mercredi 5 mai 2021

Thérapie de groupe, Tome 2 : Ce qui se conçoit bien

L'excision de la pierre de folie


Ce tome fait suite à Thérapie de groupe tome 1 - L'étoile qui danse (2020) qu'il vaut mieux avoir lu avant, même si le présent tome débute par une page de résumé en forme de bande dessinée. Cette BD a été réalisée par Manu Larcenet pour le scénario, les dessins, les couleurs et le lettrage. Elle compte 49 planches.


Jean-Eudes Cageot-Goujon avance dans une jungle au feuillage particulière dense, évoquant les événements passés qui l'ont amené là où il en est, faisant le résumé du tome précédent, tout en taillant dans la végétation avec son coupe-coupe, fuyant face à un énorme serpent, trébuchant et finissant empalé sur son coupe-coupe. En fait il se trouve assis sur un banc dans le parc de de la clinique psychiatrique des Petits Oiseaux Joyeux, en train de penser qu'il n'est plus qu'un vulgaire homme comme les autres, et qu'il ferait mieux d'arrêter de chercher l'idée du siècle. Il se remémore les vers de Charles Baudelaire : le poète est semblable au prince des nuées qui hante la tempête et se rit de l'archer. Exilé sur le sol au milieu des huées, ses ailes de géant l'empêchent de marcher. Le bédéaste sent les larmes lui monter aux yeux en pensant à la beauté intemporelle de ces vers. Il est illusoire pour lui de penser un jour égaler un tel sommet. Il rentre à l'intérieur de l'établissement psychiatrique, mange dans la salle commune, prend ses médicaments et se met à imaginer un nouveau superhéros. Albatrosman était Jean-Jacques Prunier qui lors d'un voyage en Bretagne, s'est pris une fiente d'albatros en pleine poire. Cet incident en apparence anodin a bouleversé le cours de sa vie, le transformant en une créature mi-homme, mi-albatros, qui, la nuit, lutte contre le crime.



Jean-Eudes Cageot Goujon déroule les aventures de Albatrosman dans son esprit, mais ça se finit mal : son héros est tabassé par trois marins pécheurs, incapable de fuir à cause de ses ailes qui l'empêche de marcher et donc de courir pour fuir. Il met fin à cette séance de création et va reprendre des médicaments pour anesthésier son sentiment écrasant de finitude. Il se met à traîner dans les couloirs, l'œil vitreux, l'esprit en plein état de fugue. Il repense à sa rencontre avec le dessin, quand il avait 10 ans, l'année d'Apocalypse Now de Francis Ford Coppola, et de la mort de Sid Vicious. Leur relation a toujours été dysfonctionnelle : le dessin ne lui sert qu'à s'exprimer, comme il n'a plus rien à dire, il n'a plus de raison de dessiner. Un peu plus tard, il se rend à sa séance avec le psychiatre. Il résume sa situation : trop de chaos au-dedans de lui, l'incapacité d'enfanter des étoiles qui dansent, de marcher sur des gouffres amers à cause de ses ailes de géant. Il est fini comme artiste et comme homme, faisant trop de voyages initiatiques et finissant comme un albatros crevé sur de carrelage de la salle de bain, ce qui est dégoûtant. Le psychiatre n'a rien compris à ce qu'il vient de raconter.


La fin du tome 1 laissait supposer un tome 2 entendu d'avance : une narration qui part dans tous les sens, sur la base d'un fil directeur très simple (retrouver un équilibre mental pour revenir à la normale), avec une narration visuelle adaptant des formes différentes au gré de la fantaisie de l'auteur. C'est exactement ça : le lecteur observe Jean-Eudes Cageot-Goujon durant son séjour à la clinique psychiatrique des Petits Oiseaux Joyeux, ses tentatives pour retrouver une inspiration qui le satisfasse, sa relation avec les médicaments, avec son voisin à l'atelier de thérapie par l'art, ses entretiens avec le psychiatre de l'établissement, les périodes où il semble retrouver le chemin de la création. C'est exactement ça : l'artiste se lâche tout autant que dans le tome 1 reprenant l'idée de dessiner à la manière de certains genres. Le lecteur retrouve quelques séquences avec des silhouettes en noir & blanc avec des nuances de gris en train de parler, des pages avec une narration plus dramatisée pour l'évocation d'un superhéros (Albatrosman), des pages de 16 cases en plan fixe quand Cageot-Goujon essaye de se remettre à la bédé, des décors spatiaux psychédéliques de type science-fiction délirante, ou encore un western en noir & blanc sur un effet de papier jauni. S'il y prête attention, il peut voir deux clins d'œil au Pokémon Pikachu, et quelques œuvres d'art classique détournées. Le fil directeur étant très basique (l'état mental du personnage principal), il ne se produit pas d'effet de désarticulation, ou de mélange insensé de styles au petit bonheur la chance. Il est même vraisemblable que si le lecteur n'y porte pas une attention particulière, il ne voit pas passer tous les clins d'œil que l'auteur a glissés dans ces pages.



Il est donc possible de lire ce deuxième tome d'un point de vue d'une histoire, celle racontant les tourments de intérieurs d'un auteur en proie à la dépression. Jean-Eudes Cageot-Goujon est convaincu de l'inutilité de ses efforts de création de l'inanité d'ambitionner de révolutionner son art, d'y apporter quelque chose de neuf, après tous les génies qui y ont déjà œuvré. Du coup, à quoi bon même essayer ? Cela crée une bizarre situation réflexive avec la bande dessinée que le lecteur est en train de découvrir. Au premier niveau, il est possible d'y voir les lamentations d'un auteur, ayant opté pour réaliser un ouvrage nombriliste sur ses propres affres, ses propres interrogations. Le lecteur peut donc la lire comme une interrogation personnelle sur la vanité. Finalement Larcenet aimerait bien être considéré comme un créateur majeur, tout en sachant qu'il œuvre dans un art considéré comme mineur, avec des illustres prédécesseurs dans la littérature, et qu'il sait pertinemment qu'il n'aura jamais la puissance créative et littéraire d'un auteur comme Charles Baudelaire (1821-1867). Il peut aussi estimer que les différentes approches picturales utilisées dans cette bédé reflètent l'envie de retrouver l'inspiration en s'essayant à d'autres genres. D'ailleurs, l'amateur de bande dessinée constate à cette occasion que l'artiste sait de quoi il parle, qu'il maitrise les conventions de genre, et qu'il sait les mettre en œuvre dans ses dessins, jusqu'à la composition même de ses pages.


Il est également possible de voir une forme d'autodérision dans ce deuxième chapitre. Manu Larcenet se moque de lui-même et de ses prétentions, en mettant en lumière les mécanismes en jeu, sa prétention artistique. Certes, le sujet du récit fait penser à une œuvre nombriliste, mais l'auteur, ou plutôt son avatar Jean-Eudes Cageot-Goujon n'y tient pas le beau rôle, et en plus il fait preuve de la politesse des gens désespérés : l'humour. Ça commence dès la page avant le titre, un dessin des silhouettes de Jean-Jacques et Bruno en costard-cravate, évoquant le séminaire de motivation qu'ils ont trouvé Bof. Tout au long de l'ouvrage, l'humour peut aussi bien passer par les dialogues que par les visuels. Le lecteur retrouve la réaction exagérée de Jean-Eudes en train de déchirer ses vêtements, déchirer ses pages, et se mettre à courir tout nu comme un fou. Il retrouve sa morphologie disgracieuse avec son gros nez, ses yeux ronds sans pupilles quand son cerveau ne parvient plus à aligner deux idées cohérentes, les couleurs psychédéliques marquant l'effet psychotrope des médicaments, les unes de journal farfelues, les bandeaux de nouvelles absurdes et très drôles qui défilent en bas des écrans de télévision lors des débats, les caricatures très justes de Baudelaire et Nietzsche, l'appropriation de références culturelles comme Pikachu ou les moaïs de l'Île de Pâques, le détournement de tableaux classiques (Van Gogh, Mondrain, Munsch, etc.). L'humour passe également par des petites piques bien senties qui parleront plus aux lecteurs de bande dessinée, comme l'auteur qui a perdu l'inspiration et qui se laisse aller à la facilité en faisant un album de blagues sur les blondes, ou une biographie de féministe. Le lecteur a donc le sourire aux lèvres du début à la fin, grâce à des éléments comiques très diversifiés présents à chaque page.



Il est aussi possible de prendre au sérieux la réflexion en toile de fond développée par l’auteur : l'ambition artistique. Il est écrasé par la conscience des chefs d'œuvre de ceux qui l'ont précédé. Il sait s'y prendre avec humour pour rattacher la bande dessinée à la littérature, en évoquant les bandes dessinées réalisées par Boileau ou Nietzsche, les plaçant ainsi au même niveau que son mode d'expression à lui. Il fait également le lien avec les grands maîtres du genre en parodiant discrètement des personnages célèbres comme le capitaine Archibald Haddock, Popeye et Corto Maltese. Dans sa quête de l'idée géniale qui révolutionnera la bande dessinée, il se met à exploser les codes de la bédé traditionnelle en faisant n'importe quoi, du chaos intérieur illisible et barbouillé à la truelle. Il a conscience que la qualité de ses propres œuvres ne lui permet pas d'espérer une immortalité similaire au poème L'albatros de Baudelaire qui est d'un autre niveau. Il évoque le syndrome de Stendhal, c’est-à-dire des de troubles psychosomatiques chez une personne exposée à une surcharge d’œuvres d’art. au cours de son séjour en clinique psychiatrique, Jean-Eudes fait également l'expérience de la découverte d'une bande dessinée d'une qualité bien supérieure aux siennes, réalisée par son voisin dans l'atelier de thérapie par l'art. Au cours d'une des séances avec le psychiatre, il essaye d'avancer dans le cheminement du processus du deuil en 5 étapes, développé par Elizabeth Kübler-Ross, adapté à sa sauce en 9 étapes (déni, colère, marchandage, dépression, consternation, léger mieux, lamentations, confusion, fond du trou). Le lecteur prend graduellement conscience que cette bande dessinée n'est pas qu'un récit semi-biographique, ou un ouvrage humoristique, mais également une réflexion pénétrante d'un créateur ayant réfléchi à son art (sa capacité à mettre en œuvre différents styles) et à la progression de la qualité de ses œuvres dans l'histoire de l'art et de la littérature. À l'opposé d'une bande dessinée nombriliste, c'est une plongée dans une analyse fine et enlevée de l'ambition artistique, des créateurs qui l'ont précédé et dont les œuvres sont passées à la postérité, les rendant immortels.


Ce deuxième tome s'avère encore meilleur que le premier : plus dense, plus drôle, avec plus d'humilité. Le lecteur est emporté par un tourbillon de créativité, dans une réflexion humble sur la place de l'auteur, avec une narration visuelle inventive et bouillonnant d'énergie, des visuels spectaculaires, une culture BD discrète et pénétrante. Il découvre la dernière page qui ouvre la porte sur la possibilité d'un troisième tome, et il espère de tout cœur qu'il verra le jour dans un avenir proche.



9 commentaires:

  1. Baudelaire, Albatrosman, "Apocalypse Now", Pikachu, les Sex Pistols... Cherchez l'intrus, sauf qu'il n'y en a pas, semble-t-il. Un sacré patchwork !... qui donne "une narration qui part dans tous les sens", comme tu l'écris si justement.

    Je suppose que Larcenet a dû lire un minimum de comics quand même pour avoir envie de développer cette partie satirique.

    Le "séminaire de motivation qu'ils ont trouvé bof" : Le comble du comble ! Tout est dit en trois lettres !

    Je me demande s'il faut faire un lien entre "Les Petits Oiseaux joyeux" et "Vol au-dessus d'un nid de coucou".

    "L'humilité", à l'opposé d'une "bande dessinée nombriliste" : est-ce que le propos s'arrête à l'humilité, ou cela va-t-il jusqu'à une forme d'autoflagellation de la part de l'auteur ?

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    1. Oui, la lecture donne l'impression que Larcenet dispose d'une culture comics et superhéros, à commencer par les origines de Batman.

      J'ai également beaucoup aimé ce gag en une case sur le séminaire de motivation : toute ressemblance avec une scène réelle…

      Les petits oiseaux joyeux : j'ai pris ça au premier degré, une image champêtre et insouciante pour afficher un caractère positif et serein, en décalage ironique avec l'état des patients.

      Autoflagellation ? Tout est affaire de sensibilité. À l'aune de la mienne, (1) Larcenet me donne l'impression d'être de bonne foi, sans humilité hypocrite. (2) Il manie la dérision avec élégance, ce qui fait qu'on ne peut pas prendre les pitreries correspondantes comme une autocritique sérieuse. Je n'ai pas eu la sensation d'une autodépréciation, ni d'une fausse modestie. De mon point de vue, il relativise son succès et son talent, en changeant de repère artistique (un auteur de BD dans l'histoire de l'art) et temporel (Qui lira du Manu Larcenet dans 100, 200 ou 500 ans ? Personne ne peut le dire, par contre on sait ce qu'il en est de la Joconde).

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    2. Merci de cette réponse détaillée à ma dernière question.

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  2. Je viens seulement de la lire. Pour cela j'ai d'abord relu le tome 1. J'ai trouvé ça très intelligent et extrêmement bien écrit, avec en plus de bonnes vannes et une narration un peu étrange, dans la droite lignée du premier. Du très beau boulot même si, connaissant plutôt bien l'animal, je ne suis pas étonné par le thème et l'excellence de l'ensemble. Je ne sais plus si tu as lu Le combat ordinaire ? Maintenant je lis ton article et je reviens.

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    1. De bonnes vannes : je me souviens avoir bien rigolé aux vannes.

      Le combat ordinaire : je n'ai lu que le début et cela fait maintenant plus de 10 ans.

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  3. Complètement d'accord avec toi : meilleur que le premier tome, et vivement le troisième. Tu as raison également pour le passage en 9 étapes : neuf parodies de peintures ou peintres connus, tout en conservant les deux personnages en train de discuter, c'est vraiment du grand art pictural. De toute façon je considère Larcenet comme un des patrons actuels.

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    1. Vivement le 3ème : je ne crois pas avoir vu passer une date de sortie ?

      Plus j'y pense, plus il faut que je lise Blast, car je suis tout aussi épaté que toi par la diversité et la qualité de la bibliographie de Larcenet.

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  4. Le troisième tome sort dans une semaine https://www.bedetheque.com/serie-68029-BD-Therapie-de-groupe.html

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    1. Merci Jyrille. Cette sortie-là, je l'avais repéré, car il me tarde de le lire.

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