mardi 12 novembre 2019

Wannsee

Vous voyez la tâche est énorme.

Ce tome contient un récit complet indépendant de tout autre. La première édition date de 2019. Il a entièrement réalisé (scénario, dessin, couleur) par Fabrice le Hénanff. Il comprend 70 pages de bande dessinée en couleurs couvrant la conférence de Wannsee, ainsi que 11 pages dessinées supplémentaires présentant le premier propriétaire de la villa au bord du lac de Wannsee, ainsi que les différents participants à la conférence. Le tome s'ouvre avec un court avertissement de l'auteur explicitant qu'il s'agit 'une fiction, une introduction d'une page rédigée par Didier Pasamonik (éditeur, directeur de collection, journaliste et commissaire d'exposition dans le domaine de la bande dessinée), évoquant les questions de ressenti, de séduction esthétique et de transmission par le biais d'une bande dessinée historique.


Dans la villa Marlier en banlieue de Berlin, le 19 janvier 1942, le personnel s'affaire pour préparer les chambres des invités, et pour les questions logistiques de la conférence qui doit se dérouler sous la responsabilité de Reinhard Heydrich (1904-1942). Sur place, Adolf Eichmann (1906-1962) fait enlever les fanions SS, et exige qu'à la place soient hissés des fanions aux couleurs du drapeau. Il a fait amener avec lui de bonnes bouteilles pour le buffet du lendemain. Le 20 janvier 1942, Eichmann accueille lui-même certains arrivants : Rudolf Lange (1910-1945), Karl Eberhard Schöngarth (1903-1946). Il les accompagne à l'intérieur et fait le point avec l'adjudant : il ne manque plus que Reinhard Heydrich et Wilhelm Kritzinger (1890-1947). Il indique à Lange et Schöngarth qu'ils peuvent aller se restaurer au buffet en attendant que la conférence commence. Kritzinger arrive dans sa voiture avec chauffeur, au moment où Heydrich survole le domaine dans son avion. En attendant le début, les conversations s'engagent sur plusieurs thèmes : la solution finale à la question juive, les combats à Moscou, la mort du général Walter von Reichenau(1884-1942), Herman Göring et le pillage des musées d'Europe, les lois de Nuremberg de 1935 (dont celle sur loi sur la protection du sang allemand et de l'honneur allemand).

Chacun ayant fait un peu connaissance avec les autres, et Reinhard Heydrich étant arrivé, tout le monde pénètre dans la salle de réunion et prend place autour de la table. Heydrich a la ferme intention de boucler la réunion en une heure et demie, deux heures maximum. Il pénètre dans la salle, et propose que tout le monde se dispense du salut nazi. Il organise un tour de table pour que chacun se présente. Chacun à tour de rôle annonce son nom, son titre, et sa position dans le gouvernement : Adolf Eichmann, Roland Freisler, Josef Bühler, Garhard Klopfer, Wilhelm Kritzinger, Alfred Meyer, Martin Luther, Georg Leibbrandt, Wilhelm Stuckart, Heinrich Müller, Otto Hofmann, Karl Schöngarth, Rudolf Lange, Erich Neumann, et donc Reinhard Heyrich. Ce dernier rappelle qu'il est l'organisateur de la réunion et qu'il la préside, que tous les participants sont tenus au secret, qu'ils ont droit de prendre des notes mais pas de les conserver ni de les emmener avec eux, et qu'il s'agit de régler les détails techniques de la question juive.


Il y a des bandes dessinées au thème tellement fort qu'elles intimident le lecteur : la solution finale ! Il est vraisemblable qu'elles doivent également intimider leur auteur : c'est sûr qu'il est attendu au tournant par tous les historiens professionnels, et aussi amateur, par tous les férus de cette période de l'histoire, fourbissant leurs critiques avant même d'avoir lu une seule page. Il n'est pas possible de faire dans la demi-mesure avec un tel sujet : exemplarité, rigueur et exactitude. En outre, il s'agit de raconter dans un média visuel, le déroulement d'une réunion, c’est-à-dire majoritairement des gens statiques sur une chaise en train de parler : un défi à la limite de l'inconscience. De fait, cette bande dessinée est bien telle que le lecteur peut se l'imaginer : présentation un par un des 15 participants à la réunion, avec leur fonction au sein du gouvernement ou de l'armée, explication du déroulement de la réunion, passage en revue des objectifs et suggestions sur les méthodes et les moyens à mettre en œuvre, et beaucoup de cases avec uniquement une tête en train de parler. D'un autre côté, comme le lecteur s'y attendait, il est déjà préparé à fournir l'effort nécessaire pour se plonger dans une bande dessinée sans action, sans scène spectaculaire, et un peu alourdie par les informations historiques, parfois trop précises, parfois pas assez.

Dès la première page, le lecteur est frappé par les choix de mise en couleurs : entre naturalisme et approche conceptuelle. À la fois, les couleurs jouent leur rôle habituel : accentuer la distinction entre les formes détourées, ajouter un peu de relief à chaque forme, rendre compte de des couleurs réelles en fonction de l'éclairage. À la fois, l'artiste a retenu une palette limitée, à base de marron clair, d'ocre et de vert de gris. En fonction des séquences, l'impression du lecteur passe d'une sensation d'uniformité un peu glauque, à une immersion dans un état d'esprit grisâtre dominé par un processus technocratique sans âme ni émotion. Tout du long de ces pages, le lecteur constate également que l'artiste a appliqué des traits verticaux, sur la plupart des cases, mais pas sur toutes les surfaces. Il s'agit le plus souvent de segments, parfois un peu courbes, parfois discontinus. Cela produit un effet de voile comme si les images étaient rayées, portent la marque du temps qui a passé. Étrangement, cela ne surcharge pas les dessins, ne les rend pas plus compliqués ou plus longs à lire. Par contre les sens du lecteur se retrouvent comme engourdis, à la fois par les couleurs ternes, à la fois par ces striures qui forment comme une sorte de voile affadissant la réalité.


Le lecteur se rend également vite compte de la difficulté de rendre visuellement intéressante une réunion de personnes assises autour d'une table. Fabrice le Hénanff fait de son mieux pour inclure un peu de variété : vues de la façade de la villa Marlier, l'avion de Heydrich dans le ciel, phase d'attente dans les salons, 5 pages consacrées à la prise de Kiev… Il n'en reste pas moins qu'il y a beaucoup de cases ne comprenant qu'une tête en train de parler, ou des gros plans, à la rigueur des plans poitrine sur les participants. Malgré les présentations lors du tour de table initial, il est possible que le lecteur décroche en cours de route et n'identifie pas tel ou tel intervenant. De ce point de vue, les 11 pages en fin permettent de revoir chacun des participants et de se les remettre en mémoire. Malgré ces caractéristiques visuelles et narratives, le lecteur ressent bien une impression d'immersion et de narration graphique. Au fil des pages, il voit bien qu'il y a de nombreux détails qui nourrissent la reconstitution historique : modèle de voiture, modèle d'avion, uniformes, portrait d'Adolf Hitler, décorations militaires, déportation de population, exécution sommaire et fosse commune, facsimilé de document administratif, etc. Il a conscience que l'utilisation d'une palette de couleurs réduite et un peu terne et que les hachures discrètes évitent tout effet voyeuriste, tout regard complaisant ou malsain, en produisant un effet de prise de recul.

Alors que la réunion progresse, le lecteur s'immerge complètement dans les échanges, comme s'il était lui aussi assis à la table de réunion, ou sur une chaise un peu en retrait. Les choix graphiques lui rappellent qu'il s'agit bien d'une reconstitution, d'une fiction, grâce à cette distanciation visuelle d'une représentation de type photographique. Il remarque facilement les éléments chiffrés ou les rappels de faits qui fournissent des points d'ancrage dans la réalité historique et qui sont facilement vérifiables. Fabrice le Hénanff se montre transparent dans ce qui relève de faits avérés (la quantification de la population juive en page 26, la prise de Kiev) et de mise en scène fictionnelle. Il n'y a pas de tricherie, pas d'imposture. Visiblement, les différents officiels ne se connaissent pas plus que ça, et la plupart restent sur leur quant-à-soi, évitant de trop s'engager, de prononcer une parole qui pourrait les compromettre. Certains se montrent habiles dans l'art de la manipulation pour influencer, évoquant le nom du Führer en passant, rappelant une prise de position publique de l'un ou l'autre des participants. Petit à petit, le lecteur observe également qu'il se produit un glissement sémantique : les participants ne parlent plus d'êtres humains mais de processus de traitement, la rationalisation bureautique s'applique ainsi à des processus. Chacun propose une idée, émet une suggestion : la responsabilité se dilue dans le groupe, chacun pouvant estimer qu'il n'est en rien responsable du processus global.


Au fur et à mesure que les fonctionnaires et les militaires analysent les possibilités d'action, le scénariste intègre des éléments historiques plus pointus : la Babi Yar (un lieu-dit de la ville de Kiev où les soldats allemands fusillaient les juifs de Kiev et de ses environs), le traumatisme des soldats allemands chargés des exécutions, la consommation en munition, le traitement des Mischlinge et des mariages mixtes, ainsi que l'origine de la politique de traitement des juifs (la Limpieza de Sangre, appliquée en Espagne et au Portugal à la fin du quinzième siècle). Même lorsque l'auteur a recours à un portrait d'un interlocuteur dessiné en pleine page et artificiellement découpé en 9 cases (3 rangées de 3 cases en page 49), le lecteur conserve l'impression d'une bande dessinée, du fait de la progression de la rhétorique dans les phylactères successifs. Il prend pleinement conscience de la démarche organisatrice et planificatrice à l'œuvre, maintenant totalement déconnectée des individus, de la notion d'être humain. Pendant 4 pages (51 à 54), les participants examinent la question des mariages mixtes et des personnes d’ascendance partiellement non-allemande. C'est d'une efficacité redoutable, à la fois pour catégoriser les individus, leur situation et leur sort, à la fois pour que le lecteur fasse l'expérience de cette logique de traitement. Il est tellement absorbé par la normalité du discours et son décalage avec la réalité de ce qu'il recouvre, qu'il est possible qu'il ne prête plus attention aux informations visuelles qui l'accompagnent : les allées et venues des rats, la composition de la page 41 silencieuse et des bordures de case dessinant l'étoile juive. Même dans un moment aussi technocratique, l'auteur réussit à mettre à profit la narration visuelle.

Avec cette bande dessinée, Fabrice le Hénanff relève un pari risqué : évoquer un moment de l'Histoire dans une période très visitée, raconter une réunion statique autour d'une table dans un lieu clos dans un média visuel. Sans surprise, le lecteur découvre que la bande dessinée prend vite en charge de nombreuses informations historiques et que la réunion est dépourvue d'action. Progressivement, il se rend compte qu'il écoute les participants, comme un réel observateur à cette réunion, et que la partie visuelle est pleine de personnalité et ne se limite pas à une soixantaine de pages montrant des têtes en train de parler. Une fois les participants partis, il reste sous le choc de l'extermination qui a été organisée avec professionnalisme, ayant vu comment un tel massacre est devenu un défi administratif relevé avec compétence. L'addenda se révèle tout aussi cruel : le lecteur découvre ce qu'il est advenu des participants à la conférence de Wannsee, et il établit une comparaison avec ce qu'ils ont participé à organiser, et le sort des êtres humains exterminés dans ces opérations.



2 commentaires:

  1. Elle m'a fait de l'œil assez longtemps, celle-là, mais j'ai fini par passer la main. Je me suis dit qu'assister, en tant que lecteur, à cette réunion doit être quelque chose de vraiment très particulier.
    Les articles sur les participants sont éloquents et font froid dans le dos. Martin Luther avait gardé les notes contre l'ordre que tu évoques.

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  2. Il s'agit d'une BD prêtée par Bruce, car j l'avais feuilletée à la FNAC et le graphisme ne m'attirait pas. Ce n'est qu'en la lisant que j'ai constaté l'adéquation entre le fond et la forme. Je n'ai plus la BD sous la main (je l'ai rendu à Bruce) : je présume que j'ai recopié trop vite la partie relative aux prises de note. Mea culpa.

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