lundi 29 octobre 2018

Vanikoro

A-t-il déjà vu des blancs ?

Il s'agit d'une histoire complète et indépendante de toute autre, parue initialement en 2018. Elle a été entièrement réalisée par Patrick Prugne : scénario, dessins, mise en couleurs directe. Ce tome comprend 84 planches de bande dessinée, et se termine avec 16 pages d'études, de croquis et peintures préparatoires. Il commence par un court avant-propos évoquant le départ des deux frégates de la Marine royale, La Boussole & L'Astrolabe, le premier août 1785, quittant le port de Brest, ainsi que leur mission.

En juin 1788, deux frégates (L'Astrolabe et La Boussole) croisent dans les mers du Sud. Elles sont prises dans une terrible tempête, à proximité de l'île de Vanikoro, dans l'archipel des Îles Santa Cruz (Îles Salomon), au nord du Vanuatu. L'océan est démonté et détruit les deux navires, projetant les marins dans les flots où certains périssent, d'autres réussissant à atteindre le rivage et à échapper aux crocodiles. À l'abri du rivage un groupe de marins de La Boussole se demande ce qu'il est advenu de l'autre frégate l'Astrolabe, commandée par Jean François de Galaup, comte de La Pérouse (1741-1788). Au petit matin, les survivants de L'Astrolabe profitent de l'accalmie pour regagner l'épave de la frégate avec un radeau, afin d'y récupérer ce qu'ils peuvent, sous l'autorité du capitaine de Clonard. Ce dernier écoute le rapport qui lui est fait : 43 disparus, aucune nouvelle de La Boussole ou de son équipage. Sur terre, il demande aux matelots de défricher le terrain pour pouvoir établir un camp, et à 3 autres (Bignon, Petit Pierre et Legal) d'aller jeter un œil dans la forêt.


De l'autre côté de l'île, le lieutenant, Dagelet et un autre progressent difficilement dans la jungle, Dagelet étant blessé. Ils entrevoient la mer à quelques mètres, et y observent des indiens sur deux pirogues. Ils sont en train de détrousser les cadavres. Il voit un marin (Joseph Bonneau) s'approcher vers eux. L'un des indiens le décapite d'un coup lance précis et efficace. Dans l'autre partie de l'île, Bignon et les deux autres progressent. Ils se retrouvent séparés de quelques mètres. Legal appelle Petit Pierre et il tombe devant sa tête tranchée au niveau du cou, encore en train de dégoutter de sang, se balançant le long d'une ficelle. Il prend ses jambes à son cou et se met à courir. Il dérape, glisse le long d'une pente et se remet debout à proximité d'une dizaine de crânes entassés. Il rejoint le camp fissa et hurle aux autres de canarder la jungle. Il informe le lieutenant de ce qui vient de se passer. Ce dernier se dirige vers L'Astrolabe pour informer le capitaine. En chemin, il explique sèchement à Prévost (dessinateur & botaniste de l'expédition) qu'il a l'interdiction formelle de s'aventurer seul dans la jungle.


L'autocollant sur la couverture indique au lecteur distrait qu'il s'agit d'une bande dessinée consacrée au mystère de La Pérouse, c’est-à-dire à la disparition des 2 navires constituant l'expédition au tour du monde menée par le comte de La Pérouse pour compléter les découverts de James Cook dans l'océan pacifique. La première page indique tout de suite que le récit se focalise sur le naufrage survenu en juin 1788. Il n'est donc pas fait mention des différentes escales réalisées par cette mission d'exploration depuis 1785 : de Ténériffe à l'Australie, en passant par l'Île de Pâques, Formose, Samoa, et bien d'autres. Patrick Prugne ne rentre pas non plus dans le détail de la composition des équipages, 220 hommes de différents corps de métier, dont un astronome, un médecin, trois naturalistes, un mathématicien, trois dessinateurs, des physiciens, un interprète, un horloger, un météorologue, des prêtres scientifiques. Il se focalise sur la vie au jour le jour des survivants du naufrage : l'installation sur la plage avec la réalisation d'un mur d'enceinte, sous le commandement du capitaine de L'Astrolabe, et la progression de 3 marins rescapés de La Boussole dans une autre partie de l'île. Il met également en scène quelques indigènes de Vanikoro, mais sans non plus s'appesantir sur leurs mœurs, leurs pratiques culturelles.


Pour autant, le lecteur plonge dans une reconstitution historique soignée. Dans les 16 pages de recherches graphiques, le lecteur peut observer une case et des maisons mélanésiennes, un pistolet récupéré dans l'épave de La Boussole, ainsi qu'un compas azimutal, un sextant, des clochettes, sifflets et grelots, un encrier, ayant la même provenance. Dans les pages suivantes, il détaille un pied du Roy (instrument de mesure de longueur), une pierre à fusil, un fragment de porcelaine, un bouton d'uniforme, un peson, des balles de fusil et de pistolet, une fiole contenant du mercure, provenant du camp des français à Vanikoro, et d'autres objets encore. L'auteur s'est donc documenté sur la période, et précisément sur les restes de l'expédition retrouvés par les équipes de recherche successive : l'expédition d'Entrecasteaux (1791-1794), l'expédition Dumont d'Urville (1827), et les explorations des épaves effectuées dans les années 1960 et 1980. En particulier il met en scène l'utilisation des pierriers retrouvés dans les épaves. S'il apprécie les récits historiques, le lecteur peut regarder les dessins en confiance sur leur authenticité historique, que ce soit pour les tenues vestimentaires (à commencer par les uniformes militaires), ou pour les différents accessoires, et l'allure des navires.


Le court texte de postface, intitulé Les hypothèses à ce jour, indique clairement que l'intention de l'auteur est de créer une fiction sur ce qui a pu arriver aux éventuels survivants une fois échoués sur l'île. Patrick Prugne extrapole donc le nombre de survivants, ce qui a pu être leur organisation et leur espoir de voir arriver un navire pour les secourir, leur tentative de quitter l'île et leurs relations avec les indigènes. Il utilise une structure chronologique linéaire alternant entre 2 groupes, le deuxième changeant en cours de récit. S'il a lu les précédentes bandes dessinées de cet auteur, ou s'il a choisi celle-ci pour sa couverture, le lecteur se prépare à une expérience esthétique qui sort de l'ordinaire. La couverture est saisissante. Les indiens donnent l'impression de guetter leur proie car ils sont armés. La mousse recouvrant le tronc donne une sensation de douceur. L'air est gorgé d'eau rendue visible par les gouttelettes en suspension. La bande dessinée s'ouvre avec une séquence visuellement inoubliable. Le rendu de l'eau est extraordinaire, à la fois pour son mouvement d'ensemble, pour le mouvement de chaque vague prise une à une, pour la fluidité du liquide, les embruns, l'écume, la mousse. Le lecteur éprouve la sensation de véritablement observer la mer en mouvement sous ses yeux, comme s'il bénéficiait d'une position privilégiée et abritée pour observer le naufrage. L'enchaînement des cases est remarquable transcrivant le tumulte de l'océan et la soudaineté des événements, tout en conservant une clarté parfaite sur ce qui se passe.


Par la suite, le lecteur apprécie à plusieurs reprises la puissance de conviction des images pour rendre compte des différentes facettes de l'élément liquide. Après la tempête, le lecteur peut laisser son regard parcourir l'eau calme du lagon avec les reflets dorés du soleil. En page 29, il admire l'atoll dans une splendide vue du ciel, à nouveau avec la belle eau verte du lagon et l'eau bleu profond de la pleine mer. À partir de la page 37, il se met à pleuvoir, les feuilles ploient et les habits s'imprègnent d'eau. En page 56, le lecteur voit passer un navire en pleine mer et il peut comparer le mouvement de l'eau, avec celui plus calme à l'intérieur du lagon en page 72 quand les indiens arrivent sur des pirogues. S'il y est sensible, il constate également que la couleur de l'eau varie au gré de la luminosité, en fonction du moment de la journée et des conditions climatiques. Il ressent donc la proximité de l'océan qu'il soit visible ou non, ses changements infimes ou impressionnants, et il observe le passage des oiseaux dans le ciel. Patrick Prugne transcrit l'ambiance maritime avec conviction et sensibilité.


Les naufragés se retrouvent dans la position de devoir explorer la forêt qui les entoure. C'est à nouveau l'occasion d'admirer les pages de l'artiste. À nouveau, sa mise en scène permet de croire à la progression des hommes dans une végétation luxuriante, sans piste tracée. La nature de la représentation de la flore ne relève pas exactement de la même démarche que celle de l'eau. L'artiste déplace sa représentation vers l'impressionnisme. Le lecteur peut reconnaître quelques végétaux (à commencer par les palmiers), mais pas toutes les essences. Il absorbe plus l'impression que dégagent ces éléments végétaux. Dès qu'ils s'aventurent à couvert, les personnages baignent dans une luminosité verte, doivent forcer pour progresser dans les fourrés, sont entourés de de troncs moussus et de lianes pendantes. À nouveau, Prugne fait preuve d'une adresse élégante en jouant sur les nuances de vert pour introduire des nuances dans les impressions. Le lecteur est presqu'ébloui par le vert éclatant de la lisière de la jungle sous un fort soleil, et il éprouve la moiteur que dégagent les végétaux sous l'ombre des feuilles des arbres. Il ne fait aucun doute qu'il s'agit d'un choix esthétique délibéré de l'auteur, puisque par ailleurs il représente avec précision la faune quand l'histoire le nécessite. C'est ainsi que le lecteur peut regarder dans le détail les représentants d'une de la dizaine d'espèces de passereaux : le monarque de Vanikoro. Cette espèce est essentielle dans le déroulement de l'intrigue : elle donc représentée avec fidélité.

Le lecteur se retrouve projeté sur l'île de Vanikoro, ressentant aussi bien l'omniprésence de l'élément liquide que celle du monde végétal, avec quelques aperçus da sa faune essentiellement aviaire. Il côtoie les rescapés et observe des individus normaux se comporter avec des gestes ordinaires dans une situation inhabituelle. Patrick Prugne a opté pour un jeu d'acteur naturaliste, en cohérence avec cette reconstitution des événements et l'ambition d'imaginer ce qu'a pu être la vie des rescapés. Toujours en cohérence avec cette démarche, il montre les indigènes comme des individus aux actions qu'il n'est pas possible d'anticiper, une peuplade étrangère avec ses propres coutumes et sa propre culture. Il n'adopte pas le point de vue d'un anthropologue, mais il reste dans le domaine du probable quant à leurs comportements. Du coup, au fil des séquences, le lecteur finit par s'interroger sur la nature du récit qu'il est en train de lire. Il ne s'agit pas d'une histoire pour évoquer les qualités nécessaires à la survie. Il ne s'agit pas d'une étude sociologique ou psychologique. Il ne s'agit pas non plus d'observer le choc de deux cultures. Le récit montre comment des circonstances extraordinaires façonnent la vie d'individus normaux, les conduisent à certains comportements, et remettent en cause des valeurs dont l'évidence a volé en éclat (par exemple protéger les pièces de monnaie dans un coffre, brûler le bateau qu'on vient de construire).

Attiré par une couverture aux couleurs magnifiques et à la composition sophistiquée et efficace, le lecteur s'immerge avec délices dans l'environnement d'une île des mers du sud, prenant plaisir à contempler la mer, et à progresser dans l'élément végétal. Au travers de ces pages magnifiques, il regarde une petite communauté d'européens essayer de s'installer pour assurer leur nourriture et leur abri, et se heurter au danger que représentent les autochtones. Dans tous les cas, il ne peut qu'être subjugué par la force graphique de la narration visuelle somptueuse. En fonction de ses attentes, il peut éprouver une pointe de regret concernant les thèmes du récit qui restent au niveau du ressenti sans s'engager sur des directions psychologiques, anthropologiques ou culturelles.



2 commentaires:

  1. J'ai l'impression que mon commentaire est passé aux oubliettes et s'est perdu dans les méandres de la toile.
    J'y disais que tout le monde connaissait le nom de La Pérouse sans pour autant être au courant de cette expédition. Ça aurait pu faire l'objet d'une belle série ; j'ai l'impression que tu es resté sur ta faim.

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    1. C'est exactement ça : je suis un peu resté sur ma faim car les critiques sur les albums précédents de Patrick Prugne étaient dithyrambiques et les pages sont magnifiques, mais la narration manquent un peu de faits sans pour autant s'aventurer sur le terrain poétique ou métaphorique.

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