samedi 29 février 2020

Animal lecteur - tome 4 - Le jour le pilon

Mais au fait, c'est quoi une bonne librairie ?

Ce tome fait suite à Animal lecteur - tome 3 - On peut pas tout lire ! (2012) qu'il n'est pas nécessaire d'avoir lu avant, mais ce serait dommage de s'en priver. Il s'agit donc du quatrième tome d'une série humoristique, constituant une compilation de gags en 1 bande verticale, chaque page comprenant 1 bande. Il se présente sous un format original : demi A4 vertical, avec des bandes verticales (par opposition à l'habitude des strips qui se présentent sous la forme d'une bande dans laquelle les cases se suivent à l'horizontal). Il est initialement paru en 2013, écrit par Sergio Salma, dessiné par Libon. Ce tome comprend 92 strips.


Le personnage récurrent de ces strips est le Libraire. Son nom a été prononcé dans le tome précédent : Bernard Doux, libraire à BD Boutik. Il travaille souvent seul, parfois avec un employé ou avec un stagiaire. Il reçoit régulièrement de nouveaux arrivages, et il doit gérer le retour des invendus. Un auteur s'enfonce dans la déprime à chaque fois que quelqu'un utilise un mot ou une image évoquant la destruction ce qui lui fait penser à la mise en pilon de son ouvrage. Bernard Doux pense au recyclage des livres, ce qui lui fait penser à son propre recyclage professionnel. 2 lecteurs évoquent la carrière déclinante d'un bédéaste vendant de moins en moins au fur et à mesure des années qui passent. Mission impossible : faire rentrer 7 mètres cubes de nouveautés dans un espace de vente pouvant en contenir 5. Un espace culturel MegaMaga ouvre à un kilomètre de BD Boutik. Bernard Doux fait des cauchemars en pensant à MegaMaga. Un client vient demander au libraire un tome qu'il n'a pas et indique qu'il va aller le chercher chez MegaMaga. Le libraire envoie son stagiaire en mission d'espionnage chez MegaMaga. Déguisé en babacool, le libraire se rend lui-même chez MegaMaga, deux fois de suite avec un déguisement différent. Un chef de rayon de MegaMaga commence à soupçonner un client d’être le libraire déguisé. Bernard Doux va flâner chez MegaMaga et il est acclamé comme étant le millième client.


Alors que le libraire flâne chez MegaMaga, un client pense que c'est sa nouvelle librairie. Le libraire pense qu'un client qui vient d'entrer est un espion diligenté par MegaMaga. Un client fait écrouler une pyramide de BD chez BD Boutik. Un garçon vient demander à acheter le nouveau Tintin qui est en vitrine. Un client vient demander une BD sur un thème qui le préoccupe beaucoup et le libraire bafouille. Un dessinateur a une idée ; le libraire a un client. Le libraire compare son métier à celui de fleuriste. Le libraire reçoit 4 clients successifs qui viennent acheter une BD pour quelqu'un d'autre. Le libraire repense à la durée de vie des magazines de bande dessinée dans les kiosques et la compare à celle des albums en librairies. Un monsieur entre dans la librairie et se rend compte qu'il s'est trompé : il n'y a pas de livres. Le libraire déplace des piles et des cartons toute la journée.

Ce recueil de gags peut aussi bien se lire sur l'impulsion du moment, sans avoir lu les précédents, ou après en avoir lu des parus plus tard, que dans l'ordre numérique des albums. Le lecteur qui en a déjà lu d'autres voit revenir des thèmes récurrents comme la surproduction de bandes dessinées, le poids des albums à mettre en place, la brièveté d'exposition en magasin, et la part de marché importante des mangas. Les auteurs savent se renouveler, à la fois sur le plan visuel et sur le gag. En page 6, Libon affuble le libraire d'une tenue de Superman. En page 25, le lecteur assiste à une pantomime en 5 cases, une véritable chorégraphie de la mise en place. En page 35, les auteurs se livrent à une comparaison visuelle du métier avec le triathlon. En page 39, le libraire revêt 3 cosplays différents pour fourguer sa marchandise. En page 58, on retrouve le libraire sur la plage, pour évoquer la saisonnalité des ventes. En page 62, c'est la caisse du magasin qui est soumise aux cadences infernales et Libon en montre les conséquences. Ou encore en page 74, le lecteur assiste au ballet du libraire avec son diable pour déplacer les cartons de nouveautés. Si les thèmes sont récurrents, les auteurs savent trouver des variations tant comiques que visuelles pour éviter la sensation de répétition.


Le premier plaisir est donc de retrouver ces caractéristiques du métier de libraire, qui donnent son identité à la série, avec des dessins dont l'exagération comique fait mouche, et qui ne conservent que l'essentiel, ainsi que le libraire toujours aussi affable. Le deuxième plaisir est de se sentir chez soi entre geeks, ou alors d'avoir l'impression d'explorer un peu ce monde d'initiés qui peut être celui de la bande dessinée. Sergio Salma intègre des références à l'industrie de la bande dessinée, mais aussi à ses créateurs. Le lecteur peut les relever dans les propos échangés, ou dans une image : un livre sur Tintin, une apparition d'Osamu Tezuka, une édition originale de Tintin au pays de Soviets, la mention de la série Niklos Koda (de Jean Dufaux & Olivier Grenson), des cosplays d'Astérix, Lucien (la série de Frank Margerin), les Nombrils, Reiser, Superman, des prédictions sur les carrières de Joann Sfar, Marjane Satrapi, les circonstances de la création des Schtroumpfs de Peyo, la part de marché représentée par Zep, Van Hamme, Arleston et Cauvin. Sur le plan visuel, seuls les cosplays sont représentés, afin de ne pas aller au-devant de problèmes de droit de propriété intellectuelle.

Si ce n'est pas son premier tome, le lecteur est également sensible au développement dans une nouvelle direction de thèmes déjà visités, et à l'apparition de nouveaux thèmes. Sergio Salma revient sur l'importance des mangas en France en termes de part de marché, en prenant un peu de recul. Il relève que personne n'avait prévu ce phénomène. Du coup, l'humour naît surtout de l'expression de visages d'individus assurant que les mangas ne sont qu'un effet de mode qui sera vite oublié. Il n'est amené à dessiner un japonais que dans une case en page 30 : Osamu Tezuka lui-même, pour un gag très réussi qui prouve que la réussite des mangas n'est pas due à un hasard. Comme l'indique le titre retenu, les auteurs développent le thème de la durée de vie d'un ouvrage en évoquant sa destruction, sa mise au pilon. Libon montre une machine infernale dotée de deux cylindres rotatifs hérissés de pics, un véritable cauchemar pour l'auteur. Le scénariste développe une demi-douzaine de gags sur l'implantation d'un supermarché culturel à un kilomètre de distance de la librairie BD Boutik. Cela donne lieu à de beaux gags visuels, avec les mines angoissées ou défaites du visage du libraire, mais aussi avec l'impression d'une immense surface de vente, et avec les déguisements improbables mis en œuvre par Bernard Doux et son stagiaire. Il faut voir la tête de rasta et de son chien pour y croire, et il est impossible de résister à l'effet comique.


Comme dans les tomes précédents, Sergio Salma écrit plusieurs gags qui reposent à 90% sur l'humour visuel, laissant Libon mettre en œuvre l'effet comique. Outre le chien et son maître rasta, ou le ballet de mise en place et de retrait des nouveautés, le lecteur peut voir un client tenter de prendre une BD en bas d'un pile, voir le lien sonore qui unit l'idée du dessinateur et l'arrivée d'un client, regarder un client désemparé quant à la manière de tenir une BD, observer l'insomnie de Johannes Gutenberg (1400-1468), regarder un téléphone sonner (une page d'adaptation en BD de la série télé Inspecteur Derrick), ou encore les différentes vitrines des commerces qui se sont succédés à l'emplacement avant l'implantation de BD Boutik. Un bon nombre de gags sont basés sur des dialogues ou un soliloque de Bernard Doux, ce qui n'empêche pas de profiter d'une réelle variété visuelle.

L'humour de Libon & Salma est remarquable en ce qu'il n'est pas agressif, ou dirigé contre des individus, mais plutôt sur des comportements plus ou moins décalés ou parfois idiots dans lesquels le lecteur peut reconnaître ses propres moments les moins glorieux. En creux affleurent également des éléments sociétaux. La destruction des invendus et la valse toujours plus rapide des nouveautés qui chassent celles de la semaine dernière reflètent la société de consommation dans sa phase de surabondance, ainsi qu'une société basée sur le flux continuel de nouveautés. Cela renvoie à la fois à la consommation de ressources en continue (comme les matières premières), mais aussi à des techniques marketing performantes et toujours plus efficaces, où l'être humain est devenu lui aussi une ressource devant toujours produire d'avantage et plus vite. Il n'est pas encore question de la paupérisation des auteurs, mais le libraire présente (page 55) déjà un camembert montrant les proportions du prix d'un ouvrage, qui reviennent à chacun des acteurs du métier du livre. Le contraste est saisissant avec la fausse reconstitution historique de l'arrivée d'une nouveauté en boutique en janvier 1927 (page 93). Cette même page pointe également le complexe dont souffre la bande dessinée, par rapport aux autres productions culturelle, à commencer par le livre. Libon & Salma le rappellent avec le gag du monsieur qui repart parce qu'il n'y a pas de livre dans la librairie BD Boutik. L'implantation du supermarché culturel évoque à la fois la désertification des centres villes et la concurrence déséquilibrée entre le commerçant de quartier et l'hypermarché. Les auteurs évoquent la gêne du commerçant servant un individu aux convictions nauséabondes : un facho venu faire le plein de BD sur le troisième Reich. Ils questionnent également le lectorat autrement, avec le principe de BD-cadeau : la BD serait plus achetée pour offrir à quelqu'un que pour lire par l'acheteur.

Ce quatrième tome de gags verticaux en 1 page est aussi bon que les trois premiers et le lecteur y trouve la même chose : un libraire sympathique et parfois bizarre, des clients de tout horizon, des blagues visuelles et des gags avec une chute, des thèmes déjà abordés et de nouveaux thèmes. Il ressort de sa lecture avec le sourire, avec le plaisir ineffable que les auteurs s'adressent au connaisseur de BD qui est en lui, et avec un constat sur les forces économiques et sociales qui façonnent le marché.


mardi 18 février 2020

Jessica Blandy, tome 12 : Comme un trou dans la tête

Il me disait toujours d'être libre.

Ce tome fait suite à Jessica Blandy, tome 11 : Troubles au paradis (1995) qu'il n'est pas indispensable d'avoir lu avant. Cette histoire a été publiée pour la première fois en 1996, écrite par Jean Dufaux, dessinée, encrée par Renaud (Renaud Denauw), et mise en couleurs par Béatrice Monnoyer. Elle a été rééditée dans Magnum Jessica Blandy intégrale T4.


Dans une maison de San Francisco, Marc Watts est assis sur le canapé en train de regarder la fin de Les Forbans de la nuit (1950) de Jules Dassin, avec Gene Tierney et Richard Widmark à la télé, et de penser combien le silence lui permet de se reposer. Il décide d'aller manger un peu : il prend un reste de saumon dans le frigo. Il passe par la salle de bain pour redresser son nœud de cravate, et jette un coup d'œil rapide à la jeune fille nue à la gorge tranchée dans la baignoire. Al, chauffeur de taxi, est en train de déchiffrer les lettres sur le tableau d'un ophtalmologiste. Mick lui indique qu'il ne voit vraiment plus bien et que de nouveaux verres ne seront pas suffisants pour qu'il conduise en toute sécurité. Al lui explique qu'il n'a pas le choix, qu'il lui faut pouvoir travailler encore 6 mois pour pouvoir rembourser les médicaments de sa femme. Jessica Blandy profite de sa plage privative et de sa superbe villa, en compagnie de Kim (Kimberley Lattua). Cette dernière lui indique qu'elle a rencontré quelqu'un, Émile Sausek, dont elle est vraiment amoureuse, au point de ne pas avoir encore couché avec lui. Marc Watts est entré chez lui et sort de son garage ; sa voisine madame Peabody se plaint du comportement de son chien qui harcèle Mitzi son petit Shih-tzu. Watts la laisse dire, s'excuse et promet de mieux s'occuper de son chien. En son for intérieur, il pense que le lendemain, il ira avec son chien chez le vétérinaire et qu'on n'en parlera pus.

Le soir, Jessica Blandy mange avec son agent littéraire et évoque le sujet de son prochain livre : une biographie de son père. L'agent n'est pas très enthousiaste sur le sujet, ne voyant pas l'intérêt de raconter la vie de Josuah Blandy. À titre de comparaison, il évoque la série de meurtres de jeunes femmes, en supputant que le tueur possède peut-être lui aussi un style, un ton unique. Marc Watts est en train de prendre un apéritif au Daiquiri Motel, en attendant son rendez-vous, un certain monsieur Hobbs pour lui vendre L'univers des oiseaux en six volumes. Il observe les autres clients, dont un couple : Kim et Émile. Leur vue provoque en lui un inconfort qu'il doit faire cesser le plus rapidement possible. Kim prend congé d'Émile pour aller se changer dans la chambre. Watts la suit et la surprend. Il lui tranche la gorge avec un coupe-papier effilé. Émile est retenu quelques temps dans la salle de restaurant parce que sa carte bleue ne passe pas. Pendant la nuit, Jessica rêve de Kim : elle est sur une plage, Kim est un peu plus loin en train de gravir une dune. Elle lui montre sa main guérie et elle continue à monter jusqu'à disparaître. Le lendemain, Jessica Blandy est appelée au commissariat par l'inspecteur Robby, pour reconnaître le corps.


Arrivé au douzième album, le lecteur se demande quel type de polar Jean Dufaux et Renaud vont développer. Ils commencent très fort avec un individu très calme et très posé (Marc Watts), mais visiblement pas bien dans sa tête puisqu'il vient de tuer une femme dans la baignoire de son appartement. Le lecteur admire la coordination entre les 2 auteurs dès la première page : le texte du flux de pensée de Marc Watts, accompagnant une première case montrant un pont célèbre de San Francisco (le lecteur sait où se déroule l'histoire), une case pour la façade de la maison de la victime, 2 cases pour présenter Marc Watts, calme et posé (avant que le lecteur ne sache ce qu'il a fait), une case pour la cuisine de la victime avec un niveau de détail offrant une description consistante (modèle de réfrigérateur, placards, éclairage, évier avec égouttoir et vaisselles en train de sécher, torchon accroché à un crochet, cuisinière avec la bouilloire, condiments, en une seule case). Renaud Denauw montre chaque lieu avec un point de vue privilégié pour le lecteur, qu'il s'agisse d'un endroit banal ou d'un lieu remarquable. Dans la première catégorie, le lecteur s'assoit un peu en retrait derrière Al alors qu'il déchiffre les lettres sur le tableau de l'ophtalmologiste. Il se tient sur l'accès au parking de Marc Watts, aux côtés de madame Peabody. Il bénéficie d'une petite contreplongée dans le bureau fonctionnel de l'inspecteur Robby pour admirer les gambettes de Jessica. Il regarde une jeune femme et Rocky Albarro sur un banc. Il regarde un garagiste signer le contrat d'achat d'une encyclopédie en 6 volumes intitulée L'univers des oiseaux migrateurs.

L'artiste invite également le lecteur à profiter de paysages sortant de l'ordinaire. Cela commence par une très belle vue du ciel de la demeure de Jessica Blandy, avec sa terrasse et sa plage. La terrasse du restaurant du Daiquiri Motel bénéficie d'une vue sur la mer, et de tables tranquilles et espacées. Jessica Blandy et Émile Sausek vont se recueillir au funérarium, devant la plaque de Kimberley Lattua (1966-1996) avec un très beau rendu du marbre. Planche 26, Jessica Blandy invite Émile Sausek à s'asseoir sur un talus herbeux en surplomb avec une superbe vue de la baie. Quelques pages plus loin, le lecteur admire l'architecture de la façade de la maison des Watts. Avec ces différents exemples, le lecteur sait que le scénariste a conçu son récit de manière que l'artiste ait des endroits diversifiés à représenter, à ce que chaque scène s'inscrive dans un environnement spécifique qui conditionne une partie du comportement des personnages, de manière implicite, le lecteur pouvant se projeter dans ces endroits, et penser ou non à l'effet qu'ils produisent sur les êtres humains. L'histoire en devient naturaliste, avec des êtres humains réalistes et banals dans leur apparence et leurs activités de tous les jours. Le lecteur jurerait qu'il pourrait être invité au barbecue dans le jardin, ou s'allonger sur un transat à la plage.


Cette normalité de la vie quotidienne imprègne les scènes sortant de l'ordinaire (à commencer par les meurtres), leur infusant une plausibilité totale. Ainsi le lecteur croit sans peine au coupe-papier tranchant, ou au corps laissé sur une voie ferrée. Le lecteur reconnaît ce moment désagréable et maladroit quand il faut répondre à une voisine qui se plaint du chien, ou la discussion pétrie de non-dit entre l'autrice et son agent qui ne dit pas franchement que son idée ne se vendra pas et que Jessica devrait répondre aux goûts du public. À nouveau, dessinateur et scénariste se complètent harmonieusement pour montrer l'état d'esprit de chaque personnage, sans avoir recours à des bulles de pensée ou des dialogues artificiellement explicatifs, ou un langage corporel exagéré. Le lecteur se retrouve à côtoyer des individus observés par des conteurs très attentifs. L'identité du meurtrier est donc révélée dès la deuxième page, et l'intérêt du récit se déplace vers les avancées de l'enquête de Jessica Blandy et Émile Sausek. Jean Dufaux a recours, une unique fois, à un indicateur bien pratique pour Émile Sausek, mais il n'abuse pas de cet artifice narratif. En parallèle, il montre l'avancée de l'enquête de l'inspecteur Robby, gérant ainsi plusieurs pistes complémentaires. Pendant ce temps-là, le tueur continue à frapper au gré de ses pulsions.

En fonction de ses attentes, le lecteur risque d'être fortement décontenancé, et peut-être déçu par le choix du scénariste concernant la résolution de son intrigue. Implicitement, le lecteur s'attend à ce qu'un ou deux enquêteurs réussissent à démasquer le coupable et qu'il y ait une résolution claire. Effectivement, cette dernière survient et l'histoire est bouclée en bonne et due forme. Effectivement, les enquêteurs parviennent à une intime conviction. Néanmoins, le dénouement ne correspond pas à ce qu'attendait le lecteur. Il est en droit de se sentir floué par le recours à des coïncidences bien pratiques, ou de très grosses ficelles. Il se souvient alors d'une discussion entre Jessica Blandy et Émile Sausek au cours de laquelle elle fait remarquer que le hasard, les coïncidences servent parfois un bon dénouement. Ce n'est pas la première fois que Dufaux s'exprime par la bouche de Jessica. Dans le tome précédent, il évoquait sa vocation d'écrivain ayant été générée par sa peur des mots, de ce qu'ils cachent, la seule façon de les apprivoiser, étant de les écrire, de leur donner un autre sens, le sien. Quoi qu'il en soit, c'est le schéma narratif qu'il a choisi de mettre en œuvre, une prise de risque par rapport aux habitudes du genre. Cela n'enlève rien au thème de fond du récit : le retour du comportement déviant, de l'écart par rapport à la normalité. Marc Watts dit à une interlocutrice qu'on se trompe toujours en parlant des fous. Le lecteur est le témoin de son comportement, de ses actes meurtriers, de son obsession avec le poisson comme nourriture, mais aussi de sa vie de père de famille aimant et attentif, de ses réelles compétences professionnelles, de son apparence des plus normales. Ses crimes échappent à toute explication : sa folie n'est pas explicable d'un point de vue rationnel. Quelque chose ne fonctionne pas bien dans son cerveau, de manière arbitraire. La mort de ses victimes s'est produite de manière tout aussi arbitraire. L'existence est soumise aux caprices du hasard, sans rime, ni raison.

Le lecteur retrouve tout ce qu'il peut attendre d'un tome de cette série : des crimes sordides, un tueur détraqué, des lieux typiquement américains montrés avec grand soin, des individus normaux se conduisant comme des adultes, une enquête avec une part de hasard et de chance. Il peut aussi compter sur Jean Dufaux pour tenter une structure de roman policier originale. En fonction de ses attentes, le lecteur peut estimer que le scénariste s'est laissé aller à la facilité avec des coïncidences bien pratiques, ou que ces coïncidences sont une autre forme du hasard qui a conduit le cerveau de Marc Watts à ne pas fonctionner normalement.


mardi 11 février 2020

Les Damnés de la Commune T01: À la recherche de Lavalette

La guerre entraîne la guerre.

Ce tome est le premier d'une histoire complète en 3 tomes. La première édition date de 2017. Il a été réalisé par Raphaël Meyssan. C'est une bande dessinée en noir & blanc, qui compte 136 planches, construites en 11 chapitres. En introduction, l'auteur remercie Christine Martinez, archiviste passionnée et passionnante, ainsi que la Bibliothèque historique de la Ville de Paris, le musée d'Art et d'Histoire de Saint Denis, le Musée Carnavalet, les archives de la Préfecture de Police de Paris, le Service Historique de la Défense, les Archives Nationales, les archives départementales des Yvelines, les archives départementales de l'Allier et les archives de l'Assistance Publique des hôpitaux de Paris.


Le narrateur indique qu'il vit à Paris, la ville lumière, celle de la tour Eiffel et des Champs Élysées, dans le quartier de Belleville. Un jour qu'il se promène à pied, il éprouve la sensation de percevoir un Paris plus ancien derrière les façades plus récentes et les vitrines rutilantes. La pluie commençant à tomber, il se réfugie dans la Bibliothèque historique de la ville de Paris, rue Pavée. Il y a pris un livre sur une étagère, l'a ouvert et est tombé sur une adresse politique, celle d'un certain Lavalette habitant rue Lesage, la même rue que lui. Sur les conseils du bibliothécaire, il consulte alors le Maitron (Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier français, 1964-1997). Dans le tome 13, il y est fait mention de Lavalette, Charles, Hippolyte (prénommé ailleurs Gilbert et surnommé Bonnet). Il faisait partie du comité central de la garde nationale pendant la Commune de Paris de 1871. Le narrateur essaye de s'imaginer Paris en 1871, sans tour Eiffel, sans basilique du Sacré Cœur, mais déjà avec les 12 communes avoisinantes annexées en 1860, et les travaux du Baron Haussmann qui relèguent les pauvres vers les faubourgs. Il se rend aux archives de la préfecture de police, où la préposée lui indique que toutes les archives de la police ont brûlé en 1871. Le narrateur est déçu car il aurait préféré trouver des traces de Lavalette avant 1871. Il y a quand même une note qui parle de lui comme un agitateur surveillé dans les réunions publiques en 1868.

L'auteur décide de partir à la recherche de Lavalette, son voisin communard, cherchant son histoire au milieu des archives, comme un bout d'Histoire laissé de côté. Il retourne à la Bibliothèque historique de la ville de Paris, aux archives de la Préfecture de Police. Mais les rapports de police ne lui apprennent que ce que peut me dire un policier. Il lit les rapports des indicateurs, les déclarations des concierges, les condamnations judiciaires. Le soir, il rentre dépité chez lui et choisit d'aller boire un verre dans un bar du onzième arrondissement. Il évoque ses recherches infructueuses et récupère un bouquin oublié par un autre client. Le livre est un recueil de témoignages. L'un d'eux est signé seulement d'un prénom : Victorine B. Elle s'est mariée à Orléans le 13 mai 1861. Elle est montée à Paris avec son époux, et son premier enfant est né le 14 janvier 1864. Elle évoque la pauvreté, l'alcoolisme de son mari, son plaisir de lire Les Misérables de Victor Hugo (1802-1885), en l'empruntant à un cabinet de lecture. Cela rappelle son propre exemplaire du livre à l'auteur qui redécouvre les gravures qui l'illustrent. Cela le fait penser à toutes les gravures qu'il trouve dans les archives et lui donne l'idée d'un ouvrage.


Voilà un ouvrage singulier qui se distingue immédiatement des autres bandes dessinées sur la Commune comme Les Voleurs d'Empires de Jean Dufaux & Martin Jamal, ou Le cri du peuple de Jean Vautrin & Jacques Tardi. Comme il l'indique, et comme le stipule la quatrième de couverture, cette bande dessinée a été entièrement réalisée à partir de gravures issues de journaux et de livres du dix-neuvième siècle. Le premier effet est que la narration visuelle est construite sur des images réalisées au dix-neuvième siècle, une vision que l'époque avait d'elle-même. La seconde conséquence est que la narration visuelle ne peut pas montrer un même personnage dans différentes postures, différentes scènes. Raphaël Meyssan parvient à surmonter cet obstacle en choisissant quelques images d'individus très similaires pour Gilbert Lavalette et Victorine B., le texte des cases attestant qu'il s'agit bien d'eux. Il personnalise également le récit avec les hommes célèbres (et peut-être les femmes célèbres par la suite) qui eux sont représentés de manière similaire par les différents artistes graveurs de l'époque. Il consacre également de nombreuses cases à des inconnus, leur attribuant un dialogue, ou explicitant leur intention, leur motivation, leur état d'esprit. En termes de découpage des planches, il privilégie les cases rectangulaires disposées en bande. Il recadre les gravures pour obtenir des plans plus rapprochés, pour n'en conserver qu'un détail, ou au contraire conserver une vision d'ensemble. Il compose des planches avec des cases de la largeur de la page, ou de la hauteur de la page, des petites cases, des cases en trapèze, des dessins en pleine page artificiellement découpés en plusieurs cases, régulières ou non. En y prêtant attention, le lecteur constate également que Raphaël Meyssan a intégré quelques photographies, de documents d'archive ou de la tombe de Gilbert Lavalette.

Finalement, l'auteur réalise une bande dessinée avec des contraintes singulières : ne pas savoir dessiner, utiliser des images (gravures) réalisées par d'autres plus d'un siècle auparavant. Il est possible de lire le nom d'un ou deux artistes originaux dans leur gravure, et lorsqu'ils étaient cités, leurs noms sont compilés en fin d'ouvrage. Il utilise les outils narratifs de la bande dessinée de manière organique, et il réalise des pages très variées, ayant numérisé plus de 15.000 documents différents. Le lecteur éprouve bien la sensation de lire une bande dessinée. Les dessins sont en noir & blanc, avec souvent une couleur de fonds un peu jaunâtre, sans donner l'impression d'un papier moisi. L'impression globale est surannée, mais pas vieillotte. L'amateur de bande de dessinée se rend vite compte du degré de détails très impressionnant. Il reste même bouche bée devant la qualité descriptive des façades parisiennes, devant les scènes de foulées habitées par des inconnus tous différenciés, par la description de la vie quotidienne parisienne de l'époque. Il sourit en se rendant compte qu'à quelques reprises, l'auteur s'amuse à utiliser ces gravures du dix-neuvième siècle pour une courte scène contemporaine, du début du vingt-et-unième siècle, créant un décalage déstabilisant, comme si l'individu présent est composé du passé.


Cette bande dessinée raconte avant tout une histoire : celle de l'auteur recherchant qui est le dénommé Gilbert Lavalette, et celle de Victorine B. au travers de son témoignage écrit. Les 2 fils narratifs alternent, au gré de la découverte d'un témoignage sur Lavalette, ou d'une nouvelle entrée de ce qui s'apparente au journal de Victorine. La logique narrative est assurée par les cellules de texte où l'auteur intervient directement, mais aussi par les événements relatés par Victorine B., ou encore par des discours à l'assemblée (repris en l'état), par quelques dialogues inventés. Le lecteur se laisse rapidement happer par l'ensemble de la narration, impressionné par la qualité des gravures, par ce qu'elles montrent de Paris à cette époque, par les questions sur Lavalette, par le témoignage de Victorine sur sa vie. Son regard est souvent attiré par un détail ou un autre : une façade connue, une tenue vestimentaire, un modèle de fiacre, une colonne Morris, la fréquentation dans un bistro, un homme en train de déboucher une bouteille sur les barricades. Il est épaté par la manière dont l'auteur a su s'approprier des dessins déjà existants, les sortir de leur contexte, leur donner un autre sens en les incorporant dans un récit différent, une œuvre totalement postmoderne, un recyclage de formes préexistantes.

Ce réemploi de dessins déjà parus nourrit également une reconstitution historique qui a la particularité d'être réalisée par des individus ayant vécu à l'époque, comme si Raphaël Meyssan avait pu travailler directement avec eux. Bien sûr le lecteur sait que ces images sont des interprétations réalisées par des artistes avec donc une licence artistique plus ou moins appuyée. L'auteur lui-même joue avec ce degré d'interprétation, insérant de ci de là une touche d'humour volontaire, pour rappeler que ce n'est pas un reportage objectif. Il suffit de lire page 46 le dialogue décalé entre Eugénie de Motijo (1826-1920) et son époux Napoléon III (1808-1873) pour en avoir la preuve. Cela ne diminue en rien la qualité de la reconstitution historique. Raphaël Meyssan a effectué des recherches approfondies sur la Commune et met en scène les figures historiques de l'époque, comme Napoléon III et le chancelier Bismarck, mais aussi Léon Gambetta, Jules Favre, Ernest Picard, Adolphe Crémieux, Louis-Jules Trochu, Garnier Pages, Emmanuel Arago, Jules Simon, Camille Pelletan, Henri Rochefort, Jules Ferry, Félix Pyat, Gustave Flourens, Henri Rochefort. Il déroule avec clarté les différents événements historiques depuis l'assassinat de Victor Noir (1848-1870) en janvier 1870 jusqu'au 18 mars 1871, en passant par la Dépêche d'Ems du 13 juillet 1870, Napoléon III fait prisonnier en septembre 1870, l'évasion de Gustave Flourens de la prison de Mazas en janvier 1871, le vote par l'Assemblée Nationale du la cession de l'Alsace et d'une partie de la Lorraine, etc.

Avec une forme postmoderne surprenante, Raphaël Meyssan réalise une véritable bande dessinée, entremêlant la vie d'une femme du peuple (Victorine B.), l'enquête sur l'histoire personnelle d'un membre du Comité central de la Garde Nationale (Gilbert Lavalette), et les événements qui conduisent à la création de la Commune de Paris. Le lecteur a la surprise de rapidement se trouver transporté à l'époque par cette narration visuelle hors du commun qui relève effectivement de la bande dessinée, impressionné par la résistance de Victorine B. à des conditions de vie épouvantables, intrigué par les mystères de la vie personnelle de Gilbert Lavalette et passionné par l'Histoire de la Commune de Paris.


jeudi 6 février 2020

Dick Hérisson, tome 6 : Frères de cendres

Qui sommes-nous pour le juger ?

Ce tome fait suite à Une aventure de Dick Hérisson, tome 5 : La Conspiration des poissonniers (1993) qu'il n'est pas indispensable d'avoir lu avant. La première édition date de 1994. Il a été réédité dans Dick Hérisson - édition intégrale volume 2 qui regroupe les tomes 6 à 10 (sans le 11). Il a été réalisé par Didier Savard, pour le scénario, dessins et encrage, avec une mise en couleurs réalisée par Sylvie Escudié. Il compte 46 planches de bande dessinée.


Petrus Patarouste se fait conduire par son chauffeur à l'abbaye Saint Pierre de Montmajour qui est en chantier. Il vient inspecter les travaux en tant que propriétaire de l'entreprise qui les effectue. Il sort de la voiture en tenant fermement son chapeau à cause du mistral. Le chef de chantier lui annonce encore un mois de travaux : Patarouste exige que tout soit fini dans 15 jours. Un moellon descellé tombe depuis le sommet d'un mur et fracasse le crâne du chef d'entreprise. Quelque part dans un appartement, un individu ricane tout haut en apprenant la nouvelle dans le journal. Gontran Patarouste (le fils de Petrus) revient au domicile paternel pour s'occuper de l'enterrement. En pénétrant dans la chambre ou repose son père, il trouve sur le corps la photographie d'une île, avec huit allumettes tenues dessus par un bout de scotch, dont une consumée. À l'enterrement de Petrus Patarouste, le sculpteur Calixte Coudoux vient trouver César-Auguste Fouille en disant qu'il doit lui parler, car il est très inquiet de cette photographie et de ces allumettes, beaucoup moins de l'arrivée d'un détective privé dont il écorche le nom : Nick Porképic. Peu de temps après, Dick Hérisson et Jérôme Doutendieu sont reçus par Gontran Patarouste qui les engage pour enquêter sur la mort de son père qu'il trouve suspecte. Ils se rendent au bar que fréquentait le défunt et écoute le barman leur en parler. Il pointe derrière lui une photographie où l'on voit Petrus Patarouste avec 6 amis.

Le soir, Pépito Dominguez se rend chez Calixte Coudoux pour évoquer les circonstances de la mort de Petrus Patarouste. Le sculpteur est persuadé qu'il s'agit d'un assassinat et qu'ils y passeront tous. Le torero est sûr que ce n'est rien. Après le départ de Dominguez, Coudoux entend du bruit dans le jardin : la balançoire est en train de grincer et dessus se trouve une bougie et la photographie d'un enfant. Le lendemain matin, Calixte Coudoux est retrouvé pendu à la balançoire : l'inspecteur Garagnoux conclut à un suicide. Dick Hérisson reste persuadé qu'il s'agit d'une série d'assassinats car Coudoux était sur la photographie du bar. Il se rend, avec Jérôme Doutendieu, aux archives du quotidien La Gazette Provençale, et ils retrouvent une copie de la photographie. Ils se demandent bien pourquoi il y avait 8 allumettes scotchées sur la photographie de l'île, alors qu'il n'y a que 7 hommes sur l'autre photographie. Le lendemain, ils vont interroger l'instituteur Bénezet Mornetoise à la sortie des classes.


En commençant un nouveau tome de cette série, le lecteur ne sait pas trop à quel genre d'aventures s'attendre. Il s'agit d'une enquête du détective Dick Hérisson, accompagné du journaliste Jérôme Doutendieu, avec des meurtres, et peut-être une composante surnaturelle ou pas du tout. La première page rappelle que Didier Savard situe ses histoires dans le sud de la France. Effectivement, il emmène le lecteur faire un tour dans le château de Montmajour en réfection, dans les rues d'Arles, aux arènes d'Arles pour une corrida, dans un cabanon sur les rives du Rhône, sur le pont de Trinquetaille, dans Abbaye de Lérins sur l'île de Saint Honorat. Il est toujours aussi agréable d'accompagner les personnages dans ces lieux représentés avec minutie fidèlement à la réalité, au gré de leur déplacement pour chercher des indices et aller interroger des témoins ou des connaissances des victimes. Outre ces lieux remarquables d'Arles et ses environs, le lecteur détaille les tombes et les monuments funéraires dans le cimetière lors de l'enterrement de Petrus Patarouste, le corps de ferme dans lequel Calixte Patarouste a installé son atelier de sculpteur, l'école municipale où exerce Bénezet Mornetoise, avec sa cour spacieuse non protégée, ses grandes fenêtres, ses couloirs avec les portemanteaux à hauteur d'enfant, la salle de classe avec son tableau noir, ses pupitres et son squelette, le salon bourgeois de César-Auguste Fouille, la grande salle de la ferme de Porphyre Figocelles et sa grange et le modeste cabanon de Jean Méjean.

Le lecteur sait également qu'il va suivre Dick Hérisson et son fidèle ami Jérôme Doutendieu dans une enquête de type policière. Comme dans les tomes précédents, ces 2 personnages principaux ne sont pas développés : ce n'est pas l'objet du récit. À tel point d'ailleurs qu'ils n'apparaissent que dans 14 pages sur 46. Dick Hérisson porte les mêmes vêtements du début jusqu'à la fin (sûrement parce qu'il est en déplacement) même s'il enlève parfois son pardessus, et Jérôme Doutendieu doit avoir 3 tenues différentes. Le lecteur fait la connaissance avec d'autres individus singuliers, à la fois des stéréotypes, à la fois des gens uniques grâce à une petite touche en plus. Il ne croise Petrus Patarouste que le temps de 2 pages, mais sa trogne sur a photographie dans la rubrique nécrologique est tellement expressive que le lecteur n'éprouve aucun doute quant à sa propension systématique à arnaquer tout le monde. Le barman n'apparaît que le temps d'une page, mais impossible d'oublier ce monsieur très sec, avec un béret sur la tête, la clope au bec, son tablier bleu rehaussé par le torchon posé sur l'épaule et l'assurance blasée du type qui a tout vu. Calixte Coudoux revêt bien sûr une large blouse pour protéger ses vêtements dans son atelier, avec un calot sur la tête, des touffes de cheveux blancs et bouclés dépassant de part et d'autre, et un bouc de poils blancs rebelles. Il a un visage beaucoup plus expressif que les autres. Bénezet Mornetoise correspond au cliché du maître d'école sévère mais juste avec sa blouse grise, tout en exprimant une forme de nervosité grandissante au fur et à mesure que Dick Hérisson lui pose des questions. Chaque personnage dispose d'une identité graphique expressive et unique.


Cette histoire est construite sur une structure différente des précédentes, en cela que le lecteur observe les crimes commis au fur et à mesure, Hérisson & Doutendieu ayant toujours un peu de retard sur le criminel. Cela donne un rythme particulier à l'enquête et explique que les personnages principaux n'apparaissent que dans si peu de pages : il faut que les crimes progressent dans le même temps. Dans ces moments, l'auteur préfère laisser parler les images, plutôt que de développer de longues explications en mots. Le lecteur prend plaisir à lire 7 pages muettes (totalement dépourvues de mots), et 7 autres pages ne comportant qu'une seule case avec 1 ou 2 phylactères. Dans ces moments, il est plus facile d'apprécier la qualité de la narration visuelle qui est impeccable, d'une parfaite lisibilité, sans incompréhension du déroulement des événements ou de ce que font les personnages. Le lecteur se rend progressivement compte que Didier Savard joue un pervers avec lui, le transformant en voyeur de ces assassinats, faisant en sorte qu'il attende le suivant pour découvrir comment il va être perpétré. Alors que les dessins sont d'une propreté méticuleuse, avec un regard à la fois attentionné et un peu moqueur sur les personnages (il faut voir la dégaine du facteur par exemple), les meurtres comportent une dimension horrible, parfois mâtinée de grotesque. Le lecteur ne sait pas trop s'il sourit en voyant le pendu à la balançoire tirant une langue bien rouge, ou s'il en frémit. Il réprime un frisson de dégoût en voyant une autre victime s'empaler sur les griffes d'une herse agricole, même si le personnage était franchement antipathique. La dimension macabre se trouve renforcée par une exécution sur la place publique avec usage de la guillotine.

Mine de rien les pages dessinent bel et bien une réalité sociale : le patron d'entreprise pas à cheval sur les lois (il paraît que ça existe), le maître d'école craint par les enfants, le spectacle de la corrida et la solitude du torero, le patron de ferme solitaire, l'individu s'étant mis à l'écart de la société pour s'installer dans une cabane en bord de Rhône, et le dernier vivant une autre forme de vie à l'écart du monde. Alors qu'il peut se trouver fasciné par la morbidité des morts violentes successives, le lecteur jette bien son regard sur différentes facettes de la société de l'époque à cet endroit-là de la France. Didier Savard se montre encore plus habile que ça. Il joue avec les conventions de l'enquête de type policière attribuant une fonction décalée à Dick Hérisson, et le mécanisme de la succession de meurtres révèle une situation sensiblement différente de ce à quoi pouvait s'attendre le lecteur.

Encore une fois, Didier Savard sait donner au lecteur ce qu'il attend tout en le surprenant. Il bénéficie bien d'une visite de lieux du coin, d'une enquête, et du calme de 2 personnages principaux. Il a tout loisir d'apprécier la qualité de la narration visuelle, que ce soit sa dimension descriptive, sa façon de donner vie à des personnages uniques, ou encore sa capacité à porter seule le récit dans des planches sans dialogues ni cellule de texte. L'auteur continue de réaliser une reconstitution en creux de la société de l'époque. Dans le même temps, l'enquête repose sur une structure narrative différente et personnelle, sur un motif de vengeance, mais qui se manifeste d'une manière originale et inattendue, avec un autre motif caché derrière.