dimanche 27 juin 2021

Grand Silence

Ils entendent les cris.

Ce tome contient une histoire complète et indépendante de toute autre. Le premier tirage date de 2021. Il a été réalisé par Théa Rojzman pour le scénario, et par Sandrine Revel pour les dessins et les couleurs. Il contient 116 pages de bande dessinée. Il se termine avec une postface de la scénariste expliquant son choix d'une forme de conte, d'une page recensant quelques chiffres indicatifs, d'une autre indiquant où trouver des informations, et d'une avec une courte biographie des autrices.

La vue se rapproche d'une île abritant une petite ville, au-dessus et dans laquelle planent des lambeaux de nuage. Sur la grande place, les habitants essayent de fuir en tous sens, en se bouchant les oreilles avec les mains, et en suppliant pour que le silence revienne. Quelques années plutôt, madame enceinte et monsieur se marient. Pendant la noce, Octave, le frère de madame, député des Hauts Sommets, va trouver le mari pour le féliciter. Le député remarque deux garçons en train de fumer en cachette derrière un arbre. Il s'approche d'eux, et l'un part en courant, l'autre Freddy, onze ans, reste, le neveu du mari. Le député s'adresse au garçon en jouant à la fois sur la sympathie, une forme d'autorité, une mise en confiance et un chantage émotionnel. Il promet à Freddy de ne rien dire à ses parents sous réserve qu'il vienne avec lui. Pendant ce temps-là, la fête continue et le jeune époux passablement éméché se ressert une coupe de champagne, puis en remplit d'autres pour les invités. À l'écart au pied d'un arbre, Freddy est agenouillé par terre, le pantalon baissé, avec la sensation que sa tête s'est détachée du reste du corps et repose par terre à une dizaine de centimètres. Octave boit une coupe de champagne. La nuit, en rentrant en voiture, les parents s'étonnent du mutisme de leur fils Freddy le mettant sur le compte de la fatigue.


Six ans plus tard, les jeunes époux divorcent, le mari se montrant violent. Ils ont eu des jumeaux : Ophélie et Arthur qui ont six ans. La fillette reste avec sa mère, et le fiston va vivre avec son papa. Les jumeaux dorment pour la dernière fois chacun dans leur lit dans la même chambre, se demandant s'ils se reverront, se disant que oui, au moins à l'école. Arthur se dit qu'Ophélie va avoir une grande maison, et lui une petite. Il coupe un bout de mèche de ses cheveux roux, et le remet à sa sœur. Ils finissent par dormir. Sur une colline, qui domine la ville, se trouve un bâtiment hérissé de piques portant l'inscription Grand Silence. Quelques jours plus tard, la mère présente sa nouvelle chambre à Ophélie, et le père présente sa nouvelle chambre à Arthur. Le matin, les jumeaux se retrouvent et se prennent par la main devant les grilles de l'école, alors que les deux parents s'en vont en se tournant le dos, sans se parler. Dans la cours de l'école, les enfants parlent, mais on ne les entend pas. Le soir, la mère embrasse le front de sa fille pour lui souhaiter bonne nuit. Ophélie lui demande : Pourquoi, maman ? Parce que, répond sa mère. Le père embrasse le front de son garçon, et lui demande : Pas de baston demain. Pour répondre à son fils, il complète : pas de baston perdue.

Il est vraisemblable qu'en entamant cette bande dessinée, le lecteur dispose déjà d'une idée de son thème et qu'il s'attende à une lecture ardue, pénible, voire insoutenable, une forme de témoignage douloureux, ou de pamphlet nécessaire. Il n'est pas préparé à la première page avec ce traveling avant vers une île et ces individus essayant d'échapper à des bruits sous-entendus. Il se demande bien également qui est cette femme en fauteuil roulant. Après ce prologue intrigant, arrive la scène du mariage et l'agression qui se déroule hors champ des cases, sans détail, mais sans possibilité de s'y tromper. En page 12, el lecteur découvre la tête séparée de du corps de l’enfant, après quelques instants, il la remet à sa place. Les couleurs sont douces, l'arbre s'élevant vers le ciel évoque un symbole phallique, les corbeaux prononcent des phrases culpabilisant l'enfant. Les autrices utilisent des conventions de conte pour enfants, une simplification des formes, des couleurs atténuées, des métaphores visuelles. Le lecteur ne sent ni agressé, ni pris en otage, ni culpabilisé. Les phylactères ne contiennent pas énormément de texte et il y a une vingtaine de pages dépourvues de texte, ce qui donne un rythme rapide à la lecture, et la place au lecteur de réagir en son for intérieur, d'exprimer sa sensibilité sans qu'elle ne lui soit dictée.


Le lecteur poursuit sa découverte de l'histoire, aux côtés d'Ophélie et d'Arthur, chacun de leur côté, comment leur vie est conditionnée par celle des adultes et leurs choix autour d'eux. Il découvre également la condition de Maria, l'institutrice en fauteuil roulant, sa sensibilité, et une partie de son histoire personnelle. Les dessins rendent chaque personnage attachant, dans sa simplicité et son expressivité, à l'exception d'Octave. Ils n'en deviennent pas simplistes pour autant. La dessinatrice sait montrer une large gamme d'émotions, à la fois par l'expression du visage, à la fois par le langage corporel. Il n'y a pas que de la souffrance et de la méchanceté. Les jumeaux sont mignons, sans être parfaits, et l'empathie fonctionne tout de suite, ainsi que pour Maria, sans qu'ils ne deviennent angéliques, sans que les adultes ne soient diabolisés. Le lecteur apprécie le fait de lire une réelle bande dessinée, et pas un pamphlet ou une thèse illustrée. Il côtoie les individus pleinement réalisés, que ce soient les rôles principaux ou les figurants, chacun avec leur tenue vestimentaire et leur occupation. L'artiste sait mettre en scène les situations de la vie quotidienne avec une tonalité de couleur qui leur apporte une touche d'illustration pour enfant, ou de légère intemporalité. Le lecteur se sent impliqué dans ces moments du quotidien, très parlants : personnes un peu gaies à la noce, retour dans la nuit à l'arrière de la voiture, chambre partagée avec son frère ou sa sœur, découverte d'une nouvelle chambre, arriver dans une cour d'école, faire ses devoirs, chercher à comprendre le comportement d'un adulte, etc. Elle rend admirablement bien les sensations de la vision du monde à hauteur d'enfant.

Dans le même temps, le lecteur peut voir des adultes normaux et banals dans leur comportement : la maîtresse, le médecin, les passants anonymes dans la rue. Il sourit de temps à autres devant une représentation un peu décalée appartenant au domaine du conte, comme les costumes d'apparats des soldats dans les couloirs du ministère (page 53). Le récit l'emmène dans des endroits variés les tables de la noce installées en extérieur, l'habitacle d'une voiture, un pavillon de banlieue, des chambres d'enfant, les rues de la ville, la cour d'école, un champ de coquelicots. Ces lieux sont eux aussi représentés avec un bon niveau de détail, et une licence artistique permettant d'en restituer l'esprit sans devoir se contraindre à un photoréalisme. Le lecteur apprécie le plaisir de la lecture, et se prend au jeu de découvrir ce que recouvre l'appellation Grand Silence, ainsi que le sens de ces phylactères vierge de mot, et de ces têtes détachées du corps. Il est également vite submergé par l'émotion. A commencer avec le petit garçon qui ne sait pas dire à ses parents ce qui vient de se produire, puis la séparation du couple qui entraîne la séparation des jumeaux, la conduite à risque du cousin Freddy.


Dans la postface, Théa Rojzman explique qu'elle a choisi la forme d'un conte pour de toutes les histoires en faire une seule qui soit fictionnelle, tout mêler, raconter autrement, imaginer, réunir, imager, zoomer et agrandir. La structure du récit, les séquences et la narration visuelle avec les phylactères y parviennent avec une sensibilité incroyable. Le lecteur ressent le silence et la solitude des jumeaux, la souffrance qui est l'impossibilité de dire, à la fois du fait de la culpabilité imposée par l'autorité de l'adulte, mais aussi par manque de mots pour verbaliser un acte aussi inconcevable. Le lecteur se rend compte qu'Ophélie et Arthur n'ont qu'une seule soupape : le fait qu'entre jumeaux ils se comprennent sans se parler. Il voit bien que non seulement ils ont été victimes d'un acte ignoble, mais qu'en plus ils ne peuvent pas exprimer leur souffrance. Au fil des séquences, il capte différentes facettes de ce crime : l'effet de dissonance cognitive chez l'enfant (la confiance en l'adulte et ce qu'il lui a fait subir, deux choses inconciliables qui provoquent cette dissociation), la prédation des adultes profitant de leur position d'autorité que leur confère l'âge et pour l'un d'entre eux la position sociale, le dégoût de soi-même et la somatisation, l'extériorisation de la souffrance par la violence, l'adulte comme modèle à imiter avec le risque de reproduire les schémas, le silence qui empêche de reconnaitre l'existence du crime, de la souffrance. Le lecteur apprécie d'autant plus que le récit ne s'arrête pas là, que la lutte contre Grand Silence soit montrée sans manichéisme ou simplification, avec une idée visuelle aussi simple qu'efficace pour identifier victime et bourreau, mais aussi une autre catégorie. Les autrices vont jusqu'au bout et mettent en scène le début de la solution, dépassant la simple dénonciation qu'elles ont réalisée avec une rare intelligence.

Peu de personne peut imaginer se lancer avec plaisir dans un ouvrage, fusse une bande dessinée, traitant d'un sujet aussi lourd que les violences sexuelles faites aux enfants. Théa Rojzman et Sandrine Revel ont relevé ce défi avec brio, ménageant la sensibilité du lecteur, sous la forme d'un conte, admirablement mis en image. Elles savent mettre en scène ce comportement ignoble et monstrueux, avec un regard et une compréhension d'adulte, placés à hauteur d'enfant. Non seulement, elles communiquent au lecteur toute l'atrocité de cette violence immonde et de cette confiance rompue avec les adultes, mais en plus elles mettent en scène les actions à mener, en mettant fin à la loi du silence, pour commencer à guérir la société malade de ces violences commises sur des enfants. Une réussite exceptionnelle.



vendredi 25 juin 2021

Le Baron

Vous vous en êtes sorti en vous tirant par les cheveux ?!


Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre. La première édition de cet ouvrage date de 2020. Il s'agit de l'adaptation libre en bande dessinée de la vie de Karl Friedrich Hiéronymus, baron de Münchhausen (1720-1797). L'adaptation a été réalisée par Jean-Luc Masbou, pour le scénario et les dessins. La bande dessinée compte 64 planches en couleurs. Le tome se termine avec 3 pages d'étude graphique des personnages, ainsi que les croquis préparatoires de chaque page rassemblés sur 2 pages, et ceux de la couverture sur une autre page.


Il existe trois sortes de fabulateurs : ceux qui racontent leur vie de façon romanesque, ceux qui inventent des univers de toutes pièce, et ceux qui affirment avoir accompli des choses impossibles. Le baron de Münchhausen était tout cela à la fois : menteur, conteur, poète. Karl Friedrich Hieronymus Freiherr von Münchhausen vint au monde le onze mai dix-sept cent vingt, dans le château de Bodenwerder, dans la région du Weserbergland. Il est vraisemblable qu'il attrapa très tôt le goût du mensonge, certainement pour se donner de l'importance. Il fut un page du prince de Brunswick, puis un mercenaire dans l'armée russe, à mener la guerre contre les turcs avec le grade de capitaine de cavalerie. Il racontait ses histoires de taverne en campement, et celles-ci commençaient à se répandre dans les salons. Finalement, lassé de la vie militaire, il revint vivre chez lui, retrouva sa femme Jacobine. Il partagea ses journées entre la chasse, l'entretien de son domaine et les bons repas.



Pendant ce temps-là, ses aventures avaient été imprimées outre-Manche, puis traduites en français, et enfin en allemand en 1786. En mai 1787, Engelbert Bodmann, un colporteur, arrive à Bodenverder avec sa camelote. Parmi les marchandises qu'il propose aux habitants, se trouve un livre : Les fabuleuses aventures sur terre et sur mer du baron de Münchhausen. Les villageois sont interloqués : ils n'imaginaient pas que leur baron soit l'objet d'un livre. Le colporteur a du mal à y croire : le baron dont il a lu les aventures une dizaine de fois, serait donc un être humain réel. Tout le monde s'installe en terrasse, à la table de l'aubergiste avec une bonne bière. Le colporteur indique qu'il aimerait bien rencontrer le baron. Hélas, celui-ci ne vient plus à l'auberge, car il a promis à sa femme, de ne plus rentrer saoul. Gustav décide d'aller le trouver au château pour le faire changer d'avis. Il s'y rend à pied, et trouve le jeune Hans dans la cour du château à regarder une canne avec ses cannetons. Celui-ci lui indique que le baron est parti à la chasse le matin, mails qu'il a oublié ses balles de plomb. Gustav prend le sac de balles de plomb et part dans les bois à la recherche du baron. Il le découvre à l'abri d'un bosquet, avec son fusil dans les mains, prêt à tirer sur un magnifique cerf. Il fait feu et l'atteint en pleine tête, mais avec des noyaux de cerise en guise de balle.


Une simple adaptation des aventures du baron de Münchhausen ? Pas du tout. Déjà, les pages sont réalisées par Jean-Luc Masbou, l'illustrateur de la série De Cape et de Crocs (1995-2016, 12 tomes) avec Alain Ayrolles. Le lecteur est donc assuré de dessins délicieux, et c'est le cas : une narration visuelle riche en décors, avec des personnages immédiatement sympathiques, une mise en couleurs claires et gaies. C'est un vrai plaisir de lecture dès la première page. En outre, l'artiste ménage de nombreuses surprises, que ce soit les 2 strips réalisés par des invités en page 1, avec un clin d'œil à Denis Bajram et à Jean-Michel Folon (1934-2005), ou encore les différentes formes d'illustration. Lorsque le Baron raconte une de ses aventures, l'artiste change de mode graphique. Ça commence dès l'évocation de sa vie : dessins avec des traits encrés très fins et des aplats de couleurs. Ça continue avec l'histoire qu'il raconte à Gustav : des cases évoquant une toile de Jouy, d'un joli rose cuisse de nymphe. Pour l'histoire suivante où il garde les ruches du sultan et doit mener les abeilles au champ, l'artiste prend le parti de représenter les personnages comme des pantins. Il ne s'agit pas d'une coquetterie esthétique pour épater la galerie, mais bien de donner une indication de la saveur de la narration du conteur extraordinaire qu'est le baron. Ce thème revient à plusieurs reprises : ce n'est pas la même chose entre lire ses histoires, ou l'entendre les raconter et de jouir de sa faconde.



Une simple adaptation des aventures du baron de Münchhausen ? Pas du tout car l'auteur situe son récit après les dernières aventures du baron. Il commence par retracer la genèse du livre narrant ses aventures : en 1785, Rudolf Erich Raspe (1736-1794) publie ces récits en anglais. Puis, un an plus tard, le livre est traduit en allemand par Gottfried August Bürger (1747-1794) qui les réécrit pour un livre plus poétique et satirique. Mais il n'est pas fait mention de la version française, traduite par Théophile Gautier (1836-1904), avec des illustrations de Gustave Doré (1832-1883), car elle date de 1854, bien après le décès du baron. Du coup, cette histoire reprend bien une douzaine de ses aventures : un lièvre à huit pattes, aller récupérer sa hache sur la Lune, un général à moustache à qui il manque le sommet du crâne, le cheval du baron coupé en deux, et bien sûr pour finir une version du boulet chevauché par le baron, mais dans une version inédite. Ces récits sont faits par le baron en personne, et interviennent dans le fil du récit qui se déroule en mai 1787, bien après qu'il se soit rangé de sa vie militaire. De fait, le lecteur bénéficie à la fois de certaines de ses aventures, et à la fois d'une prise de recul sur le succès de ses affabulations.


Pendant ces passages au temps présent du récit (mai 1787), Jean-Luc Masbou reprend son mode de dessin classique, et c'est délicieux. Cela incite le lecteur à prendre son temps pour savourer chaque case. La bonhommie des personnages est irrésistible, d'autant plus que l'artiste exagère un soupçon l'expression de leur visage. Ils sont craquants à tous faire les yeux ronds quand le colporteur les informe de l'existence du livre sur les aventures du baron. L'aubergiste Bruder est souriant sans arrière-pensée, donnant une envie irrépressible d'aller manger une tourte chez lui, avec une bonne chope de bière. Gustav est rondouillard avec le crâne dégarni et il inspire une grande confiance, dès le premier coup d'œil. Les cheveux du baron grisonnent et il est très élancé. Il a un visage très expressif, souvent lunaire, parfois une peu agacé quand il s'adresse à son épouse qui a une tendance affirmée à le faire redescendre sur terre, et à ne pas s'en laisser conter. Celle-ci arbore un air tout le temps un peu pincé, et réprobateur. Le dessinateur soigne tout autant les tenues vestimentaires, établissant une distinction clairement visible entre celles des roturiers et des serviteurs, celles des bourgeois, et celles de la baronne et du baron.



C'est également un délice que de prendre le temps de regarder les décors, ou plutôt les environnements. Le lecteur ouvre grand les yeux pour ne rien perdre des pavés des rues de Bodenwerder, des poutres apparentes en façade des maisons, des tuiles sur les toits, de la grande table en bois de l'auberge, de son enseigne avec un trou de boulet de canon, de la forme du dossier des chaises en bois. Plus loin, il regarde la porte d'entrée en pierre du domaine du château, les tourelles, la grande bâtisse principale, les escaliers menant au jardin et les rambardes en pierre. Plus loin encore, il établit la comparaison avec l'architecture du château du vicomte von Hertzberg et son jardin à la française, sans oublier les lieux exotiques où se déroulent les aventures du baron. Il prend tout autant plaisir à se promener dans les bois aux alentours du château pour retrouver le baron en train de s'adonner à la chasse avec son chien, et avec un succès très relatif. L'artiste associe les formes détourées par un trait très léger, avec une mise en couleurs riche et naturaliste, pour des paysages riants où le lecteur espère bien pouvoir se promener un jour.


Bien évidemment, le lecteur comprend avec l'introduction que le thème principal est celui de l'affabulation, de l'histoire imaginaire. Mais ce thème ne prend pas le pas sur l'histoire : il ne l'écrase pas, elle ne devient pas un simple artifice sans substance. Bien sûr il se produit une mise en abîme puisque c'est l'histoire d'un conteur hors pair, qui redécouvre ses histoires dans un livre qui les regroupent, et cette histoire est elle-même racontée par le conteur qu'est le bédéaste. Mais la forme de la narration n'a rien de nombriliste, ni d'intellectuelle. Le plaisir de lecture reste au premier degré, libre au lecteur d'envisager ce second degré s'il le souhaite. S'il y est sensible, il se rend également compte que le baron évoque d'autres thèmes en passant. Il parle avec sa femme de son choix d'abandonner la guerre, pour arrêter de tuer, de la futilité d'assommer ses invités en étalant ses possessions, ou encore de ce qu'un individu peut souhaiter laisser à la postérité.


Juste une adaptation des aventures du baron de Münchhausen ? Que nenni ! Un album aux magnifiques dessins, une narration très agréable à l'œil, jouant gentiment sur la forme pour souligner l'importance de la qualité de la narration dans une histoire. Une évocation de certaines des aventures du baron, avec une verve et une faconde au goût inoubliable. Un récit avec des réflexions justes et touchantes. Une belle histoire qui célèbre les affabulateurs.




mardi 22 juin 2021

Papeete 1914 T1: Rouge tahiti

Un tableau est toujours plus beau par temps de paix.


Ce tome est le premier d'un diptyque, constituant une histoire indépendante de toute autre. La première édition de cet ouvrage date de 2011. Il a été réalisé par Didier Quella-Guyot, scénariste, et Sébastien Morice, dessinateur et couleurs, aidé par Sébastien Hombel du studio Makma pour les pages 20 à 48. La deuxième partie du récit se trouve dans Papeete 1914 T2: Bleu horizon (2012). Le tome se termine par une postface du scénariste expliquant que l'idée de cette histoire lui est venue en lisant un texte d'Émile Vedel, puis le livre Sur Mer - 1914 de Claude Farrère (1876-1957) & Paul Chack (1876-1945) comme matériau de recherche. Il explique qu'alors que le projet était en cours est paru Tahiti 1914 - Le vent de guerre (2009) de Michel Gasse. Puis viennent ensuite la reproduction d'un texte de Marau Taaroa, la reine de Tahiti, relatant la nuit des bombardements, un texte de Pierre Loti, une page d'explication sur les établissements français de l'Océanie et le rôle du gouverneur, et pour terminer quelques dates de l'histoire de Tahiti de 1876 à 1919.


Papeete, le premier août 1914, un voilier arrive dans le port, observé par des tahitiens sur leur pirogue à balancier unique, puis par les personnes présentes à quai, et par le curé, au-dessus du rideau à la fenêtre du café. Simon Combaud en descend, en chemise avec nœud papillon, costume noir, chapeau melon et pipe au bec. Dans le café, le curé annonce qu'il y a la guerre en Europe. René le patron lui demande comment il le sait, et le taquine car il n'y a même pas la TSF sur l'île. Est-ce un secret de confession ? Cette remarque fait rire tous les clients, et énervé, le curé indique que c'est un passager qui lui a dit, et que l'information a été confirmée par le quartier-maître de la Zélée. Combaud est entré dans le café et il demande une bière au patron. Le curé continue : il estime qu'avec l'ouverture prochaine du canal de Panama, l'île devrait être militairement bien équipée. Au lieu de cela, les autorités ont même désarmé la batterie du mont Faiere. Le patron en rajoute une couche en lançant une pique : le curé est juste jaloux parce qu'il n'a pas même pas été invité avec les gradés sur le Montcalm.



Sur le Montcalm, le capitaine discute avec un membre de son équipage. La situation est très tendue en Europe : un attentat dans les Balkans aurait mis le feu aux poudres, l'héritier de l'empire austro-hongrois et son épouse assassinés à Sarajevo. Mais c'était en juin, pourtant la France mobilise dès demain. Bon, d'un autre côté, ce n'est pas une petite guerre à 18.000 kilomètres qui va leur gâcher la soirée. Il laisse là cette discussion et invite une dame à danser, alors que s'ouvre le bal. À terre, dans le café, piqué au vif, le curé décide d'aller discuter avec le nouveau venu. Il lui demande ce qui l'amène, tout en supposant qu'il est venu pour les femmes, conséquence logique du livre du dandy efféminé. Son interlocuteur répond qu'il n'est pas venu pour ça, et demande au curé s'il a connu Pierre Loti. Le curé renchérit : que oui ! Ce romancier exotique a donné envie à des idiots de venir à Tahiti avec leurs dévergondages.


Difficile de résister à l'invitation de séjourner à Papeete avec les dessins de Sébastien Morice. Lui et Didier Quella -Guyot avaient déjà collaboré pour une bande dessinée précédemment : Boitelle et le Café des colonies (2010), l'adaptation d'une nouvelle de Guy de Maupassant. Par la suite, ils ont encore collaboré à deux reprises pour Facteur pour femmes (2015), et L'île aux remords (2017). La couverture promet une jolie vahiné, et le récit tient cette promesse. Le lecteur remarque la fluidité de l'eau, le motif du paréo, et les courbes de la dame. L'artiste n'a pas encore atteint le summum de la beauté fluide de ses albums suivants, mais ces planches dégagent une séduction irrésistible. Le lecteur commence par découvrir Simon Combaud dans son costume strict et il le plaint immédiatement de devoir le supporter en pleine saison des pluies, avec plus de 95% d'humidité. Il admire son maintien et son sérieux, et il sourit franchement en voyant qu'il ne résiste pas longtemps aux avances de Mareta, une belle vahiné. Il fait ensuite connaissance avec le curé, sa mine renfrognée, son embonpoint et sa soutane, blanche dans le civil, noire pour les offices religieux. Il sourit également devant sa mine sévère, manifestation de sa contrariété à ne pas pouvoir lutter contre la douceur paradisiaque de la vie tahitienne et des vahinés. René, le patron du café, fait montre également d'un vrai caractère, avec son embonpoint et son humeur changeante. Les différentes vahinés sont bien sûr à l'honneur, parfois dénudées, mais sans que le lecteur n'y voit une obsession des auteurs, juste une réalité des mœurs tahitiennes. L'artiste sait donner une personnalité visuelle à chaque personnage, avec des tenues particulières à chaque fois, pour le curé, pour les militaires, avec les motifs du paréo des vahinés, pour la reine Marau Taaroa, ou encore Max Bopp le photographe, mademoiselle Jeanne la postière.


Bien évidemment, le lecteur est également venu pour la dimension touristique du récit. Il ouvre donc grand les yeux, et profite du spectacle dès la première case de la première page, avec un motu (îlet) en fond de case, une belle eau pour l'océan, et une pirogue à balancier unique (va'a) en premier plan. Ça continue avec une vue de l'île depuis le lagon, avec ces montagnes si vertes. Puis en page 14, le lecteur peut admirer Raiatea dans une vue du ciel, avec son lagon. Il s'assoit ensuite en compagnie de Simon et Mareta sur une belle plage de sable blanc, un détail un peu surprenant du fait que la plupart des plages de Tahiti ont du sable noir. Il accompagne ensuite les mêmes personnages pour une balade en montagne, avec cette végétation luxuriante. La randonnée se termine sous l'eau d'une cascade bien fraîche. S'il a déjà séjourné à Tahiti, le lecteur reconnaît immédiatement le style des habitations. Éventuellement il aurait apprécié que l'artiste se montre plus descriptif en ce qui concerne la végétation si impressionnante dans sa vigueur, et que la ville de Papeete ne ressemble pas uniquement à quelques maisons éparses.


Bien que le niveau descriptif visuel puisse être un peu en deçà des attentes du lecteurs, la reconstitution ne s'arrête pas là. Le scénariste intègre des termes locaux à bon escient, sans perdre le lecteur : vahiné bien sûr, mais aussi tane (le pendant masculin de vahiné), métro (pour métropolitain), maori (peuple autochtone de Polynésie) et coprah (la noix proprement dite de la noix de coco). Il mentionne également différents quartiers autour de Papeete comme Arue, Pare, Faaa, Punaauia, et d'autres îles comme Tuamotu, Raiatea, Moorea. Il évoque également les différents explorateurs Louis-Antoine de Bougainville (1729-1811), Jean-François de La Pérouse (1741-1788), Jules Dumont d'Urville (1790-1842), Abel Aubert du Dupetit-Thouars (1793-1864). Ces éléments associés aux dessins aboutissent à une reconstitution solide des lieux et de la société, inscrite dans l'Histoire. En outre, il fait également référence à Pierre Loti (1850-1923) et à son livre Le mariage de Loti (1882) qui raconte son voyage en Polynésie, et bien sûr à Paul Gauguin (1848-1903) et son installation en Polynésie de 1891 à 1983, puis son retour en 1895. Enfin, l'année du titre évoque forcément le début de la première guerre mondiale, et effectivement il est fait mention de l'assassinat de l'archiduc François-Ferdinand d'Autriche-Este (1863-1914), mais aussi du passé au travers de la guerre de 1870/1871, et de la notion de la ligne bleue des Vosges.



De fait, l'histoire mêle deux fils narratifs : l'enquête de Simon Combaud qui reste très mystérieuse durant ce premier tome, et l'arrivée de deux croiseurs allemands Scharnhorst & Gneisenau en vue de Tahiti. Le scénariste développe l'organisation de la défense de l'île par le commandant Destremau. Le lecteur suit donc plusieurs personnages : ledit commandant, le clerc de notaire Simon Combaud, le curé et Mareta une vahiné. Au fil du récit, plusieurs thèmes sont évoqués. Bien évidemment, il y a un portrait des tahitiennes, aux mœurs légères, ou du moins dont l'activité sexuelle est régie par un autre code moral que celui de la métropole. Il y a les hommes blancs qui sont bien contents d'en profiter, et les tahitiens mâles sont presque absents du récit. Cela peut donner une image un peu naïve du bon sauvage, pas forcément facile à accepter. L'autre thème très prégnant est celui de la guerre qui fait irruption dans ce paradis terrestre. Quella-Guyot entrecroise les réactions de plusieurs personnages. Le commandant Destremau fait observer qu'être militaire, c'est prévoir les risques, et c'est presque toujours pour rien. Le peintre Octave Morillot s'engage dans les volontaires pour défendre Papeete, car un tableau est toujours plus beau par temps de paix. Le curé n'entretient pas non plus d'illusion : en temps de guerre, personne n'a jamais pu compter sur Dieu. Le récit met en évidence la réalité des affrontements, la destruction, les morts, et les traumatismes des hommes au combat (au travers de René qi a fait la guerre de 1870).


Alléché par la couverture, et peut-être parce qu'il a déjà apprécié d'autres œuvres de ce tandem, le lecteur se lance dans cette bande dessinée, en se disant qu'elle doit se dérouler à Tahiti, et que les images seront superbes. L'artiste ne le déçoit pas, bien au contraire, et c'est un grand plaisir de bout en bout que de se projeter dans cette ville et ses alentours, de côtoyer des individus plausibles et attachants dans leurs imperfections. Il découvre un récit à plusieurs facettes, entre enquête, entrée en guerre, et rencontre de deux cultures.

mardi 15 juin 2021

Algernon Woodcock, tome 3 : Sept coeurs d'Arran

La loi ne s'encombre jamais de formules de politesse.


Ce tome fait suite à Algernon Woodcock, tome 2 : L'Œil fé, seconde partie (2003) qu'il n'est pas indispensable d'avoir lu avant, mais il n'y a aucune raison de s'en priver. Ce tome constitue la première moitié d'une histoire en 2 parties. Les planches de cet album sont numérotées 1 à 60 (+ 2 pages de prologue). Il a été réalisé par Mathieu Gallié dont le travail est qualifié de traduction et adaptation, et par Guillaume Sorel pour les dessins et les couleurs.

William McKennan est en train de contempler son ami Algernon Woodcock assis sur des rochers alors que la marée continue de monter. Il doit finir par aller le sauver avec Andrew car l'océan aller emporter son ami. Finalement, ils regagnent la capitale, et Woodcock n'évoque plus jamais ce qu'il s'est passé, se lançant à corps perdu dans les études, pendant cinq ans, accumulant tous les diplômes possibles, pendant que McKennan décroche difficilement son diplôme de médecin. Ce dernier ouvre un cabinet avec un camarade de promotion, et Woodcock accepte le poste de titulaire de la chaire d'anatomie de la faculté. McKennan ajoute une anecdote : en quittant Oban après leur première aventure, ils avaient remarqué que Margail, la vielle folle de la lande, se tenait sur le bord du chemin, et Algernon était descendu de la diligence pour échanger quelques mots avec elle. Au temps présent, au dix-neuvième siècle, Algernon Woodcock entame son discours d'année d'enseignement, devant ses élèves de la faculté de médecin qui vont rentrer chez eux pour réviser avant les examens finaux. Il s'associe à Willy, le squelette de l'amphithéâtre pour leur donner un dernier conseil : ce qui distingue le bon médecin du mauvais praticien n'est pas seulement son habileté à sauver ses patients, c'est aussi et peut-être surtout sa capacité à ne pas les tuer.

Resté seul dans l'amphithéâtre, Algernon Woodcock a la surprise de voir entrer un homme de haute taille, tout de noir vêtu. Il se présente : il s'appelle Ontzlake Browne. Il est l'assesseur du juge Thomas Maskew, premier magistrat en charge de Strathclyde. Il remet un pli du juge à Woodcock : un ordre de réquisition le concernant. Il s'agit d'un commandement auquel Woodcock ne peut pas se dérober. Il n'a que trois jours pour se rendre sur l'île d'Arran et se présenter au juge. Woodcock proteste : il a des examens à faire passer dans trois semaines. Browne s'est déjà chargé personnellement de l'excuser auprès du doyen, son remplaçant est déjà nommé. Après le départ de Browne, Algernon Woodcock se rend au pub pour parler avec son ami William McKennan. Il ne comprend pas pour quelle raison il a été choisi, mais le doyen lui a confirmé qu'il n'y a pas d'échappatoire possible. Il a compris qu'il s'agit d'une affaire d'homicide. Il présume qu'il devra accomplir une autopsie. Les deux amis se quittent après quelques verres, McKennan indiquant qu'il a un ou deux trucs à régler d'urgence avec son associé.



Après le final époustouflant du tome précédent, le lecteur s'attend à plus de la même chose. Le scénariste pose tout de suite le principe : c'est lui qui choisit le rythme de la narration et le déroulement des séquences, et c'est comme ça. Ce tome débute donc par deux pages qui correspondent à du texte illustré, un extrait des mémoires du docteur William McKennan, une forme similaire aux mémoires du docteur John Watson évoquant les aventures de Sherlock Holmes. Mais ici, le lecteur bénéficie en plus de deux illustrations, l'une évoquant la ville d'Oban, l'autre la petite carriole passant devant le cimetière, sous le regard d'un chat, les deux sur fond ocre. Dans ces pages, le lecteur découvre que Algernon Woodcock n'est pas sorti indemne de son aventure, mais traumatisé, au point de souffrir d'un syndrome de stress post traumatique intense. Il a laissé un œil dans cette histoire, et il lui faut cinq ans pour parvenir à reconstruire une vie différente. L'intrigue démarre posément : Woodcock est sous le coup d'une réquisition et il en parle à son ami. Il lui faut se rendre à l'île d'Arran, à l'ouest de l'Écosse, vraisemblablement pour réaliser une autopsie, et il en parle un peu avec McKennan qui l'a accompagné, et avec un autre passager. Le lecteur doit patienter avant de pouvoir assister au premier contact avec le fantastique. Il suit le personnage principal qui subit son voyage en bateau, qui prend contact avec le juge qui lui explique la situation. Ces différents moments permettent d'installer le mystère par les non-dits, ainsi qu'une tension à couper au couteau entre Woodcock et le juge, suave et antipathique au possible.

Il est possible que le lecteur soit aussi revenu avant tout pour les images. Après les deux petites illustrations des pages I & II, la bande dessinée commence pour de bon, et le lecteur se retrouve dans la grande cour d'apparat de la faculté, avec une architecture remarquable. Puis il passe dans l'amphithéâtre avec le point de vue d'Algernon Woodcock, regardant ses élèves enthousiastes assis dans les gradins. Les couleurs montrent un bois un peu foncé, bien vernis peut-être ciré, avec une patine qui le rend presque satiné. Les os du squelette Willy ont une couleur plus ivoire, et une texture un peu plus irrégulière. Le bois du pub apparaît tout aussi foncé, cette fois-ci du fait de l'éclairage et un peu plus humide, comme s'il était lavé à l'eau plus souvent. Le lecteur apprécie ensuite la lumière bleutée de la nuit. L'enchantement devient total avec la couleur de la mer lors de la traversée vers l'île d'Arran, et un ciel un peu couvert avec des trouées de lumière. Les images de Guillaume Sorel sont toujours aussi somptueuses, tactiles, donnant l'impression au lecteur d'être sur place, et générant une envie intense de se précipiter pour organiser un séjour dans ces lieux.



Parmi les localisations les plus remarquables, le lecteur prend grand plaisir à regarder le cloître et son jardin intérieur où travaillent quelques moines. Il tombe en pâmoison devant les cinq pages qui se déroulent dans la lande, Algernon Woodcock prenant un moment pour s'y détendre et se retrouvant face à un lièvre. L'onde est pure, et le lecteur aimerait y tremper ses mains comme Algernon. L'herbe est verte, un peu ondoyante, avec des zones plus claires et d'autres plus sombres, en fonction de la lumière changeante passant à travers les nuages. C'est magnifique. Alors qu'il l'emmène voir Keridwen Murray, Thomas Maskew fait traverser plusieurs salles du monastère à Woodcock : l'artiste focalise ses cases sur le statuaire très déconcertant, avec des angles de vue déstabilisants, faisant ressentir le malaise qui s'empare de Woodcock en pensant à l'effet de ces statues sur les moines pénitents. L'artiste franchit encore un palier dans la force d'évocation lorsque Woodcock se rend pour la deuxième fois la cellule de Keridwen Murray. Les impressions mentales du médecin se mêlent aux vieilles pierres, créant une atmosphère aussi évocatrice qu'insoutenable, un travail d'orfèvre d'une remarquable sensibilité visuelle.

Très rapidement, qu'importe l'intrigue, la narration visuelle emporte le lecteur dans un monde concret et plausible, où il sent bien que les créatures magiques ne sont pas loin, et qu'elles ne sont pas bénéfiques au sens humain de ce terme. Or l'intrigue est tout aussi captivante que les dessins. Il s'agit donc d'une enquête : un meurtre a été commis. La nature du crime change une fois arrivée sur l'île d'Arran : sept fillettes ont été assassinées, Mary, Priscilla, Margaret, Clara, Lobelia, Jany, Julia. Mais la coupable a déjà été arrêtée et elle est passée aux aveux. Mais le juge manigance quelque chose de peu avouable avec son assesseur. D'un côté, Algernon Woodcock écoute ces deux-là et échange quelques mots avec la coupable. D'un autre côté, William McKennan se renseigne auprès des habitants du coin. Et puis il y a aussi cette communauté du hameau au bout du chemin dont on ne sait rien. Sans oublier la fête qui se prépare. De séquence en séquence, la situation s'étoffe, tout en restant facile à suivre. Le lecteur se rend compte que le scénariste n'a aucune intention de raconter une aventure après l'autre sans lien entre elles. Son personnage est donc un peu plus vieux, et il reste traumatisé par son premier contact avec le petit peuple. Il fait l'expérience de leur présence dans cette île, et en a la confirmation quand un lièvre se tient devant lui sur la lande, image aussi absurde que prégnante de surnaturel, alors qu'il ne s'agit que d'un lièvre regardant Algernon qui du coup se jette en arrière, puis qui va parler à un trou. S'il le souhaite, le lecteur peut aussi considérer la présence de thèmes sous-jacents comme le traumatisme psychique et la difficulté de se reconstruire, les abus de pouvoir dans une communauté isolée, et par un représentant de l'autorité, la capacité à percevoir et comprendre des forces systémiques que les autres ne perçoivent pas, le fardeau de la connaissance.

Le lecteur revient pour ce troisième tome remplit d'espoir, avec un horizon d'attente très élevé. Les créateurs sont dans une forme éblouissante, que ce soit pour l'intrigue, la narration visuelle, l'intrication entre les deux grâce à une coordination telle que l'histoire semble être l'œuvre d'un unique auteur. Le lecteur comprend dès le début que le prix à payer sera terrible, pour toutes les personnes impliquées dans cette histoire, et pas uniquement pour le coupable et ses victimes décédées.



jeudi 10 juin 2021

Yellow Cab

L'époustouflante vitalité de cette ville


Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre. La première édition de cet ouvrage date de 2021. Il s'agit de l'adaptation en bande dessinée du roman Yellow Cab (2017) de Benoît Cohen, producteur, réalisateur, scénariste et écrivain. L'adaptation a été réalisée par Christophe Chabouté, pour le scénario et les dessins. La bande dessinée compte 162 planches en noir & blanc.

Le mercredi 3 juin 2015, Benoît et sa compagne Éléonore se promène à New York, le long du fleuve. Elle remarque que quelque chose préoccupe son compagnon. Il lui répond qu'après 20 ans passés à réaliser des films et des séries, il ressent le besoin de souffler, se reposer, lâcher un peu. Maintenant qu'ils vivent leur rêve américain, il souhaite s'immerger plus dans la culture du pays, et faire un métier concret, un métier où il ne se triture pas le cerveau jour et nuit. Ils s'assoient sur un banc, et il continue : serveur, barman, chauffeur de taxi, de bus, vendeur de hot-dogs, ou même promeneur de chiens. Il continue : il pourrait ensuite se servir de cette expérience pour en faire un scénario dont le personnage serait un acteur venu aux États-Unis pour vivre son rêve américain, et qui se retrouverait tout en bas de l'échelle sociale, et deviendrait chauffeur de taxi.

Sa compagne sourit : alors que Benoît déclarait cinq minutes avant être en panne d'inspiration, il est en train de débiter plusieurs idées. Chauffeur de taxi. Dès le lendemain, Benoît effectue une recherche sur internet pour savoir comment on devient chauffeur de taxi à New York. Il pense bien sûr à Taxi Driver, De Niro, Scorcese, Jarmush, Breakfast at Tiffany's, The Game de Fincher, Brand dans Sur les quais, James Cagney, Audrey Hepburn, Ben Gazzara, Benny the cab… C'est une fenêtre sur la folie, l'énergie, la diversité et la violence de cette ville. Il téléphone et effectue sa première démarche : s'inscrire dans une école spécialisée. Il obtient un rendez-vous pour le mardi d'après. Le processus : valider un minimum de 24 heures de cours, passer un examen écrit, et faire un test qui prouve qu'il ne consomme pas de drogue. Coût moyen : 500 dollars. Une fois dans l'école, il regarde autour de lui : que des hommes de nationalité très diverse, une affiche du film Taxi Driver. Il repère une personne qui prend les inscriptions et oriente les clients vers les cours. Celui-ci lui explique qu'il doit commencer par prendre un cours de Defensive Driving, et qu'il doit aussi déposer un dossier au TLC, la Taxi Limousine Commission. En réponse à la question de Benoît, il précise qu'il s'agit d'un cours de prévention et d'information pour récupérer des points. Il lui précise également la salle, car le cours commence d'ici quelques minutes. Une dizaine d'hommes écoutent déjà l'intervenant. Celui-ci expose les cinq règles : viser haut, avoir une vision panoramique, garder les yeux en mouvement, toujours avoir une solution de repli, faire en sorte d'être vu tout le temps. Dès la première infraction, il faut immédiatement engager un avocat et faire durer le processus le plus longtemps possible pour pouvoir continuer à conduire.



En découvrant cet ouvrage, le lecteur peut avoir deux a priori : ça devrait être pas mal parce qu'il s'agit d'une BD d'un bédéaste renommé, c'est dommage que ce soit une adaptation. Il espère également qu'il en apprendra plus sur le métier de chauffeur de taxi à New York. Sur ce dernier point, il est immédiatement rassuré : il va suivre Benoît alors qu'il effectue une à une les démarches pour exercer ce métier, et pendant les premiers mois où il effectue des courses. Cette dimension du récit participe du reportage, avec un le lecteur en journaliste embarqué qui observe chaque étape aux côtés du protagoniste. C'est instructif : découvrir chaque démarche, le cours exotique, les conseils des anciens aux nouveaux, regarder les clients en se demandant qui ils peuvent être, s'ils vont discuter ou pas du tout, flâner dans les rues de New York. À plusieurs reprises, le lecteur se retrouve surpris par un moment auquel il ne s'attendait pas : voir des dizaines d'adultes de tout âge en train de passer une épreuve écrite, se lancer pour la première fois dans la circulation newyorkaise, attendre dans l'agence de taxi pour se voir attribuer un véhicule, ne pas retrouver son taxi après avoir mangé parce qu'il a été emmené à la fourrière, avoir un client s'endormir à l'arrière, prendre soi-même un taxi et bénéficier de conseils sur le l'agence où prendre son taxi, etc. Les dessins apparaissent comme très simple, vite fait, les personnages vite croqués, les contours pas très arrondis aux entournures. Cela insuffle une forme de naturel pris sur le vif à chaque individu, tout en conservant un naturalisme certain dans les tenues vestimentaires pour des personnes de cette classe sociale.

Dès la première page, le lecteur constate que New York est un personnage à part entière, avec cette promenade en bord de fleuve, la rambarde en simple ombre chinoise, l'alignement des bancs qui fait comme une ligne de fuite, et un simple réverbère. En page 10, c'est la silhouette du pont à structure métallique qui domine la case occupant la moitié de la page. Tout du long, le lecteur s'amuse à repérer les éléments d'urbanisme typiques : la ligne de métro en aérien, les voitures du métro, les feux tricolores suspendus au milieu des carrefours, les entrées de métro, les entresols des immeubles, etc., et puis page 69, c'est parti pour la première journée de travail en taxi. Il s'en suit 7 pages muettes au cours desquelles, le lecteur regarde les panneaux de signalisation avec la même inquiétude que Benoît. Il voit les gratte-ciels et leur façade imposante, les lignes électriques aériennes. Il repère l'Empire State Building dans l'alignement d'une avenue. Il s'inquiète en voyant arriver un policier en uniforme alors que Benoît est garé. Il peut observer les différents immeubles lors des courses, constatant les changements de quartier avec les changements d'architecture. L'artiste ne réalise pas un guide touristique, mais il montre la ville au gré des destinations où le taxi emmène ses clients. De ce point de vue, l'ouvrage tient sa promesse implicite de voir du paysage, sans tomber dans l'enfilade de clichés pour touriste.



Le lecteur est vite happé par la narration visuelle qui semble évidente à chaque page. Chabouté dose savamment la densité des décors, généralement réduit à quelques meubles lors des séquences d'intérieur et des dialogues, beaucoup plus descriptifs dans les séquences d'extérieur. Cela ne constitue pas un raccourci pour réaliser certaines plus rapidement : cela fait sens à la lecture. Lors des scènes d'intérieur, l'accent est mis sur la prise d'information, sur la compréhension des démarches à réaliser, et sur les personnages. Cela donne une lecture rapide et légère. À l'extérieur, il y a moins de dialogue, car finalement les clients ne sont pas si causants que ça. L'auteur en vient même parfois à dissocier image et texte, en plaçant ce dernier en dessous pour un ou deux paragraphes, que le lecteur devine repris du livre. Cela donne un ton naturaliste et une lecture très fluide, très agréable, entre les dialogues réalistes et concis, les pages dépourvues de mot montrant les rues, les immeubles et les clients, et les récitatifs épisodiques pas trop longs correspondant à Benoît en train de réfléchir à son scénario, à son personnage principal, à sa situation.

En effet, il songe à restituer son expérience sous la forme d'un film dont le personnage principal serait une actrice venue à New York pour essayer d'y percer et exerçant un boulot alimentaire en attendant. Le lecteur relève de petites touches sociologiques régulières. La place du Yellow Cab dans la représentation de New York, le fait que chaque nouvelle course soit une nouvelle histoire, le fait que la seule couleur de peau qui compte soit le vert (la couleur du dollar), la différence d'échanges avec des clientes s'il avait été une femme conductrice de taxi, le regard de ses amis sur lui maintenant qu'il exerce ce métier, son imposture (conducteur grâce au GPS dans une ville qu'il ne connaît pas), cette situation sociale qui est l'envers du décor du rêve américain. Et puis court tout du long du récit, ce projet de réaliser un film par la suite. Benoît y pense régulièrement en réfléchissant la manière dont il va mettre en scène son vécu de chauffeur de taxi, au travers de ce personnage d'actrice exerçant ce métier. Il se produit donc une double mise en abîme : le récit parle d'un autre récit imaginaire, tout en étant lui-même l'adaptation du récit d'une autre personne, celui de Benoît Cohen qui a écrit le roman, et qui est lui-même un créateur et un auteur d'histoires. Il n'y a bien sûr rien de fortuit dans ce dispositif en enfilade. Du coup, le lecteur y voit aussi un auteur (Chabouté) qui parle de l'acte de raconter une histoire, de création, ce qui devient le thème majeur du récit. Il parle aussi du métier d'acteur, son personnage fictif, une actrice, disparaît du regard des autres en exerçant le métier de chauffeuse de taxi. Mais aussi, elle devient spectatrice de la vie des autres, comme lui est devenu spectateur dans sa bulle à l'abri du froid et du bruit, en écoutant sa musique et en regardant les passants dans la rue.

Chabouté tient la promesse du titre et va même bien au-delà. Le lecteur plonge dans l'adaptation d'un roman qui se lit comme une vraie bande dessinée, tout en conservant la personnalité et l'esprit de l'œuvre originale. Il place le lecteur aux côtés de Benoît qui se lance dans le processus de devenir chauffeur de Yellow Cab, dans une veine de quasi-reportage, avec des personnages presque croqués sur le vif, et une immersion remarquable dans les rues de New York. Il évoque les conditions capitalistes de l'exercice de ce métier, de façon sous-jacente. Par une narration très immédiate et simple de lecture, il immerge le lecteur dans le quotidien de son personnage, au point que le lecteur peut ne pas se rendre compte que l'auteur développe également une mise en perspective de l'art de raconter des histoires, une thématique autoréflexive sur son propre art.



lundi 7 juin 2021

Visa Transit (Tome 1)

Faire œuvre de recomposition

Ce tome est le premier d'une série indépendante de toute autre. La première édition date de 2019. Il est l'œuvre d'un auteur complet : Nicolas de Crécy, scénariste, dessinateur et coloriste.

À l'été 1986, dans les montagnes de l'Anatolie, à la nuit tombante, Guy conduit une vieille Citroën Visa Club dont le moteur produit un ronronnement continu. Sur le siège passager, Nicolas regarde devant lui et en commentaire l'auteur précise que 1986 est l'année de la catastrophe nucléaire de Tchernobyl, à l'occasion de laquelle les autorités françaises avaient expliqué que le nuage irradié n'avait pas franchi les frontières. En décidant de partir pour un périple vers l'Est en voiture, cette catastrophe était suffisamment lointaine dans l'esprit des deux cousins pour ne pas refroidir leur envie. À quelques mille huit cents kilomètres au nord de l'Ukraine, ils s'arrêtent au beau milieu de nulle part, avec un ciel plein d'étoiles au-dessus de leur tête. Cela fait plusieurs heures qu'ils n'ont croisé personne. Guy éteint les phares de la voiture. Le voyage était placé sous le signe de la poésie : c'était rassurant mais inconfortable. Encore une fois, les livres rangés sur une étagère à l'arrière de la voiture ont basculé et se trouvent pêle-mêle sur la banquette arrière. Guy estime qu'ils auraient dû s'en débarrasser en Italie. Guy sort de la voiture pour se dégourdir les jambes et s'en griller une. Ils discutent de savoir où dormir : dehors par terre car ils n'ont plus de tente ou dans la voiture où ils se réveillent à chaque fois avec mal partout. Le narrateur se dit que dormir à l'air libre permet de retrouver le goût de l'existence première lorsque l'être humain était une petite chose fragile exposée à l'appétit de ses nombreux prédateurs. Souvenir lointain, il en reste ce sentiment de peur diffuse : le noir, les bruits variés d'une nature hostile, les animaux affamés aux yeux rouges, les monstres potentiels.

Il y a des chanceux, inconscients ou simplement épuisés qui dorment sans se poser de question quel que soit le contexte. Nicolas ne fait pas partie de ceux-là. Le sommeil finit toujours par arriver à l'aube. Une nuit pourrie. Nicolas et Guy ont dormi dans le sac de couchage sur le toit de la voiture. Ils se réveillent à 06h30. La journée promet d'être aussi chaude que la nuit a été froide. Ils entendent un klaxon. Deux hommes plutôt bien habillés les saluent, leur camionnette derrière eux. Ils sont intrigués par la présence de deux touristes égarés dans cet endroit au milieu de nulle part. ils regardent à l'intérieur de la Citroën, un véhicule qu'ils n'ont jamais vu. Ils rigolent gentiment en découvrant le Radar 2000 installé sur le tableau de bord. Ils retournent vers la camionnette et en reviennent avec quatre tubes qu'ils ouvrent pour faire l'article sur leurs tapis, conscients que les deux jeunes hommes ne sont pas des clients potentiels. Puis ils repartent. Guy et Nicolas reprennent leur périple dans la Citroën.


Nicolas de Crécy est l'auteur d'une trentaine de bandes dessinées, et le récipiendaire d'une dizaine de prix pour ses œuvres. La couverture annonce une virée en voiture pour du tourisme, ce qui est confirmé par la quatrième de couverture qui évoque une allure de voyage plutôt posée, permettant de ne rien manquer de chacun des kilomètres qu'offrent les routes sinueuses pour parvenir jusqu'en Asie. La dynamique du récit est très simple : Nicolas et son cousin Guy ont récupéré une vieille Citroën Visa Club et ont décidé de faire la route vers l'Asie, jusqu'à ce qu'elle rende l'âme. Ils commencent par traverser la France (Auxerre, Lyon par le Morvan, Chambéry), puis l'Italie, la Yougoslavie, la Bulgarie, en direction de la Turquie. C'est donc un récit de voyage. Le lecteur reste au côté des deux cousins tout du long. Il n'oublie pas le bruit du moteur tout du long car il est représenté par une onomatopée peu envahissante, mais bien présente, dans chaque case. Il partage leur inquiétude chronique pour l'état du véhicule, inquiet avec eux quand une épaisse fumée sort du capot. C'est un tourisme un peu étrange : le narrateur dit de manière explicite qu'en traversant les villes, leur intérêt pour les merveilles architecturales étant sommaire (il parle de flemme culturelle), ils ne sortaient pas de leur Visa. D'un autre côté la narration visuelle est très agréable car l'artiste représente les paysages qui défilent. Le lecteur commence par admirer un magnifique coucher de soleil à l'aquarelle sur la première page, puis la lumière décline jusqu'à pouvoir regarder un splendide ciel étoilé quand les cousins arrêtent leur voiture. Pour le lever du soleil, le ciel prend une belle teinte orangée.

Le lecteur se rend compte que même si les dessins ne sont pas en vue subjective, il perçoit les paysages comme ces voyageurs l'ont perçu. Il regarde donc la route sinuant dans une zone désertique de l'Anatolie, le jardin de leur tante en banlieue parisienne avec la voiture au milieu, un village avec des maisons perchées dans les arbres, la terrasse en bois avec sa table à manger, les bords de route, les stations-services, les villes traversées furtivement, la Mer Noire, la propriété de la colonie de vacances. L'artiste fait la part belle à ces paysages, avec des mises en couleurs chaudes, une part importante dévolue au ciel donnant une sensation d'espaces ouverts, mais aussi des représentations détaillées de la végétation, des constructions humaines. Il ne s’agit pas d'une suite de photographies sophistiquées extraites d'un catalogue d'agence de voyage, ni d'une collection de photographies de vacances, mais de prises de vue où la voiture peut aussi bien être au premier plan, qu'un petit élément dans le décor. Il s'en dégage une forte sensation de liberté. Rien ne semble pouvoir ternir le plaisir de rouler, de voir du paysage, d'être dans des zones naturelles. En 1986, il n'y a pas de fil à la patte de type téléphone portable : les deux jeunes hommes sont réellement coupés de leur famille, sans aucune responsabilité, avec assez d'argent pour une vie frugale et pour payer l'essence, assez insouciant pour ne pas vivre dans l'inquiétude des accidents ou des mauvaises rencontres.


D'un autre côté, cette narration décontenance régulièrement le lecteur. Il n'est pas trop question des personnes rencontrées. Il n'y a pas de visite touristique, les deux jeunes gens souhaitant aller de l'avant. Régulièrement un souvenir s'invite, souvent par association d'idées, une remémoration qui vient s'intercaler, comme le souvenir de cette colonie de vacances dont les deux parties occupent 20 pages, ou encore ces 4 pages passées en haute montagne les pieds dans la neige. Le lecteur se rend également compte que l'auteur intègre des repères historiques dans son récit, généralement sous forme de référence dans le récitatif : la catastrophe nucléaire de Tchernobyl le 26 avril 1986, Il Buffone (pour Silvio Berlusconi), Alexandre Loukachenko encore obscur directeur d'un sovkhoze, le maréchal Tito, Erich Honeker, Ramiz Alia, Nicolae Ceausescu, Gustav Huzak, Andreï Gromiko. Il ne s'agit pas de noms placés gratuitement dans le récitatif, mais de marqueurs des forces qui ont façonné ou qui vont façonner les peuples et les territoires traversés par les voyageurs.

Le lecteur relève également de nombreuses références culturelles : La cantatrice chauve d'Eugène Ionesco (1909-1994), Ailleurs (1948, Voyage en Grande Garabagne + Au pays de la magie + Ici, Poddema) de Henri Michaux (1899-1984), Le Grand Jeu de Benjamin Péret (1899-1959, écrivain et poète surréaliste), et plus discrètement (page 35) à Le baron perché (1957) d'Italo Calvino (1923-1985), sans oublier les films de Vittorio de Sica, Federico Fellini, Mario Monicelli. Ces références sont distillées au travers des 126 pages de bandes dessinées, intégrées de manière organique. Elles participent au processus de remémoration de l'auteur. D'un côté, le lecteur peut s'interroger sur l'intérêt des souvenirs de ce périple, sans développer la relation entre les deux cousins, sans s'étendre sur les impressions produites par les lieux traversés, de l'autre il conserve en tête la phrase de Denis Diderot (1713-1784) mise en exergue, et relative à la mémoire : Ce n'est que par la mémoire que nous sommes un même individu pour les autres et pour nous-mêmes. Il ne me reste peut-être pas, à l'âge que j'ai, une seule molécule du corps que j'apportai en naissant. Du coup, son attention est également attirée par une autre remarque page 31 : les détails s'estompent, il reste des séquences., des images que le temps a déformées par un système de superposition. Les moments différents qui se mélangent pour créer des épisodes nouveaux. D'autres ont carrément disparu, je dois faire œuvre de recomposition. Pages 120 & 121, le récitatif revient sur le processus chimique impliquant l'hippocampe cérébral pour mobiliser ses souvenirs et leur manque de fiabilité.


Avec ce thème en tête, les bizarreries du récit, ses méandres, ses bifurcations font sens : l'auteur ne réalise pas un reportage sur cette épopée routière. Il reconstitue ses souvenirs, et met en scène ce processus de reconstitution. Il explicite le fait que ses souvenirs sont partiels, qu'il n'a pas fait œuvre de reportage en les complétant par des recherches sur l'époque. Il ne s'agit pas non plus d'une autofiction, mais plutôt d'une réflexion sur sa mémoire, cette fonction qui assure l'unicité et la cohérence de l'individu tout au long de sa vie, même si les cellules de son corps se renouvellent, cette fonction qui n'a rien d'un outil numérique permettant d'accéder aux données stockées de manière complète, cet outil qui fonctionne avec des biais conséquents et nombreux. Le lecteur peut alors envisager cette bande dessinée comme une prise de recul sur les souvenirs de l'individu (l'auteur en l'occurrence) : il sait qu'ils sont incomplets et orientés. Il les juge donc à l'aune de de ces biais, pour les envisager comme autant d'éléments concrets sur la construction de sa personnalité intérieure. Avec ce point de vue, le lecteur comprend que la colonie de vacances dans un centre catholique a participé à façonner sa personnalité de manière durable. Il comprend que la présence physique d'Henri Michaux à moto sur la route, et sa discussion avec Nicolas sont la matérialisation de l'impact durable de l'œuvre de ce poète belge sur le bédéaste.

Ce premier tome déstabilise le lecteur qui peut ne pas percevoir immédiatement ce dont il s’agit. Il suit deux jeunes hommes dans un périple en voiture pour gagner l'Asie depuis la banlieue parisienne lors de l'été 1986. Il le fait d'autant plus volontiers que les paysages sont splendides, tout en s'interrogeant sur les digressions, sur les autres souvenirs qui viennent interrompre le voyage. Il poursuit sa lecture, sous le charme de cette sensation de liberté à parcourir des routes dans des paysages naturels, sans souci particulier. Il prend progressivement conscience de la nature du récit : un constat pragmatique sur le fonctionnement de la mémoire, et en arrière-plan une réflexion élégante sur la nature de l'individu.



mercredi 2 juin 2021

Les Amants d'Hérouville - Une histoire vraie

Ses ailes de géant l'empêchent de marcher.


Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre. La première édition de cet ouvrage date de 2021. Elle a été écrite par Yann Quellec, avec la participation de Thomas Cadène, dessinée et mise en couleur par Romain Ronzeau. Il s'agit d'un ouvrage d'environ 250 pages. Les auteurs remercient Marcie-Claude Magne pour ses témoignages et l'accès à ses archives, Magali Magne et Serge Moreau pour leurs témoignages, et d'autres pour leur connaissance du château d'Hérouville et de la carrière de Michel Magne. Ils remercient également Bill Wyman, Sempé, Costa-Gavras et Eddie Mitchell pour leurs postfaces si personnelles et généreuses. Le tome se termine par une histoire du château d'Hérouville richement illustrée par des œuvres picturales de Michel Magne, et par sa discographie et ses musiques de film.


En 1969, un incendie détruit toute l'aile nord du château d'Hérouville, le lieu qui abritait toutes les partitions et toutes les bandes originales du compositeur Michel Magne. Pendant ce temps-là, il se fait attendre à un repas où ses amis sont déjà attablés au restaurant : il fait son entrée par la fenêtre, tout de noir vêtu. Un serveur vient lui apporter le téléphone alors qu'il évoque les Beatles à table. Il reprend le volant de son coupé sport et constate le désastre : toute sa musique, son œuvre entière a brûlé. À l'été 1970, il fait la route au volant de sa Porsche de Paris à Hérouville, et il prend une jeune autostoppeuse : Marie-Claude Calvet, 16 ans. Il en a 40. Il lui laisse son numéro de téléphone. Elle le rappelle avec une copine et il lui propose de passer une journée au château. Il répond à la sonnette en traversant la pelouse dans son tenue moulante noire, avec son doberman à ses côtés. Une semaine plus tard il est chez les Calvet, et explique qu'il souhaite louer les services de Marie-Claude comme baby-sitter pour ses deux enfants Magali & Marin de 9 et 6 ans. Marie-Claude vient s'installer dans une chambre du château. Michel l'invite pour une fête donnée le soir dans le parc. Il y a des dizaines d'invités, un cheval, un batteur, un groupe de jazz. Comme à son habitude, Michel fait l'équilibriste sur une pile instable de chaises. Tout le monde finit habillé dans la piscine.



Le lendemain, Michel Magne revient du marché avec le cuisinier Serge Moreau et il lui expose ses projets : bâtir un studio pour réenregistrer tout ce qu'il a perdu dans l'incendie, inviter des artistes à enregistrer en résidence pour couvrir les frais. Serge est sceptique : il n'est pas certain que des artistes accepteront d'enregistrer loin de Paris. Il dit qu'il pense à l'Albatros de Charles Baudelaire. En 1970, le château d'Hérouville comprend une aile gauche à laquelle est accolé le bâtiment du réfectoire, une aile droite, une bergerie, une piscine, une mare, un donjon, une allée végétale, un court de tennis, dans un grand parc. Bientôt es travaux commencent et Marie-Claude s'occupe des enfants, tout en regardant ce châtelain à la belle prestance aller et venir. Les travaux vont bon train, avec des ouvriers, des techniciens, un responsable qui teste le son de chaque pièce en tirant des coups de pistolet. Il ne reste plus à Michel Magne que d'utiliser son Rolodex pour inviter les artistes.


Le Château d'Hérouville : un lieu mythique pour les musiciens, mais aussi pour les amateurs de musique pop et rock, ayant investi du temps pour déchiffrer toutes les mentions sur les pochettes d'album. Dans des interviews, les auteurs ont expliqué que leur première intention était de faire revivre ces moments d'enregistrement mythique, avec des artistes en résidence dans un site prestigieux, et des conditions d'hébergement fastueuses. Pour ce faire, ils ont contacté des témoins de cette époque, à commencer par Marie-Claude la veuve de Michel Magne (1930-1984), puis le cuisinier Serge Moreau. Au fil des discussions, leur projet a évolué en intégrant pour une plus grande part la biographie de Michel Magne, et sa relation avec Marie-Claude. Cette dernière leur a confié des archives photographiques dont ils ont incorporé une partie dans leur bande dessinée. Le lecteur découvre donc bien plus qu'une simple reconstitution d'une époque disparue, ou que la simple évocation factuelle d'un microcosme artistique, pendant une courte période de 1970 à 1972.



L'ouvrage contient des morceaux d'anthologie des fêtes nocturnes où tout le monde termine dans la piscine, au concert gratuit donné par le groupe Grateful Dead le 21 juin 1971 au bénéfice des habitants du village, l'arrivée de Johnny Halliday avec Sylvie Vartan, le dirigisme de Tony Visconti, etc. Le lecteur venu chercher l'ambiance de l'époque et les frasques du milieu en a pour son argent. Romain Ronzeau réalise des dessins dans un registre descriptif, avec des traits de contour un peu lâches, pour des personnages très vivants, et une reconstitution très évocatrice, sans aller jusqu'à une précision photographique. Le lecteur peut donc reconnaître des éléments de la vie de tous les jours d'époque, comme les modèles de voiture, ou les tenues vestimentaires. Il peut se projeter dans chaque lieu : l'artiste a effectué un travail de recherche solide pour pouvoir les décrire. Par exemple, il est évident qu'il a étudié les équipements d'un studio d'enregistrement, ainsi que les phases de construction, même si es pages correspondantes donnent une impression d'esquisse rapide. Il met l'accent sur les activités humaines dans chaque endroit, avec un effet irrésistible, par exemple le test de l'acoustique avec un pistolet. Le lecteur peut ainsi se projeter dans chaque environnement au milieu des personnes qui l'habitent : les studios du château d'Hérouville, le parc avec sa piscine, les bureaux des studios Davout, les appartements de la bergerie, la plage de Saint Paul de Vence, la place où l'on joue aux boules, le petit appartement parisien, la chambre d'hôpital au Centre Hospitalier du Kremlin-Bicêtre.


Le dessinateur représente les personnages avec un bon degré de simplification, parfois une forme de jeunisme. Cela leur confère une vitalité épatante, comme si le lecteur voyait plus leur vie émotionnelle. Il est impossible de résister au charme de Marie-Claude, sans jamais que cela ne devienne malsain, même si elle n'est pas majeure au début du récit. Les artistes célèbres sont facilement identifiables de Johnny Halliday à Jerry Garcia, en passant par Marc Bolan (T-Rex) Elton John, et Eddy Mitchell, ou Jean Yanne. Le lecteur remarque que Michel Magne bénéficie d'un traitement un peu particulier : ni sa pupille, ni son iris ne sont visibles, son regard étant toujours limité à ses sourcils épais. Par ailleurs il dispose d'une silhouette plus athlétique, sans aller jusqu'au culturisme. Il est visible que les auteurs ont souhaité le mettre en scène comme une force plus que comme un être humain, lui donner une discrète aura de mythe. La narration visuelle s'avère très agréable par son entrain communicatif, et sa joie de vivre sous-jacente, ce qui crée un très fort contraste avec l'assombrissement progressif de Michel Magne pendant les dernières années de sa vie. Elle s'avère également très variée : Ronzeau conçoit des plans de prise de vue spécifique pour chaque scène, intègre des photographies à bon escient, ajoute des éléments plus symboliques comme des portées, intègre des respirations avec des pages dépourvues de texte, etc.



Arrivé à la page 41, le lecteur découvre un chapitre qui correspond à du texte illustré, et pas à une bande dessinée. Afin de d'ouvrir leur récit, les auteurs ont opté pour cette forme pour évoquer la biographie de Michel Magne (compositeur de 73 musiques de films, musicien, interprète, peintre) en plusieurs chapitres venant s'intercaler au cours de la bande dessinée : pages 41 à 47 Michel fait ses gammes (1930-1950), pages 103 à 111 À l'avant(-garde) 1950-1955 avec 1 dessin de Sempé pour la pochette d'un album de Michel Magne, pages 139 à 146 Les amitiés magnifiques de 1955 à 1960 (avec Françoise Sagan & Juliette Gréco), pages 171 à 175 Magne, star de la musique de films, de 1960 à 1965, pages 197 à 203 : Hérouville s'enflamme de 1965 à 1969. Dans un premier temps, le lecteur peut se demander si c'était bien nécessaire d'alourdir ainsi la bande dessinée, puis il se rend compte qu'il attend ces passages car la personnalité de Michel Magne est véritablement magnétique, et il souhaite en savoir plus sur cet être humain si formidable, cette puissance créatrice inépuisable. Il découvre ainsi progressivement un créateur hors norme, de musique de films mais aussi d'œuvres picturales conceptuelles, d'œuvres d'art modernes (les compositions réalisées avec les bandes magnétiques de ses propres enregistrements), la poursuite d'un rêve devenu inaccessible.


Les auteurs réalisent leur hommage sur les années fastes d'enregistrement aux studios d'Hérouville. En revanche, ils ne portent pas de jugement de valeur sur la vie de Michel Magne. Ils ne cachent rien de ses facettes délicates : un mauvais gestionnaire, un individu hanté par une forme de ténèbres, la séduction d'une mineure plus jeune de 24 ans que lui, mais aussi des aspects sous-jacents. Les auteurs ne souhaitent pas s'étendre sur des aspects comme les pique-assiettes, les amis qui le laissent tomber, vraisemblablement l'usage de produits stupéfiant (dimension quasi occultée sauf pour le LSD ajouté à l'insu des invités dans leur boisson à l'occasion du concert gratuit du Grateful Dead), la justice des hommes favorables aux affaires plutôt qu'aux rêveurs. Ils préfèrent développer la création que ce soit directement celle de Michel Magne, ou par l'entremise des poèmes récités par le cuisinier singulier d'Hérouville, Serge Moreau présentant ses plats aux invités en récitant L'albatros de Charles Baudelaire, Colloque Sentimental de Paul Verlaine, À Clymène de Paul Verlaine, ou encore Les caprices de Marianne d'Alfred Musset. Le lecteur est laissé libre de penser ce qu'il veut de la vie d'un individu aussi singulier.


Il est possible que le lecteur vienne à cet ouvrage avant tout pour profiter de la reconstitution des fastes des conditions de vie des artistes en résidence pour enregistrer aux studios d'Hérouville. Avec le titre, il comprend bien qu'il sera également témoin de la relation amoureuse de Michel Magne, le propriétaire, avec sa compagne Marie-Claude. Il est très vite emporté par l'entrain de la narration visuelle, simple en apparence, riche en profondeur, et par la vie incroyable de Michel Magne. Il a vite fait de ressentir la même fascination que les auteurs, pour cet homme, pour ce créateur à l'énergie folle, et il les en remercie d'avoir fait évoluer une évocation très vivante et précise, en une évocation de sa vie.