mardi 7 juillet 2020

Les Indes fourbes

Mais que vaut la vie de celui qui ne sert à rien ?


Ce tome contient une histoire complète indépendante de toute autre. Il s'agit d'une bande dessinée en couleurs, dont la première édition date de 2019. Le scénario est d'Alain Ayrolles, les dessins et les couleurs de Juanjo Guarnido, avec l'aide d'Hermeline Janicot Texier pour les couleurs, Jena Bastide ayant réalisé la mise en couleurs des pages 75, 77 à 79, 81 à 84. L'ouvrage s'ouvre avec un court avant-propos d'un paragraphe évoquant El Buscon la Vie de l'Aventurier Don Pablos de Segovie (1626) de Francisco Gomez de Quevedo y Villegas (1580-1645), un des chefs d'œuvre du roman picaresque.

Au seizième siècle, à la cour du roi d'Espagne, Pablos de Ségovie raconte son histoire : né gueux en Castille, il finit par décider de quitter l'Espagne pour gagner les Indes afin de connaître une vie meilleure. Il effectue la traversée vers l'Amérique du Sud sur un magnifique trois mats, en tant que membre d'équipage, tout en plumant les matelots aux cartes, en trichant. Mais l'un d'eux finit par comprendre la combine et Pablos est balancé par-dessus bord au large des côtes. Après une nuit difficile accroché à un bout de bois, il finit par échouer, épuisé, sur une plage. Quand il relève la tête, il constate qu'il est observé par une demi-douzaine d'africains. Au temps présent du récit, Pablos est allongé sur un chevalet de torture, en train d'être interrogé par l'alguazil de la place forte de Cuzco, assisté par l'intendant le seigneur Reyes. L'alguazil perd sa patience, mais Pablos insiste : il doit tout raconter dans l'ordre pour l'alguazil comprenne ce qu'il en est de l'Eldorado. Alors que Pablos perd conscience d'épuisement, Reyes fouille ses affaires et y trouve une tête réduite que l'alguazil identifie tout de suite : celle de don Diego, nom que Pablos pousse dans un cri soudain. Reyes lui conseille de raconter ce qu'il sait à l'alguazil. Pablos continue son histoire en reprenant au moment où il venait d'être intégré dans le petit village d'anciens esclaves africains, à qui il apprenait qu'une bulle papale interdisait de réduire les indiens en esclavage et que c'est la raison pour laquelle des africains avaient importés dans ce pays.


Un soir, alors que les anciens discutent de son sort, Pablos se met à mimer sa vie en Espagne devant les autres villageois : son père, sa mère, son petit frère, leur vie de gueux. L'alguazil recommence à s'impatienter, mais Pablos explique que tout est important pour comprendre comment il en est arrivé à l'Eldorado. Après quelques jours passés avec la tribu, Pablos a décidé de s'en aller en catimini, ne souhaitant pas être cantonné à une vie de villageois fermiers. En logeant la côte, il finit par tomber sur un campement d'espagnols, des ouvriers dans une exploitation de cannes à sucre. L'un d'eux lui temps une machette pour aller travailler aux champs. Pablos se souvient du conseil de son père : ne jamais travailler. Alors que les travailleurs l'accompagnent vers leur nouvelle tâche, Pablos demande au meneur où on peut trouver l'or des Indes. Le cavalier lui répond que toute la Nouvelle-Espagne a été grattée jusqu'à l'os et que pour l'or il faut aller au Pérou. Ils arrivent en vue d'un village et Pablos voit pour la première fois des Indiens, avec leur peau cuivrée. Il voit aussi le sort que leur réserve la main d'œuvre de la plantation, à ces indiens qui ne peuvent servir à rien.

Impressionnant de découvrir cette bande dessinée, d'un format un peu plus grand que d'habitude, avec une pagination plus importante (152 pages), et réalisée par le scénariste de De Cape et de Crocs (avec Jean-Luc Masbou), et le dessinateur de  Blacksad (avec Juan Díaz Canales). D'autant plus que la couverture annonce qu'il s'agit d'une bande dessinée picaresque, le tome 2 d'El Buscón, jamais écrit par son auteur. Mais il est aussi possible de le lire comme une bande dessinée comme une autre, et même de se sentir un peu plus à l'aise en découvrant qu'Alain Ayrolles ne manque pas d'humour. L'ouvrage est composé de trois chapitres et il a intitulé, avec malice, le dernier : Qui traite de ce que verra celui qui lira les mots et regardera les images. De fait, cette bande dessinée se lit très facilement, avec de jolies cases, et une intrigue simple à lire. Les pérégrinations de Pablos de Ségovie sont hautes en couleurs, comme on peut s'y attendre dans un ouvrage se réclamant du genre picaresque, avec un personnage de rang social très bas qui ne rêve que de s'élever sans travailler, raconté sous la forme d'une biographie (Pablos racontant sa vie à d'autres personnages, la mimant parfois), réaliste, avec une discrète touche satirique.


Le lecteur n'a pas besoin de disposer de connaissances préalables sur la conquête du Mexique par les espagnols pour apprécier l'histoire, même si le scénariste incorpore des éléments authentique. La reconstitution histoire réalisée par Juanjo Guarnido est très impressionnante. Le lecteur éprouve la sensation d'être un invité de marque à la cour du roi d'Espagne, de s'appuyer contre un montant du trois-mâts pour assister à la partie de cartes de Pablos avec les marins, de se trouver dans une cave de la forteresse de Cuzco pour écouter l'histoire de la vie de Pablos, de regarder le port de Callao depuis la mer, de descendre au fond d'un mine de mercure, etc. L'artiste réalise des dessins en détourant traditionnellement les personnages et les éléments de décor, puis en les habillant de couleurs à l'aquarelle, pour des planches très plaisantes à l'œil, gorgées de lumière. Le niveau de détails est épatant du début jusqu'à la fin, sans baisse de qualité, avec des décors représentés dans plus de 95% des cases, un travail descriptif de titan, de bout en bout. S'il souhaite prendre le temps pour savourer, le lecteur observe les différentes tenues vestimentaires, des officiels espagnols avec leurs armes aux simples indiens ruraux en passant par les mendiants, un prêtre, une matrone, le chef des rebelles péruviens… L'artiste sait donner des visages très expressifs à chaque personnage, parfois avec une touche d'exagération : la mine innocente de Grajalita qui explique que Pablos l'a forcée à tricher, l'alguazil excédé de la durée du récit de Pablos qui ne semble vouloir jamais aboutir à l'Eldorado, le visage souriant du prêtre Balthazar, le visage hostile de la tenancière de l'auberge La Mona de Gibraltar à Cuzco, etc. C'est un régal de côtoyer cette humanité si naturelle. C'est souvent irrésistible de comique, par exemple quand Pablos indique sa joie de revoir des figures de chrétiens, alors qu'en face lui il n'a que des individus à la mine patibulaire, et qu'il vient de quitter les africains réellement fraternels. Enfin, Juanjo Guarnido est passé maître dans l'art de tailler la barbe et la moustache aux personnages masculins, avec une variété inimaginable.

À plusieurs reprises, Pablos est amené à user de la pantomime pour distraire des individus plus ou moins amènes. La première fois se produit en page 21 et les dessins montrent à nouveau avec clarté et évidence à quel point Pablos se montre expressif et est compris par les africains, malgré la barrière de la langue et de la culture. Le spectacle des paysages s'avère tout aussi enchanteur : la mer et son écume (page 15), la dense jungle et sa faune (page 24), une superbe vue du dessus d'une crique (page 26), les routes et les chemins de montagne, les cimes enneigées, les rues et les bâtiments de Cuzco ainsi que sa forteresse, etc. Cela culmine avec l'expédition qui finit par aboutir à Eldorado, une séquence muette de 12 pages (de p.66 à p.77). Cette bande dessinée est un splendide spectacle visuel du début jusqu'à la fin, avec des moments étonnants. Le lecteur ne s'attend pas forcément à des combats avec massacre d'indiens (un passage difficile à regarder), ou à l'explosion d'un crapaud dans le cadre d'un jeu d'enfants cruel. Cette histoire est pleine de surprises visuelles découlant directement du moment ou du lieu. Alain Ayrolles met en scène un individu créé dans un roman et il évoque rapidement son passé, en particulier ce que sont devenus son père, sa mère et son petit frère. Sous des dehors parfois burlesques, il montre un individu issu d'une classe sociale inférieure, celle des gueux, et bien décidé à améliorer sa situation sociale. Le lecteur se lie tout de suite d'amitié avec lui, du fait de ses talents de conteur, formidablement mis en scène par le scénariste. Il lui faut presque faire un effort conscient pour reconnaître que ce même gugusse n'hésite pas à prostituer une de ses compagnes, en page 35.



Au fil de ces tribulations, Pablos de Ségovie se retrouve à côtoyer bien des personnages, et dans des situations sociales diverses. Cela le conduit à faire des remarques en passant qui sont autant de commentaires sur l'état de la société. Mais que vaut la vie de celui qui ne sert à rien ? se demande-t-il. Un peu plus loin, il fait le constat que partout les gros mangent les petits, et veillent à ce que jamais ils ne puissent enfler jusqu'à leur taille. Il ne peut que constater la façon dont les indiens sont traités, malgré la bulle papale sensée leur assurer une protection. Il grimace et il frémit quand le père Balthazar a pour objectif de faire de Pablos un bon pauvre, c’est-à-dire un individu qui reste à sa place sans chercher à la remettre en cause, à questionner l'ordre établi. Il ne perd aucune illusion quand les nobles révèlent leur véritable motivation, leur façon de faire. Cette dimension sociale reste toujours à l'arrière-plan, le lecteur étant totalement captivé par les aventures de Pablos, par sa ressource, par les revers de fortune, par la soif de l'or et ce qu'elle fait faire aux individus. Il se rend bien compte qu'il semble parfois y a voir plus que ce que raconte Pablos, ou un ou deux points pas si clairs que ça. Tout sera expliqué à la fin du récit dont l'intrigue ne se limite pas à trouver l'Eldorado, loin de là.

Les Indes fourbes est un de ces albums dont le lecteur sait qu'il sera excellent avant même d'avoir commencé la première page. En fonction de sa disposition d'esprit, cela peut l'allécher ou au contraire le rebuter. Une fois qu'il a commencé l'histoire, il a bien du mal à s'arrêter. La narration visuelle est extraordinaire, sans aucune faiblesse, descriptive et lumineuse, un spectacle de chaque page sans pour autant jamais sacrifier la clarté de l'histoire. L'intrigue articule une succession de tribulations sur un fil directeur très simple, offrant une richesse impressionnante. À la rigueur, le lecteur peut regretter que les commentaires de Pablos de Ségovie ne soient pas plus mordants vis-à-vis des différents cercles de la société où il évolue. Mais il est vrai que cette critique très feutrée est en cohérence avec sa personnalité.


4 commentaires:

  1. "Les Indes fourbes est un de ces albums dont le lecteur sait qu'il sera excellent avant même d'avoir commencé la première page. En fonction de sa disposition d'esprit, cela peut l'allécher ou au contraire le rebuter."
    Effectivement. Et en ce qui me concerne, cela m'a rebuté. J'ai trouvé rédhibitoires le matraquage médiatique et la promotion de cet ouvrage dans les vitrines et les rayons des librairies. Et puis, je n'aime pas "Blacksad", qui est selon moi une bande dessinée largement surestimée ; surtout le scénario, mais qu'importe, cela m'éloigne de facto du travail de Guarnido. Sans doute à tort, d'ailleurs, parce que tes descriptions sont élogieuses, et que les images que tu as insérées dans ton commentaire semblent regorger de trouvailles visuelles. Mais j'assume entièrement. Merci, quoi qu'il en soit, d'avoir partagé cet article détaillé qui met en lumière les qualités de cette bande dessinée.

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    1. Il se trouve que ça m'avait également rebuté et que j'avais décidé de lire d'autres choses. Mais peu de temps avant Noël, un neveu l'a demandé si je l'avais lu, car il souhaitait me l'offrir. On ne peut pas lutter contre le destin. :)

      C'est vraiment de la belle ouvrage : tout est soigné et très peaufiné, pour un voyage extraordinaire, avec un rythme de roman d'aventures du début du vingtième siècle. Impossible de nier le talent et la beauté de la narration.

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    2. Mais... il suffisait de répondre "Oui, je l'ai lu, cher neveu", bien sûr.
      J'ai vécu des expériences similaires, où je disais que j'arrêterais "Thorgal" au dernier tome signé Van Hamme, et où l'on finissait par m'offrir le... trente-cinquième tome, sous le prétexte : "Tu vas voir, il est vraiment bien."

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    3. J'y ai pensé, mais s'agissant d'un adulte perspicace et intéressé, il n'aurait pas manqué de me demander ce que j'en avais pensé, et je ne brode pas assez bien pour faire illusion.

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