Le sang des hommes… N'en verseront-ils jamais assez
Ce tome fait suite à Fleurs de peau qu'il faut avoir lu avant. Il s'agit d'une série indépendante de toute autre, terminée en 7 tomes. Elle a bénéficié d'une réédition en intégrale : Voleurs d'empires. Ce tome est initialement paru en 1996, avec un scénario de Jean Dufaux, des dessins et des couleurs réalisés par Martin Jamar. Ces 2 auteurs ont également collaboré sur une autre série en 6 tomes : Double Masque.
Ce tome s'ouvre avec une page consacrée à la défaite de la France lors de l'hiver 19870-1871. Paris est en état de siège, établi par les prussiens, avec un rationnement de la nourriture, et des citoyens qui meurent de faim. Léon Gambetta s'est réfugié à Bordeaux. Dans une autre ville française occupée par les prussiens, le capitaine Zoren se rend à l'hôpital militaire, suite à un signalement. Il identifie effectivement le commandant von W qui est dans un sale état. Il a le regard hagard. Il tient des propos incohérents, en évoquant ce qui ressemble à une ritournelle : une livre de chair, tout un festin rien de moins. Son torse est pansé par un bandage pour que la blessure laissée par la médaille cousue dans la peau (une fleur de peau) puisse guérir. Il se met à gesticuler avec véhémence quand le médecin montre la médaille en question, au capitaine Zoren. En sortant, ce dernier voit une amputation de jambe, coupée à la scie à mi-cuisse.
À Paris, les domestiques font la queue devant les magasins de nourriture, espérant réussir à obtenir un peu de viande de chat ou de chien. L'un des domestiques de la famille Favier raconte aux bonnes qu'Adélaïde Favier est revenue habiter dans la demeure de ses parents, de retour d'un pensionnat situé à proximité de Moussy en Josas. Il ne se gêne pas pour rendre l'histoire plus intéressante, avec la mention d'une main clouée sur la porte de la chambre de la jeune fille. Dans la demeure des Favier, le père reçoit ce qu'il reste des membres du gouvernement pour discuter de la proposition d'armistice faite par les prussiens et de son coût. Il s'interrompt pour se renseigner sur les coups sourds résonnant dans la maison et il finit par indiquer à sa fille Adélaïde que sa bague est entre les mains de maître Rognard. Anaïs, Nicolas d'Assas et Julien d'Havré sont également arrivés à Paris, dans le plus grand dénuement et sans ressource. Julien d'Havré décide de se rendre à l'étude de maitre Rognard, car ce dernier gère la fortune de ses parents.
Après les 2 premiers tomes, le lecteur avait compris que Jean Dufaux raconte son histoire sur la structure d'un roman du dix-neuvième siècle, dans lequel le lecteur se lance, en faisant confiance à l'auteur quant à sa capacité à raconter une histoire en suivant plusieurs fils narratifs dont les liens ne sont pas apparents dès le départ. Comme dans les 2 premiers tomes, les soubresauts de l'Histoire s'intercalent entre les scènes consacrées aux personnages. À nouveau la crédibilité historique du récit doit beaucoup à l'artiste. Martin Jamar se montre toujours aussi investi dans la fidélité de la reconstitution historique. Certes ça ne coûte pas cher en costume ou en décors, car il ne s'agit de que de traits sur une feuille de papier. Mais cela coûte cher en termes d'investissement du dessinateur qui doit effectuer des recherches sur les tenues vestimentaires de l'époque, en fonction des catégories sociales et des professions exercées, des uniformes militaires. Le niveau d'exigence du lecteur se trouve comblé par tous les ustensiles et accessoires d'époque, par les modes de décoration intérieure, par les meubles, ainsi que par les rues de Paris.
Jean Dufaux utilise une forme narrative assez dense, dans laquelle les dialogues ne reprennent pas des éléments d'information déjà montrés par l'image, mais apportent des informations supplémentaires. Il établit ses différentes scènes dans de nombreux décors différents, et les personnages effectuent des actions au cours de chaque scène. Alors même que la lecture reste d'une fluidité sans à-coups, le lecteur se rend bien compte qu'il absorbe une forte densité d'informations à chaque page. Au travers de ses dessins, l'artiste raconte donc autant de choses que le scénariste au travers de ses dialogues, ou des rares encarts de texte. Martin Jamar se met au diapason d'une conception d'une bande dessinée de qualité, pour une histoire étoffée. Il a investi du temps dans la conception de ses personnages, pour qu'ils disposent d'une forte identité graphique sans être caricaturaux. Outre le contexte de chaque scène, le lecteur identifie au premier coup d'œil le commandant von W, avec ses cheveux blancs et son nez aquilin. Dès sa première apparition, il sait qu'il se souviendra aisément des traits du capitaine Zoren. Même s'il n'apparaissait que le temps de 3 pages dans le tome 2, monsieur Favier a laissé une marque indélébile avec sa coupe de cheveux et son collier de barbe. La mèche folle de cheveux de maître Rognard se reconnaît immédiatement, et son état atteste du degré d'agitation de l'individu, sans le rendre ridicule, sans qu'il n'en devienne un ressort comique. Cette qualité dans l'incarnation visuelle des personnages participe beaucoup à les faire exister individuellement, et donc à les rendre crédibles, et à donner de la substance à cette narration chorale.
Ce tome marque l'arrivée à Paris des personnages principaux. Il appartient également à Martin Jamar d'en donner pour son argent au lecteur, de contenter ses appétits de tourisme dans ce Paris révolu. Le clou de la visite guidée est peut-être dans la reconstitution des Halles de l'architecte Victor Baltard. Le temps d'une case splendide en page 41, le lecteur peut se projeter dans le ventre de Paris. Le récit se termine dans un des grands théâtres parisiens, où là aussi le touriste peut apprécier les dorures, le carrelage, les draperies, les festons qui ornent les loges, les lustres et les habits de soirée. En cours de récit, plusieurs personnages progressent dans différentes rues de Paris, et à nouveau le lecteur peut flâner en levant le nez pour détailler les façades, leurs décorations et les formes de fenêtre. Il se recueille devant quelques pierres tombales au Père-Lachaise. Le récit amène également des groupes de personnages dans différents intérieurs. Le lecteur retourne dans le salon des Favier, avec son impressionnante hauteur sous plafond et sa profusion de plantes vertes. Il pénètre dans le cabinet de maître Rognard, avec sa bibliothèque, son bureau, son sous-main, ses dossiers, ses 2 chaises pour recevoir les visiteurs, son tapis, son secrétaire, ses fleurs en pot, sa cheminé et son manteau en marbre, ses tableaux. Il se promène le temps de quelques cases dans le palais de Fontainebleau et dans ses jardins. Il se heurte aux individus agressifs dans la cour intérieure de la pension Martelet. En page 18, la duchesse Feray évoque une réception donnée par Napoléon III, et le lecteur reconnaît le célèbre tableau Réception des ambassadeurs siamois par l’empereur Napoléon III au palais de Fontainebleau (1864), réalisé par Jean-Léon Gérôme.
Dans le tome 2, le lecteur avait été frappé par la scène de divagation de madame Froidecoeur, rendue d'autant plus saisissante que martin Jamar utilisait des nuances vertes pour rendre compte que les actions étaient déformées par le cerveau du personnage, atteint par un poison. Dans ce tome, il prend conscience de la méticulosité de la mise en couleurs réalisée par l'artiste. Elle est évidente lorsqu'il utilise des nuances de gris bleuté pour la scène d'effraction de nuit. Elle est frappante lorsqu'il y a un fort contraste d'une scène à l'autre, par exemple quand Anaïs passe d'une cellule enténébrée à l'éclairage fastueux du théâtre. Elle est patente pour la reproduction du tableau de Jean-Léon Gérôme, avec de nombreuses teintes permettant de faire ressortir chaque petite surface l'une par rapport à celles qui les entourent, sans qu'aucune ne jure parmi les autres. D'une manière générale, la mise en couleurs ne semble consister qu'à s'attacher à rendre compte des couleurs naturelles. Mais, pour peu qu'il y prête attention, le lecteur constate immédiatement qu'elle est complémentaire des tracés encrés, pour augmenter l'immédiateté de la lisibilité de chaque case, un travail aussi précis que discret, aussi sophistiqué qu'efficace.
De page en page, le lecteur passe des rues enneigées de Paris, froides et pas toujours bien fréquentées, aux jardins somptueux du palais de Fontainebleau, de l'intérieur luxueux de la demeure des Favier, à la réalité sordide d'un hôpital militaire à la capacité d'accueil insuffisante. Non seulement la narration de Martin Jamar s'avère fluide et évidente, mais en plus il réussit des cases saisissantes donnant l'envie au lecteur de s'y attarder, soit pour leur beauté, sous pour l'horreur de qui y est décrit. Lorsque le capitaine Zoren jette un rapide coup d'œil à une amputation à la scie, le dessin très prosaïque rend compte de la boucherie. Lorsque des individus usent de la force pour imposer leur volonté à leurs victimes, il n'y a pas d'effet pour glorifier cette violence ou lui apposer une touche romantique. C'est toute la dimension sordide de la violence, de la brutalité et de l'agressivité qui s'exprime. Les visages des personnages correspondent à ceux d'adultes, avec des expressions en retenue, des visages parfois très fermés pour indiquer la concentration d'un personnage ou son inaccessibilité aux sentiments, ainsi qu'une grande palette d'émotions et de nuances en fonction des situations. Il suffit souvent d'une case pour générer de l'empathie chez le lecteur, même si les actions se sont déroulées hors case, ou ne sont que vaguement sous-entendues. Par exemple, le lecteur s'émeut qu'Anaïs se réveille nue sous une couverture, sans explication de sa situation, sans que l'artiste n'ait besoin de titiller le lecteur par une posture aguichante ou révélatrice.
En effet dans ce tome, les fondations posées par Jean Dufaux dans les 2 précédents commencent à porter leurs fruits. Les 2 premiers constituaient une lecture agréable et intrigante, sophistiquée et intelligente, parfois cruelle, parfois pénétrante. Mais c'est véritablement avec ce tome que le lecteur se rend compte que les personnages ont acquis une personnalité spécifique, un caractère qu'il a appris à connaître, des motivations qui leur sont propres. Même s'il ne sait pas tout sur Nicolas, Anaïs ou Julien, il s'y est attaché, et il voit bien qu'ils n'ont pas le même caractère. Il se rend compte du travail d'orfèvre réalisé par le scénariste quand il prend conscience que maître Rognard n'est pas un simple méchant. En fait, il le voit comme un individu qui fait son travail avec compétence, en gardant à l'esprit l'intérêt de ses clients (et le sien bien sûr). Même monsieur Favier (si soucieux des apparences de sa maisonnée et de sa réputation) sort du manichéisme lorsqu'il négocie l'armistice avec les prussiens, car Dufaux prend la peine d'exprimer ses doutes, le fait qu'il ait conscience de sa responsabilité vis-à-vis des parisiens, son indignation face aux exigences exorbitantes de l'envahisseur, à leurs clauses léonines. La séquence restitue toute la complexité politique et morale à prendre une telle décision, dans un sens ou dans l'autre.
Plus encore, chaque nouvelle rencontre est à la fois l'occasion de faire avancer l'intrigue, de découvrir de nouveaux individus présentant au minimum des caractéristiques sociales et morales, et souvent des motivations spécifiques. En cela, Jean Dufaux se montre à la hauteur de son ambition d'écrire un grand roman à la manière d'Honoré de Balzac. Il a peut-être augmenté la dose d'action et de spectaculaire, mais il n'a pas sacrifié à la profondeur psychologique de ses personnages, ni à la diversité et à la complexité de la société de l'époque. L'enchevêtrement entre les faits historiques et la vie des personnages devient plus importants, avec des effets directs. Pour commencer, les élèves de la pension Froidecoeur subissent en direct la situation de siège de Paris, et la rationnement de la nourriture. Ensuite, monsieur Favier (le père d'Adélaïde Favier, la femme rousse) intervient directement dans les décisions politiques de la partie du gouvernement restée à Paris. Enfin, la situation et l'histoire personnelle de Nicolas d'Assas sont aussi bien liées à l'intrigue qu'à l'Histoire.
Le lecteur se rend bien compte au vu des dates, que les personnages vont se retrouver au beau milieu des événements de la Commune de Paris, du 21 au 28 mai 1871, enchaînant encore plus leur sort à celui des événements historiques. Au détour d'une page, l'intrigue s'avère propice à un commentaire social, ou politique, ou philosophique sur le contexte, que ce soit un constat sur le coût en vie humaine de toute guerre qu'elles qu'en soient les raisons, sur le prix à payer par les plus faibles, ou les individus au cœur des bouleversements sociaux, ceux qui en profitent en termes de situation, de statut, même de manière incidente sans avoir cherché à en tirer profit. La conclusion de ce tome vient apporter deux éclairages sur le titre de la série, les voleurs d'empires n'étant pas limités à un groupe de comploteurs.
Avec ce troisième tome, le lecteur retrouve toutes les qualités des 2 tomes précédents, tant dans les personnages, que dans l'intrigue et les dessins. Il a aussi l'intense satisfaction de voir que les différents fils d'intrigue s'entremêlent pour dessiner une riche tapisserie, bénéficiant de plusieurs points de vue, avec des personnages complexe, une intrigue originale, des enjeux pour les individus et pour la société, le tout nourri par l'Histoire, les sentiments, avec un soupçon discret de surnaturel et une touche d'horreur. Exceptionnel !
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