Le Moine fou, tome 7 : Les tourbillons de fleurs blanches
Ce tome fait suite à Les matins du serpent qu'il faut avoir lu avant car il s'agit d'une histoire à suivre, en 10 tomes. Il est initialement paru en 1994, écrit et illustré par Vink (de son vrai nom Vinh Khoa). Cette série a été rééditée en 2 intégrales en respectant le format (29,9cm*22,8cm) : L'intégrale Le moine fou, tome 1 : He Pao, joyau du fleuve (tomes 1 à 5) et L'intégrale Le moine fou, tome 2 : Poussière de vie (tomes 6 à 10). À partir de l'année 2000, Vink a donné une suite à cette série, en 5 tomes, regroupés dans Voyages de He Pao (les) - Intégrale (mais dans un format plus petit 17,1cm*24cm).
Suite à sa décision dans le tome précédent, He Pao a décidé d'accompagner Kim Ki Ju dans son retour en Corée. La mer est démontée et He Pao se grise du tangage du bateau. Dans les montagnes avoisinantes, un ermite a une vision : Chassant l'arc-en-ciel, le typhon se rapproche de la côte. Dans son linceul rouge sang, deux enfants morts ! À proximité de la ville portuaire, dans la demeure du seigneur local, Yu Shin et Bang Song s'entraînent au combat à main nue, sous la surveillance de leur instructeur maître Cho. Bang Song envoie son petit frères Yu Shin à terre, et ce dernier s'évanouit. Comme il ne reprend pas connaissance, le prince Yoo (surnommé le prince noir) fait exécuter l'instructeur. Quelques minutes plus tard, Yu Shin regagne connaissance (au grand soulagement du moine appelé à prononcer des prières), il avait simulé son évanouissement.
Kim Ki Ju et He Pao ont débarqué et recherchent une auberge dans la ville enneigée. Ils tombent nez à nez avec 2 tigres, qu'He Pao maîtrise rapidement. Elle les relâche et les chasse, mécontentant ainsi les habitants qui auraient préféré qu'ils soient tués pour être sûr qu'ils ne reviennent pas semer la panique un jour ou une nuit prochaine. À la fin de ces échanges, ils sont interpellés par Hye Ku, un soldat du prince, qui les invite à monter chacun dans un palanquin qui les emmène dans la demeure du prince Yoo. Au cours d'un repas formel, le prince intime à Kim Ki Ju et He Pao de prendre part à l'escorte qui accompagne ses fils Yu Shin et Bang Song pour une partie de chasse. Il espère qu'He Pao leur apprendra quelques prises. De leur côté, les fils tiennent en piètre estime cette dompteuse de tigre et combinent un plan pour lui fausser compagnie et la mettre en difficulté.
Le lecteur s'embarque pour une étape supplémentaire dans la quête d'He Pao pour trouver le Moine Fou. Dans le tome précédent, elle avait rencontré un individu recevant des messages du Moine Fou (au contenu décontenançant) par le biais d'oiseaux arc-en-ciel. Il n'est pas dupe, il sait qu'il s'agit d'une étape supplémentaire qui ne sera vraisemblablement pas décisive, qui apportera des éléments de compréhension supplémentaires, et qui permettra à He Pao de franchir une nouvelle étape, tout en sachant qu'il y a peu de chance qu'elle rencontre le Moine Fou, pour une discussion qui lèverait tous les mystères. Sans surprise, le vieil ermite (appelé Six Pas) entretient bien un lien avec le Moine Fou. Il reste à nouveau des traces du passages du Moine Fou (des sculptures, et une phrase dans son étrange écriture) et peut-être sa présence, ou peut-être pas. Ce passage assez long (environ 9 pages) est également l'occasion pour Vink de réaliser une séquence quasi onirique.
Cette séquence donne l'impression de verser dans le rêve dès le début quand un brigand surgit inopinément d'une galerie souterraine, habillé de blanc, sur fond de tapis de neige blanc. Il s'élance hors de la galerie le temps d'une case et ne réapparaît plus jamais. Seul le commentaire de Yu Shin permet de savoir qu'il sortait d'une galerie. Le lecteur ne sait que faire de cette soudaine apparition qui n'a aucune incidence sur la suite et qui n'est plus jamais évoquée. Par contre la dimension visuelle de ces 2 pages est incroyable, le blanc de la page devenant le blanc de la neige, mais aussi parfois le blanc d'un ciel saturé, ou encore le blanc de la tunique de Six Pas, avec le givre sur les frêles blanches ressortant sur ces différents blancs. C'est comme si les personnages étaient perdus dans un néant blanc, ayant effacé la réalité, évoquant le néant de la mort. Pour autant, l'artiste continue à placer ses personnages en fonction de la topographie du terrain, avec des déplacements en cohérence.
Les 2 pages suivantes mettent en parallèle les explications que Six Pas apporte à Yu Shin et les déplacements effectués par He Pao, donnant ainsi un sens à ces mouvements. Le lecteur découvre ensuite 2 pages muettes composées de la même manière : une case centrale occupant les 2 tiers de page, une bande supérieure composée de 2 cases, une bande inférieure composée de 2 cages. À nouveau Vink joue sur les blancs et les gris bleutés délavés, pour une vision douce et éclairante, très concrète, avec une case consacrée à un oiseau en train de chanter, une autre à cerf en train de bramer, et d'autres au tourbillon de fleurs blanches (du titre) en train de tomber. Il s'agit d'un moment suspendu dans le temps, d'une beauté plastique magnifique, d'une douceur sans égale, malgré la révélation qui se joue pour He Pao. Les 2 pages suivantes se déroulent dans un statuaire recouvert de neige, ne dénudant que quelques morceaux des sculptures. Vink adopte une mise en scène théâtrale dans laquelle He Pao se lance dans un monologue. La sensation onirique subsiste et le lecteur éprouve quelques difficultés à mesurer la portée de ce qui vient de se jouer sous ses yeux. Il faudra attendre le tome suivant pour acquérir une certitude, s'il s'agissait d'une résolution ou non.
Ce tome s'ouvre avec un voyage mouvementé sur une mer déchainée rappelant que l'eau joue un rôle symbolique dans le récit. L'artiste propose à nouveau une représentation superbe de ces vagues dans la brume, des embruns, et du tangage auquel est soumis le bateau. Le lecteur retrouve une autre représentation de l'élément liquide lors de la fuite de Bang Song et Yu Shin, d'abord dans un cours d'eau calme et bleu acier, puis sur un ruisseau gelé. Il est impossible pour le lecteur de ne pas penser à He Pao (joyau du fleuve), mais il ne perçoit pas de dimension métaphorique dans ces 2 nouvelles représentations de l'eau. Après la scène d'ouverture, l'auteur propose 3 scènes s'attachant à des personnages différents. Le lecteur ne croit pas un instant à la possibilité que l'ermite sur sa véranda, devant sa grotte, puisse être le Moine Fou. Par contre, il prête une attention particulière à ses visions qu'il décrit à haute voix, car Vink avait déjà utilisé ce dispositif avec une annonce du Grand Moine dans le tome précédent qui s'était révélée éclairante après coup. Grand bien lui en prend, car Six Pas prononce par la suite d'autres sentences qui s'avèrent d'une perspicacité pénétrante. D'un point de vue visuel, la situation isolée de Six Pas (son étrange surnom est expliqué en cours de récit) rappelle celle du vieux Maître dans le tome précédent.
La scène suivante est beaucoup plus lumineuse, avec les 2 frères en train de s'entraîner dans la cour de la demeure. L'auteur introduit donc 2 adolescents qui ont la chance d'appartenir à la classe dirigeante et à qui les cours d'arts martiaux sont offerts, sans qu'ils aient besoin de s'investir pour les obtenir. Il est donc possible de comparer leur situation et leur parcours à ceux d'He Pao. Vink insuffle une dynamique dans leur relation, à base de jalousie, d'espièglerie, et d'irresponsabilité, en cohérence avec leur âge et leur position privilégiée. Quelques pages plus loin, Kim Ki Ju et He Pao sont invités à dîner dans la demeure du Prince Yoo, ce qui est l'occasion pour l'artiste de contraster la chaleur de l'éclairage, la beauté des peintures murales, avec la froideur de l'extérieur et les rigueurs de l'hiver. Le lecteur peut s'assoir aux côtés des convives et observer la richesse des habits de la maisonnée, la délicatesse des manières des serveuses, le type de couverts et les modalités du repas. La couette dont bénéficie He Pao pour passer la nuit est également splendide.
Le troisième fil narratif permet de suivre He Pao et Kim Ki Ju. Ayant toujours à cœur d'offrir un spectacle divertissant aux lecteurs, l'artiste montre He Pao devant s'en prendre à 2 tigres dans les rues de la ville. Pour rendre compte de l'heure avancée de la journée, il utilise des teintes mauves permettant de rendre compte de l'obscurité tombante, et de faire ressortir la lumière des fanaux utilisés par les villageois et les gens d'arme. La mise en scène de cette séquence d'action est factuelle, avec des angles de prise de vue permettant de suivre les déplacements des fauves et les prises d'He Pao. Le lecteur peut voir les murs d'enceinte, la grâce féline des tigres, le mécontentement des villageois. Au milieu de la séquence, il tombe sur une case jaune dorée, évoquant une forme d'âge d'or pour le tigre, tranchant avec le reste du schéma chromatique, saisissante de nostalgie de bon aloi, et troublante dans son parallèle entre la tigresse et He Pao.
Par la suite, la construction de l'intrigue rappelle, par certains côtés, celle du tome 4 au Pic de la Foudre Le col du vent. Le groupe partant à la chasse se sépare entre les 2 frères ayant fugué, He Pao partie à leur recherche par ses propres moyens, le reste du groupe essayant de quadriller le secteur, les disciples de maître Cho (dont Petit Li), des brigands et Six Pas. Vink se montre aussi habile que dans le tome 4 à organiser ce ballet avec beaucoup de participants, tout en veillant à ce qu'il reste plausible. Le lecteur observe avec plaisir les vêtements des soldats du prince Yoo, les vêtements plus frustes des villageois et des brigands, la tenue inchangée d'He Pao, complétée par une cape bienvenue au vu des chutes de neiges. Il reste interdit devant ces soldats torse nu qui donnent l'assaut aux brigands, donnant lieu à une page sans texte ni phylactère, pour une séquence qui semble à nouveau relever de l'onirisme. L'auteur fournit une explication satisfaisante de cette scène dès la page suivante, ce qui n'amoindrit en rien la force visuelle de la page précédente.
À plusieurs reprises, l'artiste met en scène des actions impliquant plus d'une dizaine de personnages. À nouveau, le lecteur apprécie la qualité de sa mise en scène qui sait spatialiser les personnages, les chevaux et la biche de sorte à montrer comment se placent chacun d'entre eux, et la progression de la chasse. Il se montre tout aussi habile pour l'attaque des soldats torse nu, ou pour le dénouement du face-à-face, impliquant une demi-douzaine de protagonistes effectuant des actions différentes dont les conséquences se font sentir sur chacune. La narration visuelle permet de donner à voir ces différents chassés-croisés et à prouver leur plausibilité. En voyant, les 2 frères glisser sur un ruisseau gelé, le lecteur sourit inconsciemment, car ça lui rappelle l'aquaplaning effectué par un prisonnier, sous l'impulsion d'He Pao, dans le tome précédent.
Comme dans les tomes précédents, He Pao continue de participer aux décisions adultes du fait de ses capacités extraordinaires au combat. Ayant vaincu les tigres, elle est déjà célèbre car tout le monde parle de son exploit. Mais Vink ne se contente pas de la replacer dans cette position, il évoque également sa féminité par un biais détourné. Alors que le prince Yoo ne voit en elle qu'une instructrice potentielle de talent, les 2 adolescents ne voient en elle qu'une paysanne mal dégrossie, qui ne pourrait pas faire office de servante pour Bang Song le plus âgé, mais peut-être de nourrice pour Yu Shin. Quelques pages plus loin, Yu Shin dévisage He Pao avec concupiscence, en repensant à la remarque de son frère sur la fonction de nourrice. Ce n'était pas arrivé depuis le premier tome qu'He Pao soit regardé comme un objet du désir. D'un autre côté, il s'agit de l'appréciation d'un adolescent qui n'a pas le beau rôle dans l'histoire.
Arrivé aux deux tiers du récit, l'un des personnages suit un fantôme ou l'esprit d'un personnage récemment décédé pour retrouver la piste de Bang Song. Ce n'est pas la première fois que Vink met en scène des esprits, ne serait-ce que l'apparition des parents d'He Pao dans le tome précédent. Le lecteur ne peut pas vraiment tirer de conclusion sur les convictions personnelles de l'auteur en la matière. Il s'agit vraisemblablement d'une licence artistique, pour évoquer l'influence persistante d'un disparu sur l'esprit d'une personne l'ayant bien connu, ou sur laquelle il a eu une forte influence. Dans le même registre spirituel, il y a la capacité inexpliquée de Six Pao à avoir des visions ou à disposer de révélations d'une justesse surnaturelle.
Arrivé au terme de ce tome, le lecteur effectue à nouveau le constat que ces 46 pages étaient aussi fluides que denses, et que l'auteur a pu intégrer de nombreux thèmes. Outre ceux habituels relatifs à l'héritage (celui du Moine Fou) s'imposant à l'héritier jusqu'à modifier sa personnalité, il est question d'un petit tyran abusant de sa position de pouvoir, d'enfants gâtés irresponsables, d'une populace insatisfaite des mesures de protection mises en œuvre par une personne en ayant les capacités, de jalousie qui est mauvaise conseillère, de vengeance d'un maître humilié entreprise par ses élèves, de la cruauté arbitraire de la chasse (Non ! pas le faon, Non ! pas sa mère !), de la motivation d'He Pao qui n'est pas de l'altruisme, du plaisir de jouer aux échecs, de vanité (celle de Six Pas), de valeur (celle d'He Pao) qui n'attend pas le nombre des années, du pardon quand une biche et ses deux faons observent Petit Li et He Pao.
Comme à son habitude, Vink réalise une bande dessinée qui peut être lue pour son intrigue et appréciée pour cela uniquement. Le lecteur peut dans ce cas ressentir une petite déception quant au développement du fil narratif principal sur le mystère du Moine Fou. Pour le lecteur prêt à une lecture plus contemplative, la narration de Vink recèle des saveurs tant visuelles que thématiques, toujours aussi nombreuses sans devenir écœurantes.
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