mardi 13 novembre 2018

Bluebells Wood

Il faudrait peut-être te laisser faire par l'inattendu.

Ce tome contient une histoire complète et indépendante de toute autre. La première édition date de 2018. Le récit a été entièrement réalisé par Guillaume Sorel, scénario, couleur directe. Il comprend une introduction de 2 pages rédigée par Pierre Dubois, citant Paul Claudel, et le poème Annabel Lee d'Edgar Allan Poe. Il se termine par une postface d'une page rédigée par Sorel, évoquant sa pause d'un an en bande dessinée pour se consacrer à l'illustration et à la peinture, ainsi qu'à une longue promenade effectuée sur l'île de Guernesey, à la recherche d'un endroit dénommé Bluebells Wood, et la découverte, à la place, d'un lieu plus sauvage et d'une crique où est bâtie une unique maison. S'en suivent 19 pages de recherches graphiques pour la BD, et de peintures sur le thème des sirènes.

À l'automne, sur la lande proche de la mer, un chevreuil est en train de brouter, et il relève soudain la tête. Un chien, la bave aux lèvres, se lance vers lui, menaçant et agressif. Il s'enfuit jusqu'au bois proche et disparaît dans la brume de la forêt aux hyacinthes (Bluebells Wood). Il chute de plusieurs mètres de haut, tombant dans une clairière verdoyante, parsemée de hyacinthes. William John, peintre, a entendu le bruit de la chute, depuis son atelier. Il sort de sa maison sur la plage et pénètre dans le bois. Il y trouve le cadavre du chevreuil. Il ne comprend pas comment il a pu tomber du ciel, à travers les arbres qui sont plus haut que les tours du château d'Édimbourg. Il traîne le chevreuil jusqu'à la petite plage de sable blanc, et il va chercher un couteau pour le dépecer sur une grande roche plate baignant dans l'océan. Il récupère les morceaux, et balance les abats dans l'eau pour que les crabes et les mouettes se régalent. Les mouettes arrivent mais s'éloignent aussitôt sans toucher aux restes.


William rentre chez lui avec sa brouette chargée de viande, ne comprenant pas pourquoi les mouettes n'ont pas voulu de la viande. Le soir, il sert le chevreuil en daube à son ami Victor qui est venu lui rendre visite. Il évoque le souvenir d'Héléna, la vie de reclus de William, et son avancée dans ses peintures. Sur la plage, du bruit se fait entendre à côtés des os du chevreuil. Le lendemain, les écureuils et le renard de la forêt sont effrayés par quelque chose. William est en train de préparer sa peinture noire. On frappe à la porte ; c'est Rosalie, la femme qui lui sert de modèle. Elle se déshabille et s'installe sur le canapé pour prendre la pose, William ne lui adressant quasiment pas la parole. Distrait par le bruit d'un écureuil glissant affolé sur le toit, il congédie son modèle. Il se rend sur la plage, et met sa barque à l'eau, avec son matériel de peinture. Il a pêché quelques poissons. Une longue ombre passe sous sa barque dans l'eau claire. Il est attaqué par 2 longues sirènes qui s'en prennent à lui et tentent de faire chavirer son esquif.


Le lecteur se réjouit par avance de pouvoir découvrir de nouvelles planches de Guillaume Sorel, qui l'emmèneront dans un endroit chargé de légendes. Il est aux anges dès la séquence d'ouverture composées de 4 planches et une demie, dépourvues de texte, lui offrant de suivre le parcours d'un chevreuil. Il découvre un paysage magnifique, une lande ondulée, avec une herbe déjà brunie par l'approche de l'automne, des feuilles virevoltant au vent, un arbre à la forme torturée suite à l'action de l'anémomorphose, des roches affleurantes, partiellement recouvertes de mousse, et tout ça rien que dans la première case. La quatrième page de bande dessinée lui permet de fouler le sol de la forêt de Bluebells, avec une herbe vive et verte parsemée des tâches bleues des hyacinthes, des troncs vigoureux, un feuillage aux couleurs irisées très haut dans le ciel. Par la suite, le lecteur éprouve l'impression d'entendre le sable de la petite plage, crisser sous ses pas. Il hume l'humidité de l'air marin, en regardant les rochers battus par les flots. Lorsque William est en mer, il se retourne pour admire la côte, à la fois la plage, mais aussi les petites falaises dont la forêt arrive jusqu'en bordure. Il apprécie d'avoir une vue globale de l'anse, depuis la mer quelques pages plus loin (page 54). De la même manière, Guillaume Sorel montre la plage sous plusieurs angles au fil des séquences, à des moments différents de la journée, avec un éclairage variable. L'ambiance n'y est pas du tout la même en plein soleil, qu'à la nuit tombante.


À chaque fois que William retourne dans la clairière aux hyacinthes, le lecteur ressent une forme de sérénité qui se dégage de ce paysage paisible et accueillant, de cette herbe souple et épaisse, de la protection offerte par les hautes frondaisons. La représentation de la maison sur la plage offre tout autant d'intérêt, à la fois sa forme extérieure, sa terrasse s'appuyant sur un mur de pierre, à la fois l'aménagement intérieur, qu'il s'agisse de la salle de bains avec sa baignoire métallique, de la pièce de travail de William avec sa bibliothèque, son chevalet, ses toiles, ses pots à pinceau, ses chiffons, tout le matériel d'un peintre. S'il en éprouve le goût, le lecteur peut laisser son regard s'attarder sur les accessoires de chacune des pièces, l'artiste y ayant inséré de nombreux détails, des cadres souvenirs de William, à un verre d'eau posé négligemment au pied du canapé pour que Rosalie puisse se désaltérer à sa guise, sans avoir à se déplacer. Il y a bien sûr un autre environnement qui occupe une place majeure dans le récit : l'océan. Au fil des séquences, le lecteur peut voir l'eau calme, agitée par de petites vaguelettes avec la nuée de mouettes et de goélands, la magnifique eau bleue plus profonde quand William s'éloigne un peu en barque, une belle eau transparente quand l'ombre d'une sirène passe sous la barque, l'eau ruisselante le long de la barque ou des rochers, les étranges clapotis ponctuels quand la renarde nage, la masse sombre, insondable et agitée quand les vents se lèvent.


La lecture de cette bande dessinée ne procure pas qu'un plaisir esthétique devant la beauté plastique des images. Guillaume Sorel est aussi un vrai conteur, capable de créer des images mémorables, et des séquences impressionnantes. Après avoir refermé cette BD, le lecteur conserve des visions saisissantes à l'esprit, outre la beauté des sites. Il s'agit parfois d'un détail : les poils du pinceau de William trempés dans la peinture, un écureuil dérapant sur une ardoise du toit, les poissons fraîchement péchés s'agitant dans un seau d'eau, le homard encore vivant désorienté sur la table de la cuisine. Il peut aussi s'agit d'un spectacle plus impressionnant comme une nuée de mouettes et de goélands, l'assaut des sirènes sur la barque, le brouillard se levant sur la mer. Il peut encore s'agir d'une séquence muette racontant un moment où l'émotion s'intensifie, car il y a 17 pages muettes sur 70, et encore à peu près autant ne comprenant qu'un seul phylactère ou une seule cellule de texte.


Guillaume Sorel a l'art et la manière d'installer une ambiance ou une sensation au sein d'une scène, avec ou sans mots. Comme le lecteur peut s'y attendre, ce récit comporte une histoire d'amour un peu compliquée. Alors qu'il vit dans une demeure isolée, William John bénéficie de l'intérêt d'une femme et il y a plusieurs séquences de nu. L'artiste met en valeur le corps féminin, sans recourir à des poses lascives ou obscènes, avec des femmes dont la morphologie n'est pas celle d'un mannequin longiligne. Il sait souligner la sensualité de l'une ou de l'autre, en cohérence avec sa personnalité, celle de Rosalie étant très différente de celle des sirènes. Lors des étreintes amoureuses, il reste du côté d'un érotisme doux, faisant ressortir la complicité des amants par des caresses sensuelles. Le récit comprend également une dimension angoissante liée aux 2 sœurs de la sirène qui ne partagent pas son intérêt romantique pour un être humain. Sorel s'appuie peu sur des agressions physiques pour faire monter la tension et installer un malaise. Dans son introduction, Pierre Dubois attire l'attention du lecteur sur la savante habileté avec laquelle l'auteur fait sourdre le malaise et l'installe durablement. Au grand étonnement du lecteur, le premier sens sollicité est celui de l'ouïe. De manière chronique, il se produit des bruits étranges et inattendus. Le lecteur peut voir sur le visage de William John que ces bruits, ces craquements ne sont pas normaux. Les animaux y réagissent aussi en adoptant une posture inquiète.


Outre le comportement des humains, et les remarques que se fait William (soit en parlant à haute voix comme une personne seule, soit dans de brèves phrases de son flux de pensées), il y aussi le comportement des animaux qui devient parfois contre nature, comme s'il se produisait des événements qui relèvent du surnaturel. La citation en quatrième de couverture indique qu'il s'agit d'un récit avec une dose d'horreur. Il s'agit plus en fait pour l'auteur de faire naître l'effroi, par une accumulation progressive de petits phénomènes inhabituels. Il y a bien sûr l'existence de créatures comme des sirènes, mais le lecteur constate aussi que le comportement de William John ne s'explique pas entièrement de manière rationnelle. Ses soupçons se confirment de manière confuse avec la visite d'Héléna, sans qu'il ne sache exactement à quoi s'en tenir. En cela la référence à Edgar Allan Poe dans l'introduction de Pierre Dubois met la puce à l'oreille du lecteur, et s'avère très pertinente. S'il y est sensible, il retrouve effectivement cette façon de susciter l'inquiétude propre à Poe ou aux autres auteurs que cite Dubois, comme William Hope Hodgson. William John est dans une phase de transition où il doit faire le deuil de sa relation avec Héléna et accepter l'irruption de l'inattendu dans sa vie. Il est en proie à une inquiétude lancinante face à la vie, à l'inattendu que lui réserve l'avenir.


En découvrant une nouvelle bande dessinée de Guillaume Sorel, le lecteur est conquis d'avance par la promesse de planches magnifiques, d'images impressionnantes, transcrivant la beauté et la séduction de la nature, ainsi que les tourments de l'âme humaine, son intranquillité. Ce récit comble ses horizons d'attente, avec l'irruption du surnaturel, une progression déstabilisant aussi bien le personnage principal que le lecteur, la mise en scène d'un merveilleux aussi bien fascinant qu'inquiétant. À la fin le lecteur se rend compte que William John est autant le jouet des circonstances (l'apparition d'une sirène) que de ses traits de caractère qui sont comme une puissance qui modèle sa vie, sans échappatoire possible. En prime, il s'avère que l'intrigue se révèle plus riche que prévue, ne se limitant pas à cette passion entre un homme et une sirène.



2 commentaires:

  1. Pierre Dubois, c'est celui de "Sykes", je suppose ? Voilà un nom que l'on croise de plus en plus en BD.
    Je ne connaissais pas Guillaume Sorel.
    En tout cas, il me semble que cette BD a été l'objet d'une belle campagne.

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  2. Pour Pierre Dubois, je ne sais pas car il n'y a pas de précision sous son nom dans la préface.

    Par contre, Guillaume Sorel, je le connaissais déjà pour ses illustrations de la série Algernon Woodcock, avec Mathieu Gallié. Le commentaire sur les tomes 1 & 2 se trouve sur mon site :

    https://les-bd-de-presence.blogspot.com/search/label/Mathieu%20Galli%C3%A9

    Tornado aime également beaucoup ce peintre et il a laissé plusieurs articles sur Bruce Lit.

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