dimanche 18 octobre 2020

Le bruit du givre

J'étais un mort qui regardait.
 

Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre. Il s'agit d'une bande dessinée en couleurs, dont la première édition date de 2003. Elle a été réalisée par Jorge Zentner pour le scénario et par Lorenzo Mattotti pour les dessins. Il comprend 110 pages de bande dessinée. Il commence par une interview réalisée par Jean-Christophe Ogier qu'il a également rédigée. Il y a ensuite une introduction d'une page rédigée par Zentner à Barcelone en 2010.


Samuel Darko se souvient très bien du moment où le bruit a envahi sa tête. Ils revenaient de la plage dans une voiture surchauffée et Alice lui a déclaré qu'elle voulait un enfant de lui. Cette phrase a ouvert la cage où se tenaient ses peurs, sous formes de volatiles noirs et sinistres de grande envergure. Les tensions du couple ont pris de l'ampleur jusqu'à devenir insupportables et Alice est partie. Samuel était tellement sous l'emprise de ses peurs qu'il n'a pas entendu la dernière phrase qu'elle a prononcée en partant. Un an plus tard, il a reçu une lettre d'elle, évoquant que la solitude peut être une cage dans laquelle on enferme ses peurs. Samuel a constaté que la lettre venait d'un pays lointain. Alice ne disant pas qu'elle voulait le revoir, il a pris la décision de partir pour la chercher. Il a choisi de confier sa tortue Cléopâtre à son ami Marc. Puis vient le temps de dire au revoir à Dana, avec qui il entretient une relation platonique. Elle lui demande s'il veut qu'elle s'occupe de Cléopâtre. Certaines nuits, Samuel est hanté par les oiseaux de ses peurs. D'autres nuits, il a la conviction qu'Alice lui a écrit de venir, et il décide de ne pas y aller. Dana a décidé de l'accompagner à l'aéroport ce qui ne l'enchante guère : il n'aime pas les adieux car ils confirment sa présence à l'endroit et au moment où il voudrait déjà être loin. Dana le regarde alors qu'il lui tourne le dos, étant déjà sur l'escalator en train de monter vers l'étage.


Assis dans son fauteuil dans l'avion, Samuel Darko pense à Alice, à Marc, à Cléopâtre, au docteur Harp (son dentiste)… soudain il est sous le coup du bruit de ses peurs. Il décide de lire le livre que Dana lui a offert à l'aéroport, c'était la légende de Liu, un guerrier invincible. En arrivant au pouvoir, Liu avait modernisé les armées de son empire et construit un système défensif efficace. Ses voisins qui étaient aussi ses ennemis subirent d'innombrables défaites. Finalement, épuisés et découragés, ils abandonnèrent l'idée d'attaquer le territoire de Liu. Petit à petit, le pouvoir de Liu parvenait à l'apaiser là-haut, à dix mille mètres d'altitude. Il se sentait protégé par sa cavalerie, par ses archers, par les murs de ses forteresses. Il a pensé : dans l'empire de Liu, le silence règne. L'avion continue sa trajectoire. Arrivé à la cinquantaine, l'empereur Liu souhaite dicter ses mémoires. Ayant retracé toutes ses victoires, Liu arrive au présent et ressent la présence d'un danger d'origine obscure, un danger qui était la conséquence de ses succès. Il se retire pour y réfléchir, et revient plusieurs jours plus tard de sa retraite pour donner ses ordres.



En 1984, Lorenzo Mattotti publie une bande dessinée à nulle autre pareille : Feux. Depuis il est devenu un illustrateur de renommée mondiale, au succès également mondial, un peintre et un réalisateur (La fameuse invasion des ours en Sicile, 2019). Le lecteur sait donc qu'il se lance un ouvrage particulier, un peu intimidant du fait de la stature de son auteur. Il parcourt l'article de Jean-Christophe Ogier et apprend que les auteurs ont conçu leur BD de manière à pouvoir être remontée : de pages contenant 8 cases pour la parution sérialisée dans le quotidien Frankfurter Allgemeine Zeitung, à une disposition de 2 cases par page pour l'album BD. Il a également compris qu'il s'agit de l'histoire d'un homme qui souffrait et qui faisait souffrir les autres, à cause la peur qui transforme son cœur en prison, peur des désirs de sa femme, peur de la réalité de son propre corps, peur de la vie. Les pages ont donc une apparence particulière : deux cases par page, de la largeur de la page, avec un texte placé au-dessus dans un rectangle sur fond blanc, et de temps à autre un phylactère ou deux dans une case. Pour autant, nul doute possible : il s'agit bien d'une bande dessinée, une narration à base d'images juxtaposées en séquence. L'histoire est des plus simples : Alice a quitté Samuel Darko et lui a écrit une lettre un an plus tard. Il part la retrouver dans un pays éloigné. L'introduction d'Ogier déconcerte un peu : il indique que Mattotti veut réaliser des images qui racontent, ce qui semble une évidence dans le cadre d'une bande dessinée Il évoque également une forme de décalage entre le texte de Zentner et les images. De page en page, la lecture est très facile, immédiate, sans donner la sensation d'un jeu cérébral ou intellectuel : le lecteur ressent les émotions et les états d'esprit de Samuel Darko au fur et à mesure de son voyage.


Indépendamment de la question de leur potentiel narratif, le lecteur retrouve tout de suite les caractéristiques graphiques des images de Mattotti : de la couleur, des formes expressionnistes, des images impressionnistes, une interprétation de la réalité par un artiste. Les deux premières cases montrent un de ces oiseaux noirs, d'abord dans le ciel puis frôlant une des oreilles de Samuel Darko. Sa forme est fantasmagorique : une grande ombre noire avec des dents visibles au niveau du bec. Sur la page suivante, la troisième case montre une demi-douzaine de ces oiseaux en train de tourner au tour de la tête de Samuel qui a mis ses mains sur ses oreilles. Les auteurs indiquent de manière explicite que ces oiseaux qui produisent un tel vacarme sont la matérialisation des peurs du personnage, une métaphore visuelle du tintamarre qui se produit dans sa tête quand ses angoisses prennent le dessus. Les angoisses vont revenir régulièrement et d'autres métaphores visuelles vont se produire : un crochet avec un filin enfoncé dans le front de Samuel pour montrer le lien qui le retient encore à Alice, des traits verticaux pour les barres de la cage dans laquelle son esprit s'est enfermé, un éclair fendant une tour en deux pour un changement d'état d'esprit libérateur, une fleur de lotus pour la sérénité, etc. La dimension métaphorique de ces images est compréhensible facilement, en phase avec l'état d'esprit du personnage ou sa situation du moment.



Dans la deuxième page, le lecteur découvre les visages déformés de Samuel et d'Alice alors qu'ils en viennent aux mains du fait de la tension entre eux. Il voit bien qu'il s'agit d'une exagération : une déformation de la réalité pour exprimer une émotion de manière subjective. Il en va de même quand les yeux de Liu planent au-dessus d'une plaine : l'expression de sa sérénité qui s'étend sur tout son royaume. Il en va encore de même dans cette case avec des fleurs occupant les trois quarts du premier plan dans une boutique de fleuriste, et le visage de Samuel en arrière-plan : il reste en retrait pour observer, se cachant derrière l'idée d'offrir des fleurs à Alice. D'autres cases capturent une impression fugitive, une autre forme d'interprétation : la forme globale du feuillage d'un arbre, l'eau et la terre qui semblent se mêler vues par le hublot d'un avion, la sensation d'un tronc d'arbre en feu en train de tomber au sol, etc. Avec ce dernier exemple, il apparaît également que certaines cases tirent vers l'abstraction : des formes et des compositions dont le lecteur retrouve le sens grâce aux précédentes ou suivantes. Lorsqu'il commence à se prendre au jeu, le lecteur détecte des références à d'autres mouvements picturaux. Il retrouve également l'amour de Mattotti pour les couleurs, parfois vives. En arrivant page 87, il remarque qu'il a vu ces cases dans l'introduction d'Ogier. Il peut donc comparer la parution initiale dans les pages du dimanche du quotidien allemand, à raison de 8 cases par pages, à la composition de l'album qu'il tient dans les mains à raison de 2 par pages. Il note aussi comment ces images fonctionnent comme un contrepoint à l'état d'esprit de Samuel Darko, pas un reflet déformé, pas un écho ou une opposition : un décalage entre ce que diffuse la télé et ce qu'il ressent. De temps à autre, il prend également conscience d'un écho visuel. Par exemple, page 82, l'une des 2 cases montre une tour crénelée brisée en deux par un éclair, et page 97 il y a une tour en ruine, avec des oiseaux noirs en train de tourner autour.


Sur la base de la simplicité de l'intrigue, les créateurs racontent l'histoire avec une force émotionnelle et une immersion psychique complexes. Les textes (2 ou 3 phrases par image) et les images se répondent de manière directe ou indirecte, transcrivant le flux de pensées intérieures de Samuel Darko, charriant sa sensibilité, apposant sa subjectivité, aussi bien dans les phrases que dans les images. Étonnamment, il survient quelques péripéties : un incendie, une cécité, et deux contes. Le premier est relatif à l'empereur Liu, le second à un commerçant, un paysan et un peintre qui vont voir un sage. Qu'il s'agisse d'une péripétie ou d'un conte, le lecteur ressent qu'il s'agit à nouveau d'une métaphore pour la situation émotionnelle de Samuel Darko : l'incendie qui ravage sa carte mentale, l'inquiétude qui le prend alors qu'il a une vie qu'il lui semble maîtriser. Alors même que l'introduction précise que Zentner et Mattotti n'avaient pas de synopsis ou d'argumentaire pour leur récit, il apparaît que la construction narrative est aussi sophistiquée que le sont les illustrations. De ce fait, le lecteur est surpris par la force d'une phrase soit anodine, soit cliché, qui révèle une saveur et perspicacité pénétrante à ce moment du récit. Il perçoit à quel point Samuel Darko est un mort qui regarde (expression utilisée dans le texte) et cela le fait réfléchir à sa propre façon de figer des variables de sa vie pour avoir cette sensation de maîtrise. Lorsque Darko se dit que pour la première fois depuis longtemps il n'était en train ni d'attendre, ni de fuir, le lecteur le comprend parfaitement et se retrouve inconsciemment à penser à son propre état d'esprit quant au déroulement de sa vie.


Lorenzo Mattotti et Jorge Zentner ont réalisé une bande dessinée incroyable. En parler revient presqu'à expliquer la neige à un aveugle, pour reprendre l'expression d'Isa en page 45. Ils racontent une histoire simple, avec une sensibilité extraordinaire, sur la base d'une trame narrative qui semble épurée et qui recèle des outils narratifs sophistiqués, utilisés avec une élégance naturelle. Arrivé à la fin, le lecteur sait que lui aussi souffre des mêmes maux que le personnage principal, sûrement à des degrés différents, et il espère qu'il saura faire le même voyage intérieur, pour considérer le bol de sa vie, comme le suggère le sage du deuxième conte. Chef d'œuvre.



4 commentaires:

  1. Objet "bédéique" non identifié ?
    Les planches que tu insères dans ton article sont époustouflantes. Mais celles de "Feux" relèvent de la révélation !
    Curieux que cet artiste - qui semble exigent - ne soit pas davantage sous les deux de la rampe. Je suis étonné qu'il n'ait pas eu de prix à Angoulême.
    Merci pour cet article et cette découverte.
    P-S : Il y a quelques coquilles à tes libellés.

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    1. Le site comprend 2 autres articles sur une BD de Mattotti : Lettres d'un temps éloigné, Murmure.

      https://les-bd-de-presence.blogspot.com/2018/01/lettres-dun-temps-eloigne-ce-tome.html

      https://les-bd-de-presence.blogspot.com/2018/01/murmure-il-sagit-dune-histoire-complete.html

      Merci pour la remarque sur les libellés. J'ai corrigé pour le libelle de Jorge Zentner. Tu en as repéré d'autres ?

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    2. Une seule autre : "Zeitung" et non pas "Zeintung".

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