Forastero, Criollo, Trinitario
Paul Cuypers travaille pour Cacao de Flandre, une entreprise d'import de cacao. Il reçoit un coup de fil de son beau-frère Walter, le bras droit d'Édouard Carret président de la société Honest et père d'Alexis. Walter demande à Paul d'égarer la commande de cacao d'Alexis Carret, de faire en sorte qu'elle ne lui parvienne qu'après les fêtes de Noël. Paul Cuypers accepte tout en faisant le lien de parenté entre Alexis et le patron de Walter. Walter raccroche et rentre en réunion de conseil d'administration où Édouard Carret présente un bilan. Il évoque la progression du chiffre d'affaires, l'effort à fournir sur les barres et les boites, l'objectif de l'année (passer de la quatrième place mondiale à la troisième), et augmenter la part des intérimaires pour diminuer la masse salariale et alléger les bilans. Il conclut en indiquant que Walter et lui prennent l'avion l'après-midi même pour la Côte d'Ivoire afin de négocier les tarifs d'achat. Walter et lui rentrent chacun chez eux pour finir leur valise. À la maison, en terminant sa valise, Édouard a une discussion acide avec sa femme Sophie sur le manque d'ambition de son fils Alexis.
Pendant ce temps-là, Alexis Carret travaille dans son magasin : il apprend à Manon ce qu'est une ganache et comment la faire, en langage des signes : mélange de chocolat et de matière grasse liquide, origine du mot ganache, ajout d'un parfum, de sucre liquide. À la fin de la journée, il l'invite à dîner, ce qu'elle accepte. Le soir, Benjamin Crespin s'est rendu au night-club Le Pharaon : il y a rendez-vous avec monsieur Logan dans son bureau, l'individu auprès duquel il a contracté un emprunt. Monsieur Logan explique qu'il va falloir rembourser plus vite, et qu'il n'y a qu'une seule chose qui l'intéresse : son profit. Mitch raccompagne Crespjn par l'entrée de service, en passant par le salon où attendent les call-girls. Crespin s'arrête un instant pour en saluer une qu'il a reconnue : Karen, une ancienne amie. Elle est en train de fumer un produit psychotrope à l'aide d'un narguilé. Mitch saisit Crespin par l'épaule pour le faire accélérer et Crespin traverse une longue cour encombrée de déchets jusqu'à parvenir à la cabane de surveillance adossée au mur d'enceinte. Il réveille Momo le gardien et sort dans la rue. Manon et Alexis rentrent de leur dîner en tramway, et elle l'invite à prendre un dernier verre chez elle.
Le lecteur revient pour le deuxième tome, à la fois pour les personnages, pour l'intrigue, pour Bruxelles et pour le chocolat. Bénédicte Gourdon & Éric Corbeyran avaient créé des personnages sympathiques, avec leurs qualités et leurs défauts. Alexis Carret continue à gagner en épaisseur, gentil et prêt à partager son savoir avec Manon, en pleine déprime en apprenant la perte de sa commande de couverture, agressif et amer face à son père et Walter, prêt à demander de l'aide quand il ne sait pas faire, un peu crédule. Comme dans le premier tome, Chetville dirige ses acteurs dans un registre naturaliste pour les postures et les expressions de visage. Lors du repas de Noël, (planches 34 & 35), le lecteur peut lire la colère sur le visage d'Alexis, mais avec une expression de visage très porche de celle de son père. Le lecteur peut y voir un mimétisme entre père & fils, comme parfois un soupçon de manque de nuance pour les visages. Cela n'empêche pas les protagonistes, Alexis et les autres, d'être très vivants. Le lecteur retrouve leur apparence spécifique : la jeunesse et l'entrain naturel de Manon et Léa (à comparer avec celui tout professionnel de Léna de Fombelle), l'exigence agressive de monsieur Logan, le sérieux empesé d'Édouard Carret, le sourire enjôleur de Benjamin Crespin, l'énergie positive de Clémence. Chetville apporte un grand soin aux costumes : tenues professionnelles pour Paul Cuypers, Alexis Carret et Manon quand ils préparent des ganaches dans le laboratoire, costume strict pour Édouard Carret et Walter, tenue décontractée pour Alexis quand il sort boire un verre avec Benjamin et Clémence, tenues différentes en fonction des occasions pour cette dernière, etc. Le lecteur mesure toute la capacité de Chetville à insuffler de la vie dans un personnage avec la première apparition de Karen. Il lui suffit de 5 cases (planche 10) pour définir les nuances de sa personnalité, avec ses postures et son visage, sans aucune exagération. Il retrouve également l'utilisation du langage des signes employé par Alexis et Manon pour communiquer et représenté avec fidélité.
Les coscénaristes continuent de malmener leurs personnages et le lecteur ressent une forte empathie pour eux. Ils mettent en œuvre des ressorts de comédie dramatique : coup dur professionnel (la commande de couverture qui n'arrive pas et qui oblige à fermer boutique), l'incompréhension entre Manon et Alexis suite à un baiser mal interprété, l'opposition entre le père et le fils Carret et les tensions familiales qui en découlent, les prises de risque de Benjamin Crespin, le caractère un peu têtu de Clémence, l'émotivité de Manon, etc. D'un côté, il s'agit d'éléments très classiques ; de l'autre les personnages sont assez développés pour que ce ne soient pas que des artifices ou des clichés. Le dosage est parfois fragile, en particulier quand quelques personnages sont uniquement là pour causer du mal (le père Édouard Carret, Walter, monsieur Logan). Pourtant, même si la relation entre Manon et Alexis s'apparente à une bluette, le lecteur se sent émotionnellement impliqué parce qu'elle sonne juste. Il espère que tous s'en sortiront et que la boutique prospérera.
L'intrigue dégage le même parfum de récit très classique : rivalité familiale (Walter voulant couler Alexis pour prendre sa place de fils de la famille), association à risque avec un malfaiteur, concurrence déloyale, etc. Pour autant, le lecteur remet les pieds dans la discothèque et se retrouve avec crainte devant monsieur Logan très sûr de lui dans son fauteuil. Curieux, il fait connaissance avec Karen. Il suit Walter et Édouard Carret en Côte d'Ivoire, en profitant des dessins qui montrent une place de la ville d'Abidjan et un magnifique hôtel de luxe. Il sourit en voyant arriver Léna de Fombelle, magnifique jeune femme à la réussite insolente, ancienne gagnante de l'émission Master Chef : Chetville sait montrer tout son dynamisme carriériste. Il apprécie le cambriolage, simple et facile, avec une narration visuelle en phase, sans exagération dramatique. Il suit avec intérêt la présentation d'un projet d'exposition sur le chocolat. Il sourit franchement quand Benjamin Crespin explique comment il a fait pour pirater un ordinateur, à Alexis un peu crédule. L'explication réelle est moins romanesque, mais pas complètement crédible pour autant.
Comme dans le premier tome, le lecteur se rend que Chetville s'investit beaucoup pour représenter les différents lieux : l'installation industrielle de chocolat de Flandre (vue générale extérieure, et intérieur), la salle de réunion du conseil d'administration horriblement fonctionnelle, la belle demeure des Carret (vues extérieures et intérieures), le bureau de monsieur Logan, la salle d'attente des filles au night-club, le magasin d'Alexis (espace de vente et atelier), le modeste appartement d'Alexis, etc. Comme dans le premier tome, le lecteur constate qu'au fil des séquences, Chetville représente également plusieurs endroits de Bruxelles avec une grande fidélité réaliste. Le lecteur peut voir le quartier de Molenbeek, une commune de Bruxelles-Capitale, avec la boutique Carret implantée en vis-à-vis du canal et les rues quand Alexis court après Manon pour la rattraper, deux ou trois stations de tram avec les immeubles correspondants en arrière-plan, le café À la Mort Subite (rue Montagne-aux-Herbes Potagères) reproduit fidèlement, les galeries royales Saint-Hubert toujours magnifiques, le square de la Putterie. S'il n'y prête pas forcément attention parce que ces éléments de décors apparaissent naturellement en fond de case, le lecteur en prend pleinement conscience avec la planche 48 qui montre une vue de dessus de la Maison du Roi sur la Grand Place de Bruxelles, une vue magnifique, avec un niveau de détail incroyable.
Bénédicte Gourdon & Éric Corbeyran continuent également de parler chocolat. Ça commence par la leçon d'Alexis Carret pour Manon expliquer comment réaliser une ganache, et d'où vient le nom (du patois du sud-est de la France). Ça continue avec l'exposé d'Édouard Carret au conseil d'administration sur la stratégie de la multinationale. Le lecteur découvre ensuite les valeurs d'Alexis Carret lors du repas de Noël au cours duquel il donne son avis sur les pratiques des industriels que ce soit sur l'utilisation de l'huile de palme et les conséquences gustatives et écologiques, ou la façon de pressurer les agriculteurs ivoiriens. Cette dimension du récit est complétée par l'exposé de la maison Darricau sur la différence entre le beurre de cacao et l'huile de palme, ainsi que la modification de ce que recouvre l'appellation chocolat. Les plus curieux finissent en apprenant comment faire une ganache dans l'atelier de la maison Darricau.
Ce deuxième tome poursuit l'histoire d'Alexis Carret et des personnes auxquelles il est associé, soit par la famille, soit professionnellement, avec un dessin toujours aussi classique, et toujours aussi discrètement riche. Le lecteur peut parfois sourire de la narration un peu naïve ou gentille, mais il ne résiste pas longtemps à la sympathie des personnages, à la qualité de la narration visuelle, et aux parfums de chocolat.
Voilà encore une série à côté de laquelle je serais complètement passé sans tes articles.
RépondreSupprimerCes sagas familiales, c'est un domaine dans lequel j'ai l'impression qu'on est très forts, en France et en Belgique, que ce soit dans le domaine de la bande dessinée ou de la littérature.
La partie pédagogique de cette série à l'air particulièrement intéressante, surtout lorsque je vois la palette des thèmes que tu évoques (ingrédients, problématiques d'ordre écologique, "équitable", etc.).
La partie pédagogique m'a semblé du niveau découverte, pas très dense, mais quand même bien présente.
RépondreSupprimerLes sagas familiales : c'est vrai qu'il n'y en a guère dans les comics, même à l'extérieur des superhéros. Il ne m'en vient pas non plus d'exemples évidents en manga.