mardi 1 mai 2018

Little Tulip

Il s'agit d'un récit complet et indépendant de tout autre. Il est paru initialement en 2014, écrit par Jérôme Charyn, dessinés et mis en couleurs par François Boucq, avec l'aide d'Alexandre Boucq pour les couleurs. Ils ont déjà collaboré ensemble pour les albums La femme du magicien (1986), Bouche du Diable (1990), New York : Du ventre de la bête (1994).

En 1970, dans un quartier populaire de New York, Paul est en train de se tatouer un motif sur la poitrine dans son échoppe de tatoueur. Il est interrompu par l'arrivée de la jeune adolescente Azami à qui il refuse de montrer ses tatouages. Il est appelé par le commissaire de police du quartier. Il laisse la boutique à Azami et se rend au commissariat pour dresser un portrait-robot à partir des indications de la victime d'une agression. Le monsieur est saisi par la ressemblance du portrait. Puis Paul se rend dans un musée pour admirer quelques tableaux, Il s'installe ensuite à l'ombre d'un arbre dans un jardin public pour réaliser quelques dessins. Il est interrompu par 3 loubards qui veulent le dépouiller. Ils s'en tirent avec de graves blessures.

Allongé dans son lit, Paul se souvient de son enfance. Ses parents avaient quitté Manhattan alors qu'il n'avait que 6 ans pour aller s'installer à Moscou. Déjà doué en dessin, il rêvait de pouvoir étudier le décor de cinéma, sous la tutelle de Sergei Eisenstein (1898-1948). Mais un jour la police a fait irruption dans leur appartement, et ils ont été déportés pour avoir été accusés d'espionnage. Après un voyage de 2 mois transportés dans des wagons à bestiaux avec d'autres prisonniers, ils se sont retrouvés dans les camps de Magadan, la capitale de Kolyma en Sibérie. Paul a été séparé de ses parents, et s'est retrouvé avec les autres enfants du camp. Ses dons de dessinateur l'ont amené à représenter des motifs au pastel sur ses camarades, singeant les vrais tatouages des adultes.


Ce récit complet commence par Pavel en train de se tatouer, puis passe à une histoire de meurtres en série. Il établit ensuite la dangerosité de Pavel, pour se lancer enfin dans ses souvenirs en camp de travail forcé. Le lecteur peut être un peu impressionné à priori par le fait que cette bande dessinée soit publié dans le label prestigieux Signé du Lombard, et par une structure qui entremêle plusieurs fils narratifs. Il se rend rapidement compte qu'il peut apprécier le récit au premier degré pour l'enquête. Il se prend au jeu de l'intrigue, à la fois pour découvrir qui commet les meurtres, mais aussi pour découvrir les années de formation de Pavel et la manière dont il a pu survivre à un environnement aussi impitoyable que celui du camp de travail. En outre, le scénariste développe son récit sur la base d'un contexte historique clairement identifié, au début des années 1950, qui n'est pas un simple décor, mais un environnement qui façonne les individus qui s'y trouvent. Il ajoute une poignée de références comme la mort de Staline (le 05/03/1953), ou la mention du film Alexandre Nevski (1938) de Sergei Eisenstein.

Pour cette dimension historique, le récit bénéficie des compétences de François Boucq. Dès la première page, le lecteur est épaté par la qualité de la reconstitution du New York des années 1970, où des petits détails tels que les tenues vestimentaires ou les accessoires permettent de voir de quelle décennie il s'agit. La qualité de la reconstitution historique s'avère tout aussi exceptionnelle pour les séquences se déroulant dans les années 1950, en URSS. Le lecteur reconnait quelques éléments qu'il sait être authentiques et il accorde alors sa confiance au dessinateur pour le reste. Ainsi assuré de la qualité historique, il prend plaisir à observer les autres éléments qui ne lui sont pas forcément familiers, tels que le modèle de locomotive, la façon de transporter les prisonniers pour les amener sur le pont du navire les attendant à la ville portuaire de Varino, les barbelés de l'enceinte du camp de travail forcé, les baraquements du camp, l'aménagement façon yourte du quartier du Comte, etc. Il revient avec plaisir dans les années 1970, dans les rues de ce quartier populaire de New York, avec le métro aérien et les piliers métalliques de soutènement, les toits de New York, les escaliers de secours à l'extérieur des immeubles, etc. Il se rend compte que les cases comprennent énormément d'informations visuelles et qu'en même temps elles ne sont pas lourdes, l'artiste ayant trouvé un mode de rendu descriptif, avec des traits qui semblent réalisés rapidement, tout en conservant une justesse épatante.


C'est d'ailleurs une caractéristique de la narration de ce récit que de reposer énormément sur les images, avec un volume de texte maîtrisé. Le scénariste a pensé son récit de manière visuelle, à commencer par les éléments d'action. François Boucq se retrouve à représenter la violence des combats, la sexualité des personnages et parfois les 2 entremêlées. La première explosion de violence se produit quand le groupe de 3 voyous s'en prennent à Pavel dans le parc. Les dessins restent dans une veine réaliste et transcrivent toute la brutalité efficace de Pavel. Il n'y a pas de postures esthétiques ou de semonces, juste des réactions rapides et définitives. François Boucq ne transforme pas la violence en un spectacle esthétique, encore moins en un ballet sophistiqué d'une grande beauté plastique. Il reste à un niveau factuel, rendant compte de la rapidité des réactions et de la douleur générée par les blessures. Les coups ont des conséquences. Il aborde les actes sexuels de la même manière. Il ne souhaite n'y introduire ni une fibre romantique, ni une dimension voyeuriste. À nouveau, il ne s'agit pas d'un spectacle. Il sait conserver tout l'aspect bestial des rapports charnels. Ce choix graphique transcrit l'horreur des viols et le caractère transgressif de certaines relations. Lors de la traversée maritime, des criminels endurcis descendent dans l'entrepont où sont parqués les prisonniers et se mettent à violer systématiquement les femmes. Les dessins ne deviennent pas hypocrites, mais ils montrent l'horreur de ces agressions, sans complaisance, sans un soupçon d'érotisme, scène pourtant difficile à réussir. Quand Pavel, encore enfant, doit satisfaire les besoins sexuels d'une garde, à nouveau les dessins montrent la perversion, sans dépourvue de toute possibilité d'excitation. Boucq sait également allier l'horreur à la poésie macabre, avec ce cadavre de femme pris dans la glace.

Les 2 auteurs racontent leur récit de manière adulte, montrant la réalité de la violence sans la transformer en spectacle. Il s'agit de décrire un état de société dégénéré, revenu à la loi du plus fort. Chaque niveau fait partie d'un système duquel il participe. Bien sûr, dès la découverte du camp de travail, le lecteur comprend que les meurtres commis à New York en 1970 ont un lien direct avec le passé de Pavel. En fait, le mystère relatif au coupable passe rapidement au second plan, derrière l'histoire personnelle de Pavel. La description de la société des camps constitue à la fois un témoignage historique, et à la fois un constat de la rapidité avec laquelle une société peut revenir en arrière, à un état antérieur dans lequel les plus faibles sont la proie de l'avidité des plus forts, à commencer par les femmes et les enfants, premières victimes. Le lecteur constate que dans ces séquences, les auteurs savent toujours inclure une attitude personnelle d'un des principaux personnages, par exemple quand Pavel perd son cahier de dessins alors que les prisonniers sont groupés dans un filet pour être déposés sur le pont du navire.


Lorsqu'il découvre la résolution de l'intrigue, et plus particulièrement la manière dont le tueur est série est appréhendé, le lecteur se retrouve décontenancé et il est en droit d'estimer que les auteurs se sont montrés un peu désinvolte dans leur résolution. À l'évidence, ce n'est pas ce que le lecteur attendait, et ce n'est pas ce que la scène du parc promettait. Il revient d'ailleurs au début du récit pour s'en assurer et remarque qu'il y avait d'autres scènes avant, à commencer par celle où Pavel se tatoue lui-même et celle où il dessine un portrait-robot. À plusieurs reprises, les auteurs évoquent sa capacité à dessiner, à représenter avec justesse des choses qui ne sont le plus souvent que perçues de manière inconsciente. Le père de Pavel dit que quand il dessine, il tente de saisir l'esprit qui se trouve dans les formes qui nous entourent. C'est l'esprit qui crée les formes et, comme un miroir, les formes renvoient son image. Dans un premier temps, le lecteur peut se contenter de ne voir dans ses capacités à dessiner qu'une compétence qui permet à Pavel de se faire une place un peu particulière au sein du camp de travail. Mais les auteurs reviennent à plusieurs reprises sur ce don, faisant dire à Andreï (le maître tatoueur) que l'art libère l'esprit. Le lecteur se souvient alors qu'au début du récit (page 11) Pavel se considère comme une bête féroce, mais dans le même temps il vit une vie apaisée dans les années 1970. Le lecteur peut alors y voir un credo sur le pouvoir de transformation de l'art, ainsi qu'une mise en avant de ce qui a permis à Pavel de résister au camp, le moteur de sa résilience. De ce point de vue, le dénouement fait sens, ainsi que la dernière phrase : Mes rêves avaient trouvé une complice. La fin peut être envisagé sous un aspect métaphorique, et elle complète une figure d'épanadiplose, avec Pavel se tatouant lui-même au début pour se transformer. I est également possible de la considérer sous un angle systémique, quand Andreï indique que celui qui ne sait pas voir ne mérite que le monde qui lui a été dicté.


Un peu intimidé, le lecteur se plonge dans cette lecture l'attention en éveil pour être sûr de repérer les éléments faisant sens. Rapidement, il se laisse emporter par l'histoire, en appréciant la narration adulte qui évite les écueils voyeuristes, pris par le suspense. Décontenancé par la fin, il se rend compte que le récit reste avec lui après avoir refermé la bande dessinée, et qu'il en observe d'autres facettes moins immédiatement perceptibles à la lecture.


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