vendredi 13 avril 2018

La petite Bédéthèque des Savoirs - tome 1 - L'intelligence artificielle. Fantasmes et réalités

Plus fort que le cerveau humain ?

Il s'agit d'une bande dessinée de 56 pages, en couleurs. Elle est initialement parue en 2016, écrite par Jean-Noël Lafargue, dessinée et mise en couleurs par Marion Montaigne. Elle fait partie de la collection intitulée La petite bédéthèque des savoirs, éditée par Le Lombard. Cette collection s'est fixé comme but d'explorer le champ des sciences humaines et de la non-fiction. Elle regroupe donc des bandes dessinées didactiques, associant un spécialiste à un dessinateur professionnel, en proscrivant la forme du récit de fiction. Il s'agit donc d'une entreprise de vulgarisation sous une forme qui se veut ludique.

Cette bande dessinée se présente sous une forme assez petite, 13,9cm*19,6cm. Elle débute par un avant-propos de David Vandermeulen de 5 pages. Il commence par une anecdote relative à la fille Francine, une réplique mécanique de Francine Descartes ayant effrayé le capitaine du navire sur lequel René Descartes voyageait en 1649. Il évoque ensuite L'Homme le plus doué du monde (1879), une nouvelle d'Edward Page Mitchell (1852-1927), et le robot autostoppeur HitchBOT (2014/2015) construit par une équipe canadienne. Il est ensuite question de Watson (l'intelligence artificielle qui a battu 2 candidats humains à Jeopardy en 2011), et de transhumanisme avec Raymond Kurzweil. David Vandermeulen rappelle qu'à chaque progrès, les peurs irrationnelles, mais pas infondées, des humains connaissent un regain.

La bande dessinée s'ouvre dans un futur proche, à l'issue d'une guerre planétaire. Suite au crash de wikipedia, l'humanité ne sait plus comment à commencer le conflit contre les robots. Ils dépêchent donc un robot doté d'une intelligence artificielle, surnommé Gladys, disposant d'une puce mémorielle elle aussi dotée d'intelligence artificielle et contenant l'histoire du monde dans sa mémoire, jusqu'en 2016. C'est parti pour un voyage temporel en 2016. En cours de route, la puce explique le concept de la vallée de l'étrange à Gladys (quand un constructeur souhaite qu'un robot ressemble à un humain), puis évoque quelques premières en intelligence artificielle, depuis l'Iliade, jusqu'en 2016, sans oublier l'Univac-1, Hal 9000 ou Deep Blue.


David Vandermeulen commence avec un avant-propos très en verve, évoquant à la fois le développement de l'intelligence artificielle et les angoisses qui vont avec pour l'humanité. Il remercie à la fin Daniel Goossens, auteur de bandes dessinées (comme L'encyclopédie des bébés ou Passions), également chercheur en Intelligence Artificielle à Paris VIII. Cet avant-propos ouvre l'appétit du lecteur pour la bande dessinée proprement dite, en sous-entendant un riche historique, des avancées spectaculaires dans les dernières années, et un thème qui nourrit l'imaginaire depuis des décennies. La couverture de ce premier tome de la petite bédéthèque des savoirs comprend une dimension humoristique, à voir ce pauvre robot que l'on devine doté d'une conscience, ainsi assemblé sans considération pour sa personne. Dès la première page, le lecteur perçoit la moquerie et l'ironie sous-jacente de la narration, à la fois dans les phrases, mais aussi dans les dessins.

L'exposé de Jean-Noël Lafargue et Marion Montaigne présente 2 particularités : l'humour et un goût de récit. Dès la première page, le scénariste ironise sur la propension de l'humanité à régler ses problèmes en recourant à la violence, quitte à s'autodétruire. L'artiste réalise des dessins qui s'attachent plus aux formes générales, qu'aux détails, avec un sens pénétrant de la caricature. Tout au long du récit, le lecteur peut ainsi facilement identifier les personnages historiques, les personnalités, et les références culturelles, à commencer par un Ewok (en provenance de Star Wars) dès la première page, mais aussi la machine à calculer de Charles Babbage (1791-1871), Bill Gates, Stephen Hawking (le scientifique auteur de Une belle histoire du temps), Terminator, ou encore Angela Merkel. Le lecteur reconnaît bien là le parti pris graphique et le talent de l'auteure de la série Tu mourras moins bête… mais tu mourras quand même (4 volumes).


Marion Montaigne réalise des dessins qui ressemblent plus à des esquisses faites sur le vif, avec des formes simplifiées, des visages exagérés, et des environnements ramenés au strict minimum. Pourtant, tout est immédiatement reconnaissable. Les personnages sont représentés de manière caricaturale, souvent avec une tête plus grande que la normale, des mains à quatre doigts, des membres un peu raides à la morphologie très basique (les coudes ne se plient pas, mais le bras s'arrondit plutôt que de faire un angle). Les yeux sont souvent représentés sous forme de rond avec un point au milieu. La forme de la chevelure est vaguement esquissée avec une poignée de traits gras. La dentition se limite à 3 dents apparentes pour exagérer la forme de la bouche. Les expressions des visages traduisent des sentiments exacerbés pour que le lecteur ne se trompe pas sur la réaction émotionnelle d'un personnage, essentiellement pour un effet comique. De fait la narration visuelle s'avère très drôle, d'autant plus que scénariste et artiste ont collaboré ensemble pour que le résultat soit une vraie bande dessinée dans laquelle texte et dessins se complètent et interagissent à chaque case (par opposition à un exposé confié à l'artiste qui aurait ensuite dû se débrouiller pour concevoir des éléments visuels pour un texte déjà figé). Le lecteur est même étonné de la manière dont les dessins désacralisent Bill Gates et Stephen Hawking, montrant 2 petits vieux, dont un impotent, les dialogues les tournant également en dérision. Les dessins transcrivent tout ce que la condition humaine peut avoir de plus ordinaire et vulgaire dans sa chair, un peu comme le faisait Reiser, toute proportion gardée.

Le lecteur est donc un peu décontenancé par la bonne humeur ambiante, les moqueries, les références culturelles populaires (ils ont même réussi à utiliser le mot swag pour un effet comique avec Gottfried Wilhelm Leibniz, 1646-1716), et des blagues sans complexe qui prennent parfois le dessus sur l'exposé. Du fait de ce ton humoristique, le lecteur est tenté de relativiser la qualité de l'exposé. En outre, la deuxième particularité de ce tome réside dans le fait que les auteurs ont choisi de raconter leur exposé sous forme d'un récit. Ils ne mettent pas en scène leurs avatars dans un jeu de question / réponse ; ils mettent en scène un robot en provenance du futur (mais sans aucune ressemblance avec Terminator). Cela rend vivant l'exposé qui prend la forme d'un récit. De plus, l'intégration de références à la culture populaire de type science-fiction renforce l'impression d'une histoire trop vulgarisatrice, en évoquant régulièrement la représentation des robots et de intelligences artificielles dans les livres ou les films à grand spectacle.


Pourtant le lecteur se rend rapidement compte qu'il ne s'agit pas d'un exposé superficiel. Jean-Noël Lafargue évoque l'Iliade avec pertinence et l'Ars Magnan (un dispositif composé de cercles concentriques à manipuler pour avoir des réponses à des questions philosophiques) créé et construit par Ramon Llull (Raymond Lulle, 1232-1315). Il évite le Turc mécanique (automate joueur d'échecs, célèbre canular) construit et dévoilé pour la première fois en 1770 par Johann Wolfgang von Kempelen, et il lui préfère le canard digérateur de Jacques Vaucanson (1709-1782). Il est rapidement question de savoir si l'animal est une machine (René Descartes) ou l'homme est une machine (Julien Offray de La Mettrie, 1709-1751). Cette modélisation de la machine humaine a pour conséquence d'imaginer qu'il est possible de construire une machine cerveau reproduisant les fonctions de celle d'un animal, ou d'un être humain. Jean-Noël Lafargue s'écarte tout de suite des lieux communs, avec une historisation riche et pertinente. Ce scénariste est également l'auteur de Processing - S'initier à la programmation créative (2016) et Entre la plèbe et l'élite - Les ambitions contraires de la bande dessinée (2012).

À partir de là, Jean-Noël Lafargue évoque les différents calculateurs mis au point, à commencer par la machine de Charles Babbage et les algorithmes d'Ada Lovelace, jusqu'aux différents systèmes experts informatiques. Le lecteur (re)voit passer Deep Blue, l'ordinateur qui gagna aux échecs contre Garry Kasparov en 1997, et Watson, une intelligence artificielle qui a battu des champions humains de Jeopardy. Il distingue la cybernétique de l'intelligence artificielle. Il explique le concept d'intelligence artificielle (IA) descendante et d'IA ascendante, ainsi que le test de Turing (du nom de son concepteur Alan Turing, 1912-1954). Chaque fois il rattache les développements et les progrès effectués à leur représentation dans la culture populaire, le plus souvent sous forme de menace contre l'humanité. En particulier, il rapporte la prédiction de Basilic de Roko concernant le concept de singularité : quand une intelligence artificielle émergera, elle reprochera aux humains de ne pas avoir assez activement préparé son avènement, et les punira, afin d'inciter ceux qui comprennent ses motivations à tout faire pour qu'elle existe.



Le lecteur ressort de cette lecture avec le sourire aux lèvres, ce qui est un effet inattendu pour un ouvrage de vulgarisation. Il a l'impression d'avoir lu un ouvrage facile et rapide, mais en se remémorant tous les points abordés, les étapes de l'exposé et les exemples étayant chaque idée, il se rend compte que les auteurs ont fourni un travail de titan, avec une accessibilité remarquable. Il a appris à se repérer entre les différentes formes d'intelligence artificielle. Il a compris ce sur quoi butent ses différentes manifestations : le sens commun, concept expliqué de manière fluide et compréhensible en 9 pages. Mais aussi il a pris conscience des risques éthiques engendrés par ces intelligences artificielles. Loin des Hal 9000 ou Terminator, les enjeux se trouvent dans l'intégration de plusieurs domaines informatisés générant des Big Data, et concentrés dans une même entreprise, par exemple Google avec Calico Lab, Boston Dynamics, Nest Lab, et Renaissance Learning. Pire encore au détour d'une page (p. 28), il découvre un exemple encore plus délirant d'utilisation des intelligences artificielles à base de logique, d'algorithmes, comme les high Frequency Trading (HFT), des programmes qui boursicotent tout seuls, des IA totalement déconnectés de la réalité sur laquelle ils agissent et capables de mentir pour induire les autres IA en erreur.

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