pages. Les auteurs remercient Marcie-Claude Magne pour ses témoignages et l'accès à ses archives, Magali Magne et Serge Moreau pour leurs témoignages, et d'autres pour leur connaissance du château d'Hérouville et de la carrière de Michel Magne. Ils remercient également Bill Wyman, Sempé, Costa-Gavras et Eddie Mitchell pour leurs postfaces si personnelles et généreuses. Le tome se termine par une histoire du château d'Hérouville richement illustrée par des œuvres picturales de Michel Magne, et par sa discographie et ses musiques de film.
En 1969, un incendie détruit toute l'aile nord du château d'Hérouville, le lieu qui abritait toutes les partitions et toutes les bandes originales du compositeur Michel Magne. Pendant ce temps-là, il se fait attendre à un repas où ses amis sont déjà attablés au restaurant : il fait son entrée par la fenêtre, tout de noir vêtu. Un serveur vient lui apporter le téléphone alors qu'il évoque les Beatles à table. Il reprend le volant de son coupé sport et constate le désastre : toute sa musique, son œuvre entière a brûlé. À l'été 1970, il fait la route au volant de sa Porsche de Paris à Hérouville, et il prend une jeune autostoppeuse : Marie-Claude Calvet, 16 ans. Il en a 40. Il lui laisse son numéro de téléphone. Elle le rappelle avec une copine et il lui propose de passer une journée au château. Il répond à la sonnette en traversant la pelouse dans son tenue moulante noire, avec son doberman à ses côtés. Une semaine plus tard il est chez les Calvet, et explique qu'il souhaite louer les services de Marie-Claude comme baby-sitter pour ses deux enfants Magali & Marin de 9 et 6 ans. Marie-Claude vient s'installer dans une chambre du château. Michel l'invite pour une fête donnée le soir dans le parc. Il y a des dizaines d'invités, un cheval, un batteur, un groupe de jazz. Comme à son habitude, Michel fait l'équilibriste sur une pile instable de chaises. Tout le monde finit habillé dans la piscine.
Le lendemain, Michel Magne revient du marché avec le cuisinier Serge Moreau et il lui expose ses projets : bâtir un studio pour réenregistrer tout ce qu'il a perdu dans l'incendie, inviter des artistes à enregistrer en résidence pour couvrir les frais. Serge est sceptique : il n'est pas certain que des artistes accepteront d'enregistrer loin de Paris. Il dit qu'il pense à l'Albatros de Charles Baudelaire. En 1970, le château d'Hérouville comprend une aile gauche à laquelle est accolé le bâtiment du réfectoire, une aile droite, une bergerie, une piscine, une mare, un donjon, une allée végétale, un court de tennis, dans un grand parc. Bientôt es travaux commencent et Marie-Claude s'occupe des enfants, tout en regardant ce châtelain à la belle prestance aller et venir. Les travaux vont bon train, avec des ouvriers, des techniciens, un responsable qui teste le son de chaque pièce en tirant des coups de pistolet. Il ne reste plus à Michel Magne que d'utiliser son Rolodex pour inviter les artistes.
Le Château d'Hérouville : un lieu mythique pour les musiciens, mais aussi pour les amateurs de musique pop et rock, ayant investi du temps pour déchiffrer toutes les mentions sur les pochettes d'album. Dans des interviews, les auteurs ont expliqué que leur première intention était de faire revivre ces moments d'enregistrement mythique, avec des artistes en résidence dans un site prestigieux, et des conditions d'hébergement fastueuses. Pour ce faire, ils ont contacté des témoins de cette époque, à commencer par Marie-Claude la veuve de Michel Magne (1930-1984), puis le cuisinier Serge Moreau. Au fil des discussions, leur projet a évolué en intégrant pour une plus grande part la biographie de Michel Magne, et sa relation avec Marie-Claude. Cette dernière leur a confié des archives photographiques dont ils ont incorporé une partie dans leur bande dessinée. Le lecteur découvre donc bien plus qu'une simple reconstitution d'une époque disparue, ou que la simple évocation factuelle d'un microcosme artistique, pendant une courte période de 1970 à 1972.
L'ouvrage contient des morceaux d'anthologie des fêtes nocturnes où tout le monde termine dans la piscine, au concert gratuit donné par le groupe Grateful Dead le 21 juin 1971 au bénéfice des habitants du village, l'arrivée de Johnny Halliday avec Sylvie Vartan, le dirigisme de Tony Visconti, etc. Le lecteur venu chercher l'ambiance de l'époque et les frasques du milieu en a pour son argent. Romain Ronzeau réalise des dessins dans un registre descriptif, avec des traits de contour un peu lâches, pour des personnages très vivants, et une reconstitution très évocatrice, sans aller jusqu'à une précision photographique. Le lecteur peut donc reconnaître des éléments de la vie de tous les jours d'époque, comme les modèles de voiture, ou les tenues vestimentaires. Il peut se projeter dans chaque lieu : l'artiste a effectué un travail de recherche solide pour pouvoir les décrire. Par exemple, il est évident qu'il a étudié les équipements d'un studio d'enregistrement, ainsi que les phases de construction, même si es pages correspondantes donnent une impression d'esquisse rapide. Il met l'accent sur les activités humaines dans chaque endroit, avec un effet irrésistible, par exemple le test de l'acoustique avec un pistolet. Le lecteur peut ainsi se projeter dans chaque environnement au milieu des personnes qui l'habitent : les studios du château d'Hérouville, le parc avec sa piscine, les bureaux des studios Davout, les appartements de la bergerie, la plage de Saint Paul de Vence, la place où l'on joue aux boules, le petit appartement parisien, la chambre d'hôpital au Centre Hospitalier du Kremlin-Bicêtre.
Le dessinateur représente les personnages avec un bon degré de simplification, parfois une forme de jeunisme. Cela leur confère une vitalité épatante, comme si le lecteur voyait plus leur vie émotionnelle. Il est impossible de résister au charme de Marie-Claude, sans jamais que cela ne devienne malsain, même si elle n'est pas majeure au début du récit. Les artistes célèbres sont facilement identifiables de Johnny Halliday à Jerry Garcia, en passant par Marc Bolan (T-Rex) Elton John, et Eddy Mitchell, ou Jean Yanne. Le lecteur remarque que Michel Magne bénéficie d'un traitement un peu particulier : ni sa pupille, ni son iris ne sont visibles, son regard étant toujours limité à ses sourcils épais. Par ailleurs il dispose d'une silhouette plus athlétique, sans aller jusqu'au culturisme. Il est visible que les auteurs ont souhaité le mettre en scène comme une force plus que comme un être humain, lui donner une discrète aura de mythe. La narration visuelle s'avère très agréable par son entrain communicatif, et sa joie de vivre sous-jacente, ce qui crée un très fort contraste avec l'assombrissement progressif de Michel Magne pendant les dernières années de sa vie. Elle s'avère également très variée : Ronzeau conçoit des plans de prise de vue spécifique pour chaque scène, intègre des photographies à bon escient, ajoute des éléments plus symboliques comme des portées, intègre des respirations avec des pages dépourvues de texte, etc.
Arrivé à la page 41, le lecteur découvre un chapitre qui correspond à du texte illustré, et pas à une bande dessinée. Afin de d'ouvrir leur récit, les auteurs ont opté pour cette forme pour évoquer la biographie de Michel Magne (compositeur de 73 musiques de films, musicien, interprète, peintre) en plusieurs chapitres venant s'intercaler au cours de la bande dessinée : pages 41 à 47 Michel fait ses gammes (1930-1950), pages 103 à 111 À l'avant(-garde) 1950-1955 avec 1 dessin de Sempé pour la pochette d'un album de Michel Magne, pages 139 à 146 Les amitiés magnifiques de 1955 à 1960 (avec Françoise Sagan & Juliette Gréco), pages 171 à 175 Magne, star de la musique de films, de 1960 à 1965, pages 197 à 203 : Hérouville s'enflamme de 1965 à 1969. Dans un premier temps, le lecteur peut se demander si c'était bien nécessaire d'alourdir ainsi la bande dessinée, puis il se rend compte qu'il attend ces passages car la personnalité de Michel Magne est véritablement magnétique, et il souhaite en savoir plus sur cet être humain si formidable, cette puissance créatrice inépuisable. Il découvre ainsi progressivement un créateur hors norme, de musique de films mais aussi d'œuvres picturales conceptuelles, d'œuvres d'art modernes (les compositions réalisées avec les bandes magnétiques de ses propres enregistrements), la poursuite d'un rêve devenu inaccessible.
Les auteurs réalisent leur hommage sur les années fastes d'enregistrement aux studios d'Hérouville. En revanche, ils ne portent pas de jugement de valeur sur la vie de Michel Magne. Ils ne cachent rien de ses facettes délicates : un mauvais gestionnaire, un individu hanté par une forme de ténèbres, la séduction d'une mineure plus jeune de 24 ans que lui, mais aussi des aspects sous-jacents. Les auteurs ne souhaitent pas s'étendre sur des aspects comme les pique-assiettes, les amis qui le laissent tomber, vraisemblablement l'usage de produits stupéfiant (dimension quasi occultée sauf pour le LSD ajouté à l'insu des invités dans leur boisson à l'occasion du concert gratuit du Grateful Dead), la justice des hommes favorables aux affaires plutôt qu'aux rêveurs. Ils préfèrent développer la création que ce soit directement celle de Michel Magne, ou par l'entremise des poèmes récités par le cuisinier singulier d'Hérouville, Serge Moreau présentant ses plats aux invités en récitant L'albatros de Charles Baudelaire, Colloque Sentimental de Paul Verlaine, À Clymène de Paul Verlaine, ou encore Les caprices de Marianne d'Alfred Musset. Le lecteur est laissé libre de penser ce qu'il veut de la vie d'un individu aussi singulier.
Il est possible que le lecteur vienne à cet ouvrage avant tout pour profiter de la reconstitution des fastes des conditions de vie des artistes en résidence pour enregistrer aux studios d'Hérouville. Avec le titre, il comprend bien qu'il sera également témoin de la relation amoureuse de Michel Magne, le propriétaire, avec sa compagne Marie-Claude. Il est très vite emporté par l'entrain de la narration visuelle, simple en apparence, riche en profondeur, et par la vie incroyable de Michel Magne. Il a vite fait de ressentir la même fascination que les auteurs, pour cet homme, pour ce créateur à l'énergie folle, et il les en remercie d'avoir fait évoluer une évocation très vivante et précise, en une évocation de sa vie.