vendredi 8 juin 2018

Figurec

Ce commentaire porte sur la bande dessinée. Ce tome comprend une histoire complète indépendante de toute autre. Il est initialement paru en 2007. Il s'agit d'une bande dessinée en couleurs, entièrement réalisée par Christian de Metter qui a adapté le roman Figurec (2006) écrit par Fabrice Caro.

Le narrateur (son nom n'est pas indiqué) assiste à un enterrement, celui de Paul Giroud, une personne qu'il ne connaissait pas. Il trouve la cérémonie ratée, sans réelle émotion. Il y avait du monde, mais le curé n'était pas dans son meilleur jour. Il en a déjà assisté à de meilleurs. Le soir, il va manger chez un couple d'amis, Claire & Julien, chez qui il dîne 5 jours par semaine. Julien lui montre sa dernière acquisition vinylique : un 45 tours de Jeanne Mas dédicacé. Claire a préparé du lapin à la moutarde. Le narrateur avait fait la connaissance de Julien à l'occasion d'une brocante. Le lendemain, il va manger chez ses parents. Dans les 2 cas, il indique à ses interlocuteurs qu'il ne souhaite pas parler de sa pièce de théâtre dont l'écriture avance lentement. Comme d'habitude il ressent une pointe d'agacement en se comparant à son frère cadet (marié à Anna) qui a beaucoup mieux réussi dans la vie que lui. Peu de temps après il assiste à une messe d'enterrement et il a la surprise de repérer parmi les présents un individu un peu rondouillard avec une moustache fournie et une calvitie bien avancée, monsieur Bouvier.

À la fin de la cérémonie, Bouvier s'approche du narrateur, lui fait un clin d'œil et prononce un mot : Figurec. Le narrateur évoque le comportement étrange de cet individu avec Julien, en transformant la scène, la plaçant dans une boulangerie. Son ami n'est pas très inquiet. Lors de l'enterrement suivant, cette fois-ci pendant la mise en terre, Bouvier vient à nouveau trouver le narrateur, lui parle de Figurec et se fâche pensant que le narrateur simule l'incompréhension. Il en parle à nouveau à Claire et Julien. Quelques jours plus tard, il rencontre à nouveau Bouvier dans les allées d'un supermarché. Il l'aborde et s'excuse de son comportement. Bouvier comprend qu'il y a méprise, mais donne rendez-vous au narrateur le soir même dans un troquet. Là il évoque sa carrière de 30 ans chez Figurec, ainsi que la fondation de cette entreprise, il y a 200 ans, par Roquebrun, un dissident de la grande loge maçonnique.


A priori, c'est surtout le nom de l'auteur qui attire le lecteur vers cette bande dessinée. Christian de Metter est un bédéaste confirmé, ayant réalisé d'autres adaptations comme Shutter Island (2009) d'après le roman de Dennis Lehanne, et Piège nuptial (2012) d'après le roman de Douglas Kennedy, et des œuvres originales comme la série No Body (commencée en 2016). Il est vraisemblable que peu de lecteurs du roman de Fab Caro aient la curiosité de voir ce que ça donne sous forme de bande dessinée. De Metter réalise ses planches en conservant de légers crayonnés lui ayant servi à dégrossir le dessin dans la case, à assurer un bon niveau descriptif. Celui lui permet d'établir des contours un peu plus précis qu'à l'aquarelle, sans non plus donner une impression de dessins encrés peints, car la peinture écrase ces quelques traits de crayon. Il combine ainsi une apparence proche de la bande dessinée traditionnelle, avec un ressenti de spontanéité du fait de certaines formes un peu lâches. Il joue avec les possibilités de l'aquarelle en appliquant plusieurs couleurs dans une même surface, ce qui y amène à la fois de la texture et du relief, ainsi qu'un jeu sur la luminosité complexe. Pour une poignée de cases, l'artiste réduit le nombre de formes détourées au crayon pour une peinture plus impressionniste.

Les 2 tiers de la première page sont occupés par une seule case qui montre la partie supérieure des stèles d'un cimetière avec des croix dépassant de 3 tombes. Au fond le lecteur devine les personnes venues assister à la cérémonie. Le ciel bleu est à demi masqué par les nuages dont les bords deviennent progressivement gris. 2 pages plus loin, le lecteur découvre les étals d'une brocante sur le trottoir, puis au fil des séquences l'intérieur d'une église, l'appartement du narrateur, l'intérieur d'un café, une rue parisienne, un supermarché, un manège, etc. L'artiste a donc conservé une réelle dimension descriptive à ses dessins, montrant des décors variés et ben campés. S'il le souhaite, le lecteur peut également s'attarder sur quelques effets picturaux, que ce soit les verticales dans l'église qui ressortent à grands coups de pinceaux (page 7), ou la fluctuation des teintes d'un carrelage couleur terre (page 38). Lorsque la scène se passe dans un intérieur ou autour d'une table, de Metter prête la même attention aux accessoires : la présentation du lapin à la moutarde dans l''assiette (page 4), les reliefs du maigre repas du narrateur chez lui avec le pot de yaourt renversé dans son assiette (page 25) ou encore le bazar dans le tiroir de la cuisine de ses parents (page 41).


En faisant la démarche d'adapter un roman, l'adaptateur se heurte à la difficulté de donner une apparence aux personnages et de rendre visuellement intéressants les dialogues souvent statiques. Le lecteur apprécie tout de suite la qualité du choix des acteurs, de leur apparence, de leur morphologie. Sous réserve qu'il ne s'en soit pas fait une autre idée à la lecture du roman, il découvre un individu d'une trentaine d'années, avec les cheveux en pétard. De Metter sait montrer les émotions du narrateur de manière naturelle, ainsi que son évolution physique très progressive au fil du récit. Le lecteur peut ainsi constater les conséquences psychologiques des épreuves et des révélations sur le narrateur, dans la manière dont il se laisse aller. Il est tout aussi happé par la personnalité graphique très cohérente de Bouvier, ce petit monsieur rondouillard, revêche, avec une touche de familiarité qui donne l'impression d'exister, de s'ouvrir progressivement, sans rien perdre de son côté abrasif, mais en retrouvant une attitude un peu plus constructive. Bien sûr, il tombe aussi sous le charme de Tania, l'employée de Figurec dont le narrateur achète des prestations de figuration participative à ses côtés. Les illustrations montrent une belle jeune femme naturelle, à la franche cordialité, à l'empathie sincère, à la chevelure vaporeuse dans la lumière du soleil, un très bel effet de l'aquarelle. Le lecteur se prend à croire à l'existence de ces individus au jeu d'acteur impeccable.

Ce casting intelligent est complété par une direction d'acteur très juste, ce qui fait que les scènes de dialogue s'élèvent au-dessus de l'enfilade de cases avec uniquement des têtes en train de parler. Le lecteur se retrouve assis aux côtés des personnages, à les observer en train de parler, comme il ferait avec des proches. Il ne résiste pas à la petite mine que fait Claire quand elle propose son lapin à la moutarde. Il sent toute la hargne de Bouvier quand il s'adresse au narrateur en lui disant de ne pas faire le délateur. Lorsque Bouvier s'installe à la table de café, le lecteur se retrouve à l'examiner comme s'il était le narrateur en prêtant attention à ses mimiques, à ses petits mouvements, en cherchant par là-même à capter des signaux qui permettraient de se faire une certitude sur sa sincérité, sur la confiance à lui accorder, sur la véracité de ce qu'il raconte. Il se retrouve entièrement sous le charme de Tania (Sylvie) quand elle accepte de prendre un verre avec lui (enfin, avec le narrateur) après sa prestation, regardant la douceur de son visage, la manière dont la lumière joue dans ses cheveux. Il est tout aussi attentif aux émotions qui passent sur le visage de Julien au fur et à mesure que sa relation avec Claire évolue et qu'il annonce les événements survenus, au narrateur, pas très attentif ceci dit. En ayant travaillé son casting, l'auteur a su rendre les personnages crédibles et proches du lecteur au point de les faire exister et d'impliquer le lecteur dans les différentes conversations.


Complètement impliqué dans les personnages, le lecteur se laisse emmener par l'intrigue. Il apprécie l'entrée en la matière, avec cet individu qui assiste aux enterrements d'inconnus et qui leur attribue un jugement de qualité. Il découvre la notion d'une société secrète où l'on peut louer des figurants pour enjoliver sa vie ou faire de la publicité subliminale pour un produit en le baladant dans son chariot. Il suit le narrateur utiliser ces services, en devenir dépendant, se prendre les pieds dans le tapis entre la réalité des comportements et la fiction mise en œuvre par ces figurants. Il est pris au dépourvu par la révélation finale que rien n'annonce. Au premier degré, l'intrigue part d'une idée originale et subversive, mais elle semble s'enfoncer dans un développement nécessitant un surcroît de suspension consentie d'incrédulité pour son dénouement. Dans le même temps, à la lumière de cette révélation, les thèmes développés gagnent en profondeur et en cruauté.

En soi, l'idée de pouvoir enjoliver sa vie avec des figurants est originale et déjà pessimiste. Cela revient à se dire que pour avoir une vie avec plus d'éclat, plus intéressante, il suffit d'une transaction financière, d'acheter des prestations tarifées. Mais le récit gagne encore en cruauté quand le narrateur recourt à cette entreprise, et finit par être contraint de douter de la nature d'autres personnes qu'il croise, avec lesquelles il interagit. Elle gagne encore un degré de cruauté quand le narrateur essaye d'établir un contact réel avec l'un des employés qu'il a engagé. Il apparaît alors que la relation entre le client et le prestataire est faussé à la fois pour le client qui peut en venir à croire aux déclarations du figurant au premier degré parce qu'elles comblent un besoin affectif, à la fois pour le figurant qui joue un rôle qui ne correspond pas à sa personnalité. La cruauté devient totale quand la confusion s'installe chez le narrateur et que les employés de Figurec s'apparentent finalement aux autres personnes de notre vie. Même si nos relations interpersonnelles ne se font pas dans le cadre d'un contrat tarifé, l'auteur les considère sous la forme d'une transaction lors de laquelle chaque individu est contraint de jouer un rôle social, l'obligeant à respecter un certain nombre de règles explicites et implicites, l'empêchant d'exprimer sa personnalité profonde, nécessitant de la filtrer.


À la lecture, la nature d'adaptation de cette bande dessinée ne se ressent pas, ou peu et elle peut s'apprécier pour elle-même. Christian de Metter réalise un travail époustouflant de création de personnages et de direction d'acteurs, les faisant exister avec une conviction épatante. Prise au premier degré l'intrigue bénéficie d'un point de départ original, et d'un déroulé chargé d'émotion, même si la fin semble sortir de (presque) nulle part. Néanmoins cette fin provoque un élargissement de la perspective des thèmes abordés, dressant un tableau très noir de la solitude, et de la nature profonde des relations interpersonnelles.


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