mardi 11 février 2020

Les Damnés de la Commune T01: À la recherche de Lavalette

La guerre entraîne la guerre.

Ce tome est le premier d'une histoire complète en 3 tomes. La première édition date de 2017. Il a été réalisé par Raphaël Meyssan. C'est une bande dessinée en noir & blanc, qui compte 136 planches, construites en 11 chapitres. En introduction, l'auteur remercie Christine Martinez, archiviste passionnée et passionnante, ainsi que la Bibliothèque historique de la Ville de Paris, le musée d'Art et d'Histoire de Saint Denis, le Musée Carnavalet, les archives de la Préfecture de Police de Paris, le Service Historique de la Défense, les Archives Nationales, les archives départementales des Yvelines, les archives départementales de l'Allier et les archives de l'Assistance Publique des hôpitaux de Paris.


Le narrateur indique qu'il vit à Paris, la ville lumière, celle de la tour Eiffel et des Champs Élysées, dans le quartier de Belleville. Un jour qu'il se promène à pied, il éprouve la sensation de percevoir un Paris plus ancien derrière les façades plus récentes et les vitrines rutilantes. La pluie commençant à tomber, il se réfugie dans la Bibliothèque historique de la ville de Paris, rue Pavée. Il y a pris un livre sur une étagère, l'a ouvert et est tombé sur une adresse politique, celle d'un certain Lavalette habitant rue Lesage, la même rue que lui. Sur les conseils du bibliothécaire, il consulte alors le Maitron (Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier français, 1964-1997). Dans le tome 13, il y est fait mention de Lavalette, Charles, Hippolyte (prénommé ailleurs Gilbert et surnommé Bonnet). Il faisait partie du comité central de la garde nationale pendant la Commune de Paris de 1871. Le narrateur essaye de s'imaginer Paris en 1871, sans tour Eiffel, sans basilique du Sacré Cœur, mais déjà avec les 12 communes avoisinantes annexées en 1860, et les travaux du Baron Haussmann qui relèguent les pauvres vers les faubourgs. Il se rend aux archives de la préfecture de police, où la préposée lui indique que toutes les archives de la police ont brûlé en 1871. Le narrateur est déçu car il aurait préféré trouver des traces de Lavalette avant 1871. Il y a quand même une note qui parle de lui comme un agitateur surveillé dans les réunions publiques en 1868.

L'auteur décide de partir à la recherche de Lavalette, son voisin communard, cherchant son histoire au milieu des archives, comme un bout d'Histoire laissé de côté. Il retourne à la Bibliothèque historique de la ville de Paris, aux archives de la Préfecture de Police. Mais les rapports de police ne lui apprennent que ce que peut me dire un policier. Il lit les rapports des indicateurs, les déclarations des concierges, les condamnations judiciaires. Le soir, il rentre dépité chez lui et choisit d'aller boire un verre dans un bar du onzième arrondissement. Il évoque ses recherches infructueuses et récupère un bouquin oublié par un autre client. Le livre est un recueil de témoignages. L'un d'eux est signé seulement d'un prénom : Victorine B. Elle s'est mariée à Orléans le 13 mai 1861. Elle est montée à Paris avec son époux, et son premier enfant est né le 14 janvier 1864. Elle évoque la pauvreté, l'alcoolisme de son mari, son plaisir de lire Les Misérables de Victor Hugo (1802-1885), en l'empruntant à un cabinet de lecture. Cela rappelle son propre exemplaire du livre à l'auteur qui redécouvre les gravures qui l'illustrent. Cela le fait penser à toutes les gravures qu'il trouve dans les archives et lui donne l'idée d'un ouvrage.


Voilà un ouvrage singulier qui se distingue immédiatement des autres bandes dessinées sur la Commune comme Les Voleurs d'Empires de Jean Dufaux & Martin Jamal, ou Le cri du peuple de Jean Vautrin & Jacques Tardi. Comme il l'indique, et comme le stipule la quatrième de couverture, cette bande dessinée a été entièrement réalisée à partir de gravures issues de journaux et de livres du dix-neuvième siècle. Le premier effet est que la narration visuelle est construite sur des images réalisées au dix-neuvième siècle, une vision que l'époque avait d'elle-même. La seconde conséquence est que la narration visuelle ne peut pas montrer un même personnage dans différentes postures, différentes scènes. Raphaël Meyssan parvient à surmonter cet obstacle en choisissant quelques images d'individus très similaires pour Gilbert Lavalette et Victorine B., le texte des cases attestant qu'il s'agit bien d'eux. Il personnalise également le récit avec les hommes célèbres (et peut-être les femmes célèbres par la suite) qui eux sont représentés de manière similaire par les différents artistes graveurs de l'époque. Il consacre également de nombreuses cases à des inconnus, leur attribuant un dialogue, ou explicitant leur intention, leur motivation, leur état d'esprit. En termes de découpage des planches, il privilégie les cases rectangulaires disposées en bande. Il recadre les gravures pour obtenir des plans plus rapprochés, pour n'en conserver qu'un détail, ou au contraire conserver une vision d'ensemble. Il compose des planches avec des cases de la largeur de la page, ou de la hauteur de la page, des petites cases, des cases en trapèze, des dessins en pleine page artificiellement découpés en plusieurs cases, régulières ou non. En y prêtant attention, le lecteur constate également que Raphaël Meyssan a intégré quelques photographies, de documents d'archive ou de la tombe de Gilbert Lavalette.

Finalement, l'auteur réalise une bande dessinée avec des contraintes singulières : ne pas savoir dessiner, utiliser des images (gravures) réalisées par d'autres plus d'un siècle auparavant. Il est possible de lire le nom d'un ou deux artistes originaux dans leur gravure, et lorsqu'ils étaient cités, leurs noms sont compilés en fin d'ouvrage. Il utilise les outils narratifs de la bande dessinée de manière organique, et il réalise des pages très variées, ayant numérisé plus de 15.000 documents différents. Le lecteur éprouve bien la sensation de lire une bande dessinée. Les dessins sont en noir & blanc, avec souvent une couleur de fonds un peu jaunâtre, sans donner l'impression d'un papier moisi. L'impression globale est surannée, mais pas vieillotte. L'amateur de bande de dessinée se rend vite compte du degré de détails très impressionnant. Il reste même bouche bée devant la qualité descriptive des façades parisiennes, devant les scènes de foulées habitées par des inconnus tous différenciés, par la description de la vie quotidienne parisienne de l'époque. Il sourit en se rendant compte qu'à quelques reprises, l'auteur s'amuse à utiliser ces gravures du dix-neuvième siècle pour une courte scène contemporaine, du début du vingt-et-unième siècle, créant un décalage déstabilisant, comme si l'individu présent est composé du passé.


Cette bande dessinée raconte avant tout une histoire : celle de l'auteur recherchant qui est le dénommé Gilbert Lavalette, et celle de Victorine B. au travers de son témoignage écrit. Les 2 fils narratifs alternent, au gré de la découverte d'un témoignage sur Lavalette, ou d'une nouvelle entrée de ce qui s'apparente au journal de Victorine. La logique narrative est assurée par les cellules de texte où l'auteur intervient directement, mais aussi par les événements relatés par Victorine B., ou encore par des discours à l'assemblée (repris en l'état), par quelques dialogues inventés. Le lecteur se laisse rapidement happer par l'ensemble de la narration, impressionné par la qualité des gravures, par ce qu'elles montrent de Paris à cette époque, par les questions sur Lavalette, par le témoignage de Victorine sur sa vie. Son regard est souvent attiré par un détail ou un autre : une façade connue, une tenue vestimentaire, un modèle de fiacre, une colonne Morris, la fréquentation dans un bistro, un homme en train de déboucher une bouteille sur les barricades. Il est épaté par la manière dont l'auteur a su s'approprier des dessins déjà existants, les sortir de leur contexte, leur donner un autre sens en les incorporant dans un récit différent, une œuvre totalement postmoderne, un recyclage de formes préexistantes.

Ce réemploi de dessins déjà parus nourrit également une reconstitution historique qui a la particularité d'être réalisée par des individus ayant vécu à l'époque, comme si Raphaël Meyssan avait pu travailler directement avec eux. Bien sûr le lecteur sait que ces images sont des interprétations réalisées par des artistes avec donc une licence artistique plus ou moins appuyée. L'auteur lui-même joue avec ce degré d'interprétation, insérant de ci de là une touche d'humour volontaire, pour rappeler que ce n'est pas un reportage objectif. Il suffit de lire page 46 le dialogue décalé entre Eugénie de Motijo (1826-1920) et son époux Napoléon III (1808-1873) pour en avoir la preuve. Cela ne diminue en rien la qualité de la reconstitution historique. Raphaël Meyssan a effectué des recherches approfondies sur la Commune et met en scène les figures historiques de l'époque, comme Napoléon III et le chancelier Bismarck, mais aussi Léon Gambetta, Jules Favre, Ernest Picard, Adolphe Crémieux, Louis-Jules Trochu, Garnier Pages, Emmanuel Arago, Jules Simon, Camille Pelletan, Henri Rochefort, Jules Ferry, Félix Pyat, Gustave Flourens, Henri Rochefort. Il déroule avec clarté les différents événements historiques depuis l'assassinat de Victor Noir (1848-1870) en janvier 1870 jusqu'au 18 mars 1871, en passant par la Dépêche d'Ems du 13 juillet 1870, Napoléon III fait prisonnier en septembre 1870, l'évasion de Gustave Flourens de la prison de Mazas en janvier 1871, le vote par l'Assemblée Nationale du la cession de l'Alsace et d'une partie de la Lorraine, etc.

Avec une forme postmoderne surprenante, Raphaël Meyssan réalise une véritable bande dessinée, entremêlant la vie d'une femme du peuple (Victorine B.), l'enquête sur l'histoire personnelle d'un membre du Comité central de la Garde Nationale (Gilbert Lavalette), et les événements qui conduisent à la création de la Commune de Paris. Le lecteur a la surprise de rapidement se trouver transporté à l'époque par cette narration visuelle hors du commun qui relève effectivement de la bande dessinée, impressionné par la résistance de Victorine B. à des conditions de vie épouvantables, intrigué par les mystères de la vie personnelle de Gilbert Lavalette et passionné par l'Histoire de la Commune de Paris.


2 commentaires:

  1. La Commune... Voilà un sujet pour lequel je ne parviens pas à éprouver le moindre intérêt, même lointain.
    Merci, néanmoins, de m'avoir fait découvrir cet album, dont la conception et la réalisation semblent sortir de l'ordinaire.
    Je pense que cette série a bénéficié d'une belle couverture médiatique.

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  2. J'étais passé complètement à côté de la couverture médiatique : c'est un article sur le site de Bruce qui m'a fait prendre conscience de l'existence de cette série et de sa singularité.

    C'est l'un des articles dont la préparation m'a pris le plus de temps : prise de note, recherche de dates sur wikipedia, lecture de la fiche wikipedia de certains personnages historiques, découverte de la Dépêche d'Ems du 13 juillet 1870, etc.

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