mardi 16 février 2021

Moi René Tardi prisonnier de guerre au Stalag IIB tome 3

 Dans ce processus de dénazification


Ce tome est le troisième d'une trilogie. Il peut en être lu indépendamment, mais il fait plus sens lu à la suite des 2 autres : Moi René Tardi, prisonnier de guerre au Stalag II B, Moi René Tardi, prisonnier de guerre au Stalag II B - Tome 2 : Mon retour en France. Il s'agit d'une bande dessinée en couleurs, dont la première édition date de 2014. Elle a été réalisée par Jacques Tardi pour le scénario et les dessins, les couleurs ayant été réalisées par Jean-Luc Ruault. Le tome commence par une postface de 5 pages rédigée par J. Tardi


Habillé dans son uniforme de conducteur de tank, René Tardi continue de raconter sa vie à son fils. Il évoque la fois où au bord du canal de la Sambre à l'Oise, un canon allemand les attendait, son mécano et lui. Lancés à toute vitesse, ils avaient écrasé les servants du petit canon anti-char, et s'étant arrêtés un peu plus loin, ils avaient vu le sang dégouter des chenilles de leur char. Depuis son retour à la vie civile, il fait ce cauchemar toutes les nuits. Le jour du retour de René Tardi en France, Himmler croque une capsule de cyanure. Il continue à évoquer ses difficultés d'adaptation : recommencer à dormir dans un vrai lit. En mai 1945, il est de retour à Saint-Marcel-lès-Valence. Beaucoup d'autres personnes reviennent en France : plus de 2 millions. Hommes, femmes, enfants aussi, STO, déportés juifs ou politiques, Malgré-Nous, PG, et même des collaborationnistes profitant du désordre général et brandissant des vrais faux papiers en règle… Il faudra attendre encore une dizaine d'années pour que les derniers prisonniers de guerre français libérés par les russes rentrent à leur tour. Des déportés seront quelques fois agressés par de braves français qui les prennent pour des bagnards à cause de leurs tenues rayées. Les survivants des camps d'extermination seront accueillis à Paris, à l'hôtel Lutetia. Il y aura des règlements de compte en tout genre, pas vraiment beaux à voir. Des femmes tondues pour avoir fricoté avec les nazis, croix gammée peinte sur le crâne, exhibées à la vindicte populaire. Des dénonciations quelques fois dans le seul but d'éliminer un concurrent gênant pour son petit commerce ! Des exécutions sommaires de collaborationnistes, des vengeances, des arrangements foireux, tout ce que ce type de situation occasionne.



René Tardi subit l'opinion publique et la réalité des petits trafics en temps de guerre. Il est reproché de manière implicite aux soldats français d'avoir perdu la guerre, et par voie de conséquence d'avoir permis l'Occupation. Des petits débrouillards se sont enrichis avec le marché noir. René évoque ses parents : son père postier, sa mère une dame de la Poste. De son point de vue, ils étaient de petits fonctionnaires avec une vie bien réglée et sans surprise, offrant un cadre familial étriqué, oppressant, médiocre et tendu en permanence. Tout en devisant, René et son fils à naître passent devant la caserne, et Jacques ne peut pas s'empêcher de lui faire remarquer que vue de l'extérieur, elle a comme un air de famille avec le camp du Stalag IIB. René se lance ensuite dans un passage en revue de sa jeunesse à partir de 1935 quand il avait 20 ans, sous l'angle des mouvements de troupe des allemands, à commencer par l'irruption d'une division allemande en Rhénanie le 7 mars 1936, et l'immobilisme des autres pays d'Europe. Il ajoute qu'en 1935, Adolf Hitler rétablissait le service militaire obligatoire, pourtant interdit par les clauses du traité de Versailles, là encore les autres pays d'Europe laissant faire.


Le tome précédent se terminait sur une page promettant des jours heureux, avec des couleurs pimpantes : René Tardi était de retour chez lui en France et retrouvait son épouse surnommée Zette. Le lecteur est donc assez surpris de voir ce tome trois commencer par une évocation de la guerre de 1939-1945, alors que le titre annonce qu'il se passe après la guerre. Il est tout aussi étonné que l'auteur revienne très régulièrement sur d'autres événements de la seconde guerre mondiale, ainsi que sur les faits historiques (batailles, traités), du début du vingtième siècle et même de la deuxième moitié du dix-neuvième siècle. Pourtant il est en terrain connu concernant la forme. L'auteur a conservé les mêmes caractéristiques que pour les 2 premiers tomes : chaque page est composé de trois cases de la largeur de la page, de taille identique. La majorité des pages est traitée en noir & blanc avec des nuances de gris. L'artiste utilise les couleurs de manière sporadique soit pour souligner un objet ou un individu (une splendide paire de chaussures caoutchouc, un clown dans un cirque), soit pour lier entre elles des séquences comme des agressions belliqueuses aux motivations indignes (une couleur entre le brun et l'ocre, peu flatteuse). Le lecteur retrouve également ces dessins à l'allure un peu désinvolte, comme réalisés rapidement, impression renforcée par le mode narratif. Ce dernier fait la part belle aux phylactères qui constituent essentiellement de l'exposition de faits, d'événements historiques, un flux dense d'informations historiques, et d'anecdotes de la vie de René, puis de celle de Jacques.



Pourtant, les personnages sont animés d'une réelle vie, expressifs que ce soit par leur visage ou par leur gestuelle, mise en scène avec une approche naturaliste. S'il y prête attention, le lecteur se rend également compte que le dessinateur porte une grande attention à l'exactitude historique des tenues vestimentaires, et de tous les accessoires quelle que soit l'époque à laquelle se passe la séquence. Il voit également que loin de s'économiser, l'artiste investit beaucoup de temps pour représenter les différents environnements, là encore avec une volonté d'exactitude historique. Ainsi au fil des pages, il peut se projeter dans les rues de Saint-Marvel-lès-Valence et observer les façades et l'urbanisme, se retrouver dans une rue déserte de Lyon en 1943, se tenir dans un entrepôt où Roger construit un avion en 1937, voir défiler les porteurs d'étoile jaune à Paris pendant l'opération Vent Printanier en juillet 1942, découvrir un charnier dans la forêt de Katyn avec des prisonniers de guerre et des officiers polonais abattus d'une balle dans la nuque, contempler la ville en ruine de Nuremberg après plusieurs pilonnages intensifs de bombardements, visiter le minuscule appartement du couple Tardi à Valence, découvrir l'atelier de bricolage de René au grenier, admirer une locomotive Pacific 231, flâner dans les rues de Bad Ems, visiter Coblence, etc. En fait, il se rend vite compte que la narration visuelle apporte également énormément d'informations, densifiant encore la reconstitution historique.


Le lecteur s'attend donc à voir René Tardi se réinsérer dans la vie civile, tout en sachant déjà qu'il aura l'occasion de retourner en Allemagne, car ça avait été annoncé dans un tome précédent. Cette réinsertion ne se fait pas toute seule car la société française, mais aussi l'Europe doivent gérer les séquelles de la seconde guerre mondiale, du retour des prisonniers de guerre, à la dénazification, en passant par les procès, les règlements de compte, la présence des américains en Europe, la création du bloc communiste derrière le rideau de fer… L'auteur évoque le contexte mondial de manière très régulière : Indochine, plan Marshall, pont aérien contre le blocus de Berlin, Tchang Kaï-chek, guerre de Corée, chasse aux sorcières aux États-Unis, zone d'occupation française, Soviet Suprême, rideau de fer, etc. Le lecteur ressent pleinement l'inquiétude imprégnant l'inconscient collectif, le fait que la seconde guerre mondiale n'a rien résolu et que l'humanité est toujours prompte à l'agression et la maltraitance de son prochain. La vision de l'auteur est orientée, mais nourrie par la réalité historique. Il ne présente pas ces conflits comme naissant spontanément après la guerre, mais comme la continuation de de l'Histoire, et de la répétition des mêmes brimades, des mêmes atrocités des vainqueurs sur les vaincus, des agresseurs sur les populations. Même les libérateurs se conduisent en boucher et en tortionnaire immonde : que ce soient les viols des allemandes ou même de prisonnières de guerre dans les camps, par les américains, par les français, par toutes les armées.



Le lecteur est pris au dépourvu en page 54 avec la naissance de Jacques Tardi le 30 août 1946. L'avatar de Jacques d'une douzaine d'années s'adresse à son avatar d'un an en lui disant que c'est à lui de prendre la suite. Effectivement à partir de cette page, le point de vue du récit se modifie puisque le fil directeur devient la vie de Jacques Tardi, plus que celle de son père. Le lecteur présume que cela découle du fait que René ne tenait plus de journal personnel. À l'évocation du cours de l'Histoire vient se mêler celle des années d'enfance de Jacques, avec ses parents, en France, en Allemagne en zone occupée où est affecté son père toujours militaire, de retour en France quand il est élevé par sa grand-mère Tardi. Le lecteur découvre des éléments de la vie quotidienne comme les toilettes au fond du jardin avec du papier journal pour s'essuyer, la découverte des illustrés (Les Pieds Nickelés, Bibi Fricotin, Prairie, Le Chevalier Ardan, Audax, Tarou) et la naissance d'une vocation, le cadre scolaire insupportable, etc. Il constate également les séquelles laissées par la guerre qu'elles soient physiques (les blessures physiques, les bâtiments à reconstruire), ou psychologiques (les rancœurs et les haines, les traumatismes psychologiques). Petit à petit, il voit se dessiner à la fois une remémoration pour comprendre ce qui n'était pas compris étant enfant, à la fois la construction des convictions et des valeurs de Jacques Tardi, grandissant entouré et élevé par les êtres humains ayant subi les traumatismes de la guerre.


Ce dernier tome surprend le lecteur. Il y retrouve le format très rigoureux de la narration visuelle à base de 3 cases par pages, et d'une grande quantité d'informations sur chaque page, par les textes mais aussi par les dessins, pour une reconstitution historique très rigoureuse. Le fil narratif passe de l'évocation de la vie de René Tardi à celle de l'enfance de Jacques. Il s’agit autant de l'évocation de la vie dans le sud de la France ou en zone occupée allemande à la fin des années 1940 et début des années 1950, que du constat brutal de l'entrain de l'humanité à se massacrer, répétant le même cycle de violence destructif, en ne semblant rien apprendre. S'il a suivi la carrière de l'auteur, le lecteur découvre comment lui sont venues ses valeurs et ses convictions.



4 commentaires:

  1. "Le lecteur retrouve également ces dessins à l'allure un peu désinvolte, comme réalisés rapidement, impression renforcée par le mode narratif." Je n'avais encore jamais pensé au trait de Tardi comme ça.

    "découvrir un charnier dans la forêt de Katyn avec des prisonniers de guerre et des officiers polonais abattus d'une balle dans la nuque" : Par curiosité, il mentionne quand même que ce sont les soviétiques, qui ont perpétré ce crime contre l'humanité ?

    "S'il a suivi la carrière de l'auteur, le lecteur découvre comment lui sont venues ses valeurs et ses convictions." Merci de cette remarque, puisque nous avons déjà discuté du sujet, notamment dans le cadre de mes articles sur "Adèle Blanc-Sec".

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  2. Concernant les dessins, l'impression qu'ils me font est d'être jetés comme ça sans construction préparatoire de la case, sans temps passer à reprendre un détail, ou en ajouter un autre. Mes années de lecture me font dire que ce sont les années d'expérience et de métier de Tardi, qui lui permettent d'aboutir à un aspect aussi naturel, évident et spontané. Cela me fait penser à Hokusai et aux grands mangakas comme Osamu Tezuka qui parviennent à être d'une précision incroyable et d'une force d'évocation sans pareille, avec seulement un ou deux traits.

    Katyn : je suis allé vérifier. Le texte :

    (page 35) 22.000PG (prisonniers de guerre) et officiers polonais assassinés par le NKVD en 1940.Ces fosses ont été trouvées par les allemands dans différents endroits de la forêt de Katyn. Une balle dans la nuque à la manière de la Gestapo, pour faire croire à un massacre commis par les nazis… mais c'était bien l'œuvre de Staline !

    Ses valeurs et ses convictions : oui, j'ai pensé à tes articles en en faisant cette remarque. Dans cette trilogie, il apparaît clairement le processus au cours duquel Jacques Tardi s'est forgé ses convictions politiques.

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  3. Je ne savais pas qu'il y avait également eu un massage de Khatyn - apparemment, cela a pu prêter à confusion, comme le souhaitaient les soviétiques, d'ailleurs :
    https://fr.wikipedia.org/wiki/Massacre_de_Katy%C5%84
    https://fr.wikipedia.org/wiki/Massacre_de_Khatyn

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    1. Merci pour cette précision : il semble y avoir un mélange dans l'orthographe entre Khatyn et Katyń. Visiblement, dans ce tome, c'est le 2ème qui est évoqué.

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