vendredi 11 janvier 2019

Le Rythme du cœur

Regarde ce nuage, moi je ne suis pas le vent.

Il s'agit d'un récit complet, indépendant de tout autre. Il comporte 44 pages de bande dessinée en noir & blanc, avec une courte introduction de 5 lignes écrites par Federico Fellini, et un poème de Danijel Žeželj, ce dernier étant l'auteur complet de la BD : scénario, dessin et encrage. Ce tome est initialement paru en 1993 en Italie. Il a été publié pour la première fois en France en 1993 par les éditions Mosquito. Avec ce tome, le lecteur assiste aux débuts d'un artiste capable par la suite de réaliser une version personnelle du Chaperon Rouge (2015), en en conservant la trame, et en lui insufflant des saveurs psychanalytiques uniquement par le dessin, sans un seul mot.

Dans un dessin en pleine page, une jeune femme afro-américaine pose le torse nu devant un panorama de d'ossatures métalliques d'immeubles de grande hauteur, avec un pont aérien et une rivière en contrebas. Elle porte un pendentif en forme de d'étoile à 8 branches, inscrite dans un cercle avec une pierre ronde au milieu. Le même motif que celui de son pendentif a été dessiné dans le sable d'une plage, avec 2 coquillages à proximité. Le narrateur indique que le sable est la première chose qui lui revient en mémoire, celui du désert. Il a grandi dans une petite ville de l'Arizona, dans le désert, et se souvient de vielles photographies (celle d'un groupe de jazz afro-américain), de journaux et de la publicité. Il se souvient également que son père jouait de la contrebasse dans cet orchestre, et que parfois des individus cagoulés allumaient des feux de bûcher dans le désert pour y faire brûler des croix.


Le narrateur (Joe) se souvient de son arrivée dans une grande métropole, de la pluie qu'il regardait tomber chez sa tante, de l'église, du premier tambour qu'il a volé. Dans les premiers temps, Joe n'osait pas trop sortir en ville, puis il en a découvert certains coins. Dans une salle de bar, il a pu écouter de la musique jouée en public, et danser sur un sol recouvert de sable, ou plutôt de sciure. Après avoir chanté un cantique à l'église, parlant d'une terre lointaine où les lézards et les serpents sont sacrés, il a commencé à faire toujours le même rêve. Il se trouve sur une plage bordée de palmiers. Sur la plage se trouve un coquillage spiralé avec des pointes. Il pénètre dans la forêt et y remarque une superbe fleur. Il continue d'avancer vers une trouée au loin et y distingue la silhouette d'une femme. Elle est torse nu et porte un médaillon circulaire avec des une étoile à 8 branches et une pierre au milieu. Dans sa chambre, il se tient immobile, assis sur une chaise, le tambour entre ses jambes. Il regarde un pigeon venir se poser sur le rebord de sa fenêtre. Il se lève pour remplir une soucoupe de lait et la poser par terre pour son chat Léopâtre.


À partir de 1999, les éditions Mosquito commencent à éditer les œuvres de l'artiste croate Danijel Žeželj, en français. Le rythme du cœur est une de ses premières œuvres publiées et recensées, et elle bénéficie déjà d'une introduction de Federico Fellini qui dit apprécier ses perspectives fantomatiques et menaçantes et la manière dont l'artiste exprime le sens du chagrin et du malheur immanent. De fait sur 44 pages de bande dessinée, 13 sont dépourvues de tout texte, et quelques autres ne comprennent qu'une courte cellule de texte introductive ou une remarque. Il s'agit donc d'un mode narratif contemplatif, propice à l'introspection et favorisant le rapprochement d'images par le lecteur. Ce mode de lecture par rapprochement visuel commence dès la première page avec le médaillon en forme de soleil. En fait le lecteur n'effectue le rapprochement avec le soleil qu'à la page d'après quand il est dessiné dans le sable, avec une approche très similaire. Il retrouve un autre soleil dessiné dans le sable en page 11, mais avec sous la forme d'un rond dont partent des traits radiaux, et non plus des triangles. Il retrouve le motif du soleil en pages 16 (sous la forme d'un coquillage), et en page 17 (à nouveau le pendentif). Ce motif se retrouve encore dans les pages 24, 42, 44, 45, 46 et 48.


Par la force des choses, la répétition de ce motif visuel (le soleil) et les variations de représentation conduisent le lecteur à jouer à repérer ce qui appartient au même registre géométrique. Il se surprend à regarder la soucoupe de lait en page 18, et à considérer qu'il s'agit de 2 cercles concentriques, rappelant l'astre solaire, et une forme d'aura autour. Une association visuelle se reproduit en page 30 avec les verres et les cendriers laissés sur les tables du bar. À nouveau, il s'agit de cercles qui cette fois-ci semblent graviter les uns par rapport aux autres, comme autant d'astres dont le déplacement est lié par une logique qui apparaît lorsque la caméra effectue un travelling arrière. Le lecteur effectue encore une association page 40 en voyant un clown jongler à l'emplacement où s'était installé un cirque ambulant. Cette fois-ci la force qui meut les cercles participe d'une autre logique. Cette récurrence de forme provoque des associations d'idées chez le lecteur qui en vient à imaginer les intentions de l'auteur, à procéder par induction. Cet astre solaire est associé à un lieu paradisiaque, à une époque mythologique, au bonheur. Par voie de conséquence, les lieux ou les objets revêtant une forme approchante constituent des objets transitionnels permettant d'accéder par procuration à un état de ce bonheur.


Dans le même temps, la narration visuelle de Danijel Žeželj s'inscrit dans un registre très descriptif. L'histoire semble se dérouler dans les années 1950, au vu des modèles de voitures et d'avion. Le lecteur éprouve l'impression que certains dessins ont été réalisés d'après photographie : la ville des années 1930 dans une zone désertiques des États-Unis, les prises de vue dans la rue avec les façades d'immeubles en brique avec poutrelles métalliques apparentes, et les façades des gratte-ciels, la texture des briques, la texture du carrelage. L'artiste semble avoir poussé le contraste sur des photographies noir & blanc, puis augmenté la granularité, pour aboutir à des cases où certains détails sont noyés, et des images comme revêtues d'une patine déposée par les ans. Le lecteur se dit qu'il lit un récit devenu intemporel, figé par les années qui ont passé. Ce phénomène est également à l'œuvre sur les êtres humains, émoussant leurs contours, gommant les traits les plus saillants du visage, mais sans les rendre interchangeable. Il n'y a que Maria, le seul personnage féminin, qui échappe à l'usure du temps.


Avec ces caractéristiques visuelles très personnelles et très marquées, les séquences s'enchaînent sans solution de continuité, dans des teintes marron brou de noix tirant sur le gris qui donnent une impression d'homogénéité visuelle. Mais en fait, le lecteur passe de ce qui semble être la photographie d'une femme avec des gratte-ciels dans le lointain, à un dessin dans le sable, en passant par une vue ciel de la métropole, une sculpture sur bois, un reportage dans la rue, une image totalement abstraite s'il la lit sans la lier à celle d'à côté. Il est ainsi pris par surprise à chaque séquence. Après 4 pages (22 à 25) passées à déambuler dans les rues, rien ne peut le préparer à une nuit passée aux côtés de Joe jouant de la batterie dans un bar, avec un saxophoniste et un contrebassiste. Dans ces 4 pages muettes (26 à 29), l'auteur opère un glissement progressif du registre de l'art figuratif, vers celui de l'art abstrait avec une fibre expressionniste. Le lecteur éprouve les mêmes sensations que Joe se concentrant sur son jeu, et ressentant la communion qui s'installe avec les clients jusqu'à devenir totale, et que tout le monde soit à l'unisson. C'est une séquence extraordinaire, par sa force graphique et la clarté de son propos, à nouveau sans utilisation de mots.


Au fur et à mesure des séquences, le lecteur se sent partir vers un autre monde, empli de non-dits et de sensations. Il ressent la solitude et l'inquiétude de Joe, son plaisir à exprimer son ressenti par le biais du tambour puis de la batterie. Il comprend à demi-mots (ou à demi-dessins) le drame de son enfance. Il ressent la force de son aspiration à un ailleurs plus accueillant et plus prometteur. Il se retrouve, comme lui, écartelé entre la banalité d'un quotidien dans un environnement urbain coupé de la nature, et la joie intérieure que lui amène la pratique de la musique. Il ressent la promesse d'une complémentarité avec une femme, à la fois pour ce qu'elle lui apportera, mais aussi parce que le partage sera plus gratifiant, plus intense. Au final, le lecteur ne sait pas trop ce que raconte l'histoire, mais il sait qu'elle lui a parlé de ses attentes, de ses espérances, de trouver un cadre de vie qui est le sien, à partager avec une autre personne pour accéder à un épanouissement plein et entier.


En découvrant cette bande dessinée, le lecteur ne sait pas trop dans quoi il se lance. Le titre évoque un récit intimiste et émotionnel. Un rapide feuilletage montre des dessins monochromes allant du photoréalisme à l'abstraction. La bande dessinée l'emmène au cœur d'une métropole froide et impersonnelle, pour accompagner un individu qui reste une énigme, tout en partageant son aspiration à une vie moins solitaire et plus lumineuse. Sous les dehors d'une narration visuelle simple et immédiate, Danijel Žeželj fait vibrer le lecteur au rythme du cœur de Joe.



2 commentaires:

  1. Encore un artiste dont je n'avais jamais entendu parler avant aujourd'hui. Une préface de Fellini, quand même...
    Tes trois derniers billets portent sur des publications en N&B. Coïncidence ou choix conscient ?

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  2. J'aurais tendance à dire coïncidence, mais l'inconscient joue parfois de drôles de tour.

    Danijel Žeželj a illustré plusieurs comics et ses images m'ont tout de suite tapé dans l’œil. En cherchant, je me suis aperçu que Mosquito avait publié plusieurs de ses œuvres. J'ai choisi au hasard pour ce tome ; je ne me suis rendu compte qu'en écrivant ce commentaire qu'il s'agit de sa première BD. Chaperon Rouge a été un grand moment de lecture. Je peux par exemple te conseiller Starve, avec un scénario de Brian Wood, publié par Urban en VF en 2017.

    Je me demande aussi comment un auteur croate a pu attirer l'attention de Federico Fellini.

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