dimanche 25 août 2019

Réalités obliques - tome 2 - Mondes Obliques

La noirceur gagne du terrain.

Ce tome est le deuxième d'une série de 3, après
Réalités obliques (2015) qu'il n'est pas indispensable d'avoir lu avant. La première édition date de 2016. Il a été réalisé par Clarke (Frédéric Seron) pour le scénario, les dessins et l'encrage. Il est également le créateur et l'auteur de la série Mélusine avec François Gilson. Il a collaboré avec Turk pour la série Docteur Bonheur, avec Midam pour la série Histoires à lunettes, et il a réalisé de nombreuses autres séries et histoires en 1 tome.

Ce tome est une anthologie d'histoires courtes en noir & blanc. Elles se présentent toutes sous le même format : une page sur fond noir avec le titre et un liseré blanc oblique sur la partie droite, suivie par une page noire. Viennent alors les 4 pages de bandes dessinées, chacune comprenant 4 cases carrées de la même taille. L'ouvrage lui-même est format carré, avec une couverture rigide et un marque-page en tissu cousu au livre. Ce tome comprend 25 histoires de 4 pages, et en ouverture 1 histoire d'une page. 2 paléontologues découvrent les ossements d'un homme et d'une femme, et un détail bizarre à côté. Sur un toit, Valérie fume une clope avec la conscience aiguë qu'elle est une femme éphémère : elle est née ce matin et elle va mourir ce soir. Un artiste s'apprête à réparer le pantin avec lequel il fait un spectacle de ventriloquie. Un homme en imperméable marche dans la rue en pensant à la haine qu'il éprouve pour quelqu'un. Le corps d'une femme nue ondule, pendant qu'un individu en contemple la beauté. Un homme se bâfre, dévore de la viande sans pouvoir s'arrêter. Un astronaute en combinaison spatiale contemple les étoiles et les nomme. Un homme suit les traces qu'il laissera demain.

Un homme contemple le corps d'une femme qui semble comme figée dans l'ambre. Dans une pièce noire, un homme se heurte à des rectangles lumineux en forme de porte. Sur un petit îlet, un homme éprouve la satisfaction d'avoir enfin pu libérer toute la colère qui était en lui. Un homme est allongé dans l'herbe et joue à reconnaître des formes dans les nuages. En 1966, un malade est couché dans son lit d'hôpital et la mort vient le visiter. Un homme reçoit un coup de fil et une nouvelle qui le bouleverse. Une femme est suivie dans la rue par un individu avec couteau mais qui ne l'approche pas. Un médecin parle à un patient en lui indiquant qu'il a enfin trouvé comment le guérir de ses troubles de mémoire. Un homme a la certitude qu'il mourra un seize novembre à onze heures. Un homme a l'intime conviction que son voisin de palier l'épie et lui veut du mal. Une femme est dans une cellule capitonnée, enserrée dans une camisole de force, obsédée par le caractère impair de ce qui l'entoure. Un homme en pardessus marche dans la nuit en ville, convaincu qu'il n'a pas d'âme.



Le premier tome s'était avéré sympathique : l'auteur s'astreint à un cadre rigide (une histoire courte en 4 pages de 4 cases chacune) avec des dessins dont la noirceur répond à celle de la condition humaine. Par la force des choses, le lecteur avait fait le rapprochement avec Idées noires de Franquin, et avait fait le constat un peu dérangeant, que ce premier tome souffrait de la comparaison, certainement parce que Clarke souffre moins de la dépression, ce qu'il a confirmé dans une interview. Cependant, l'auteur avait fait montre d'une concision et d'une inventivité qui donnait envie d'y revenir. Le lecteur peut mettre un petit peu de temps à saisir la chute de l'introduction en 1 page de 4 cases, ne s'attendant pas forcément à cette forme d'humour. Effectivement c'est la seule qui ne relève pas d'un humour basé sur la mort ou sur la souffrance (physique ou mentale). La deuxième repose sur une tuerie de masse, la suivante sur des automutilations, celle d'après sur une victime assassinant celui qu'elle voit comme son tortionnaire. Parmi les 25 histoires, il y en a un quart dont la chute ne repose pas sur la mort sous une forme ou sous une autre. Ce choix de se focaliser sur des questions de vie ou de mort rend les histoires plus intenses, et également plus noires, leur donnant la morbidité qui leur manquait. Le lecteur constate également une approche plus personnelle, avec la dernière histoire qui met en scène un auteur ayant couché sur papier sa dernière idée (= tout s'arrête là).

Avec ce deuxième tome, le lecteur retrouve également une finition très soignée et une forme rigoureuse. Le format est identique à celui du premier tome : ouvrage carré, marque-page en tissu cousu au livre, papier épais, page de titre avant chaque histoire. Il retrouve également les dessins tirés au cordeau : juste ce qu'il faut d'informations visuelles, un fort contraste noir / blanc. Le principe de fonctionnement de ces récits réside dans une idée simple et forte, mise en scène sous la forme d'une histoire courte avec une chute cruelle. L'artiste a choisi une mise en images en phase, avec un noir & blanc contrasté et des dessins allant à l'essentiel. Pour autant cela ne signifie pas une économie de moyen. Dès l'histoire introductive, le lecteur se rend compte qu'il sourit avec le paléontologue le plus jeune. Puis il ressent la calme résolution résignée de Valérie, l'habitude dans la façon de marcher d'un homme en pardessus, la voracité dans la façon de s'empiffrer du dévoreur, l'émerveillement dans le regard de l'astronaute, l'inquiétude dans la façon d'avancer les mains en avant d'un autre homme, le calme de l'homme allongé dans l'herbe, le tumulte mental dans le regard de la femme en cellule capitonnée, etc.


À nouveau, le lecteur pense à Will Eisner en regardant les dessins de Clarke. Outre l'expressivité remarquable des visages, les postures des personnages s'avèrent également très parlantes. Il ne s'agit pas simplement de l'action qu'ils sont en train d'accomplir, mais aussi de ce qui est visible dans leur façon de se tenir. Dans l'histoire introductive, l'un des paléontologues est en train de creuser pendant que l'autre regarde, mais le lecteur voit également l'entrain du plus jeune, et la distance du second plus âgé. En regardant Valérie, le lecteur ressent sa résignation sur son sort, sur le fait que sa vie ne dure que 24 heures, mais aussi sa détermination à commettre l'irréparable. Dans la troisième histoire, Clarke montre un individu marchant dans la rue, pendant que les courtes cellules de texte évoquent des pensées : les mouvements de l'homme en imperméable sont justes, avec une sensation de progression, et une forme d'activité machinale sans arrière-pensée. Dans l'histoire suivante, 12 des 16 cases sont consacrées à montrer un corps de femme en train d'onduler, pour un effet hypnotique étonnant, comme s'il s'agissait d'une danse déliée. Dans l'histoire suivante, 15 des 16 cases montre un individu en train de mordre dans de la viande, avec des gestes qui transcrivent une voracité impressionnante au point d'en devenir obsessionnelle et écœurante. Clarke ne singe pas Will Eisner car les contours sont moins fluides, et la direction d'acteurs est moins théâtrale. En outre, les plans de prise de vue reposent sur une approche très différente.

En même temps, le lecteur pense à nouveau à Frank Miller pour la manière de simplifier les formes et de jouer sur le contraste en le noir et le blanc. Là aussi, l'artiste ne recopie pas la manière de faire. Dans la troisième histoire, un homme marche dans la rue pendant les 16 cases des 4 pages. La narration visuelle se focalise sur les éléments essentiels, indispensables, sans pour autant en faire des éléments conceptuels ou les tirer vers l'abstraction. L'artiste conserve l'utilisation de petits traits secs ou d'aplats de noir irréguliers pour représenter des textures. De même, il n'inverse pas complètement le contraste, conservant le blanc pour les surfaces les plus claires, et le noir pour les plus sombres. Par contre, il augmente effectivement le contraste sur la plupart des surfaces : l'imperméable est uniformément blanc et l'arrière-plan est entièrement noir. Cette manière de représenter lui permet aussi de jouer sur les éléments visuels, que ce soient les ondulations du corps féminin, des traces de pas dans la neige, un corps enchâssé dans la glace, un rectangle de lumière, la forme des nuages, un trou à la place du cœur, ou le quatrième mur.


Les forts contrastes du noir & blanc permettent aussi de tirer le dessin vers l'expressionnisme de manière plus ou moins marqué. À plusieurs reprises, des personnages sont représentés à contre-jour, leur silhouette devenant complètement noire, contre le blanc du jour, seuls apparaît alors le blanc des yeux ou des lunettes, comme si le corps même était empli de noirceur, celle de l'âme humaine, ou envahi par un sentiment négatif tel que la solitude ou le désespoir. La prépondérance du noir permet aussi d'intégrer des éléments surnaturels sans qu'ils ne jurent par rapports aux éléments normaux : une ombre qui acquiert une troisième dimension, une pièce à la géométrie impossible, une silhouette humanoïde fantastique, une déformation morphologique impossible.

Avec ce deuxième recueil d'histoires courtes, le lecteur constate que Clarke a gagné en concision et en précision. La narration visuelle est encore plus rigoureuse et précise que dans le premier tome, avec des influences bien digérées pour un ton personnel. L'idée de chaque histoire est plus forte, souvent associée à la mort, ce qui conduit à une chute avec plus d'impact. Par la force des choses, s'agissant d'une série d'histoires courtes, certaines parlent plus au lecteur que d'autres. Toutefois, il y a en plus de vraiment malsaine que dans le premier tome, avec une narration visuelle très élégante.


2 commentaires:

  1. Je dois avouer que certaines images me font indéniablement penser au "Sin City" de Frank Miller, effectivement, surtout l'utilisation de ces aplats de noir et les textes narratifs des cartouches.
    J'ai l'impression que Clarke peut varier son style ; les cases de la femme éphémère me rappellent le trait de certaines BD humoristiques franco-belges, sans que je sois capable d'y associer un nom précis.

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  2. J'ai été très sensible à cette direction minimaliste et ce découpage immuable, dispositif narratif par lequel l'auteur se contraint à se focaliser sur l'essentiel, sans s'appuyer ou se cacher derrière des techniques de dessins. Comme tu le fais observer, la sensation globale dégagée par les pages reste celle d'une BD franco-belge, et pas celle d'un comics ou d'un manga.

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