mardi 9 janvier 2018

Les cités obscures : La route d'Armilia et autres légendes du monde obscur

Un beau voyage extraordinaire

Il s'agit du cinquième tome dans le cycle des Cités Obscures, dans le cadre de la réédition entamée en 2007. Cette édition de 2010 comprend le récit principal "La route d'Armilia", ainsi que 3 récits courts : Mary la penchée (un conte pour enfants paru précédemment comme un album pour la jeunesse), Les chevaux de Lune et un conte inédit "La perle".

L'histoire s'ouvre avec une séquence de 2 pages en bandes dessinées traditionnelles. Dans la cité industrielle de Mylos, l'inspecteur Helmut se rend sur le site de production dont les cadences présentent des anomalies. Il est accompagné par Rainer le contremaître. Pour la séquence suivante, la forme de la narration change, avec un texte sur les 2 tiers de la page en grands caractères, et une unique illustration en haut de page sur la largeur de la page. Par la suite cette répartition pourra aller jusqu'à un texte d'une page avec une illustration pleine page en vis-à-vis, en passant par quelques illustrations sur une double page. Le récit change également de centre d'attention et narre le voyage en dirigeable de Ferdinand, de Mylos à Armilia (une cité située au pôle Nord). Au cours de ce voyage, il découvre Hella une passagère clandestine qu'il invite à voyager avec lui. Le parcours du dirigeable passe au dessus de cités comme Brüsel et Bayreuth, et comprend un arrêt à København.

Comme pour "L'archiviste", Benoît Peeters et François Schuiten ont décidé de jouer avec le format de la narration et de s'affranchir de la bande dessinée. Le récit comporte 60 pages dont 8 sont en bandes dessinées, les autres s'apparentant plus à des textes illustrés avec des dessins grands formats. Ils brouillent un peu la frontière entre ces 2 formes lorsqu'une page comporte une grande image centrale couvrant la page de bas en haut, bordée par 2 cases rectangulaires (elles aussi de la hauteur de la page) très fines. Du coup, le rapport du texte aux dessins ne relève plus de la présentation d'une bande dessinée, mais il conserve malgré tout quelques réglages en relevant.

Bien sûr les images créées par François Schuiten sont magnifiques, à la fois par les visions qu'elles proposent, mais aussi par la minutie de leur réalisation, et leur douceur onirique. Schuiten réalise ses planches au crayon à papier, puis les colorie au crayon de couleur, éventuellement rehaussé par des touches de peinture, avant de détourer les formes à l'encre de Chine. Cette technique confère une apparence délicatement texturée, légèrement surannée, assez douillette. Les dessins pleine page permettent d'apprécier de nouvelles vues de quelques cités obscures, comme les portes de Porrentruy, les gratte-ciels de Muhka, quelques bâtiments de Brüsel, le microclimat de København. Ils exposent également l'intérieur de l'aérostat : sa salle de balle, sa charpente métallique, la vue depuis le restaurant. Le lecteur se repaît avec délice de ses tableaux mélangeant science rétro-futuriste et architecture monumentale, pour une vision décalée et nostalgique de notre propre environnement.

En termes de narration, Peeters rend un hommage appuyé aux voyages extraordinaires de Jules Verne, avec une référence particulière à Cinq semaines en ballon (Voyage de découvertes en Afrique par trois anglais). Comme dans les tomes précédents la narration intègre une part de sous-entendus et d'implicite, à commencer par la raison pour laquelle la mission a été confiée à Ferdinand, ou même comment il a acquis la formule qui doit permettre de refaire fonctionner Armilia, ainsi que la nature de cette fonction. Ferdinand doit faire un effort de mémoire pour essayer de retrouver la formule, cela place le récit à mi-chemin entre la récitation de leçon et le conte avec une formule magique. Le contexte de l'histoire place Ferdinand dans une position matérielle privilégiée : il voyage sans avoir à se soucier de logistique, de travailler ou de payer quoi que ce soit. De ce point de vue, il s'agit d'une forme de récit qui semble plus destiné à la jeunesse qu'à des adultes.




Le lecteur du cycle des cités obscures repère facilement les références aux autres cités, et regarde avec attention l'apparition (1 image) de Régis de Brok (doyen de la Faculté des Sciences de Brüsel), déjà mentionné dans "La fièvre d'Urbicande"). Il s'attarde sur la carte où est tracé l'itinéraire du dirigeable pour situer chaque cité et découvrir d'autres noms. Il y a également cette inspection d'usine à Mylos qui introduit un rapport à l'imaginaire, un autre point de vue entre le réel et l'appétence de l'humanité pour toute forme de récit, d'invention narrative de l'esprit. Cette fois-ci Peeters et Schuiten mettent en scène comment l'individu utilise sa capacité à appréhender le réel (avec ses limitations, sa compréhension partielle, ses systèmes de pensée limités et erronés) pour transformer ses expériences en un récit, sa pulsion de narration, la transformation de l'expérience en une histoire plus séduisante. La chute du récit complexifie également le sens politique donné à l'exploitation de la main d'œuvre. La nature du produit construit vient pratiquement justifier l'effort des travailleurs, obligeant le lecteur à s'interroger sur la fin par rapport aux moyens, à contempler le résultat d'un labeur collectif.

Après "La tour" une bande dessinée traditionnelle, Benoît Peeters et François Schuiten proposent de découvrir une nouvelle cité Mylos et peut-être une deuxième Armilia, dans ce qui s'apparente par la forme à un conte illustré à destination de lecteurs plus jeunes. À nouveau les illustrations de Schuiten sont magnifiques invitant le lecteur au voyage dans des lieux à la fois palpables et oniriques. La narration reprend les conventions des romans de Jules Verne, tout en incorporant un commentaire politique ambigu sur le modèle industriel de la ville de Mylos et le conditionnement qu'elle induit sur la vie de ses citoyens. Dans les commentaires lors des rééditions, les auteurs ont explicité le fait qu'ils avaient voulu regrouper dans ce tome tous les récits destinés à des lecteurs plus jeunes. Le tome suivant invite le lecteur à visiter la cité obscure de Brüsel.

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- Mary la penchée (18 pages) - Initialement ce récit est paru en 1995 dans la collection jeunesse de Casterman, dans un format à l'italienne. Il met en scène le personnage de Mary von Rathen qui est également l'un des personnages principaux de L'enfant penchée. Il s'agit d'un récit illustré, et non d'une bande dessinée.

Un matin en se levant Mary découvre qu'elle penchée. Elle n'est pas malade mais son corps est incliné de 30 degrés par rapport à la verticale, n'obéissant plus aux lois élémentaires de la gravité. Après le passage du médecin, les parents de Mary doivent se rendre à l'évidence : leur fille ne simule pas. Ils décident de la placer dans une institution scolaire à la campagne en espérant que l'air frais lui fera du bien. Mary finit par s'échapper et fuir.




L'histoire est racontée du point de vue Mary, avec ses émotions, mettant en avant son sentiment de ne plus appartenir au monde des gens normaux, et d'être devenue une curiosité, une bête de cirque. Comme toujours, les dessins de François Schuiten sont d'une grande délicatesse et d'une grande finesse, représentant des intérieurs et des vêtements qui évoquent les années 1930 ou 1940. Dans la première moitié, il utilise régulièrement la couleur orange dans plusieurs teintes (abricot, tangerine, mandarine, orange brûlée, poil de chameau). La deuxième moitié du récit (celle où Mary ne subit plus, mais devient moteur de sa vie) devient un peu plus sombre, Schuiten recourant à des teintes de la famille du marron. Chaque illustration joue habilement sur l'inclinaison que ce soit celle de Mary, celle du l'environnement, ou les 2.

Le récit en lui-même est très linéaire, Mary suivant les déplacements de Mary, les différents stades de rejet dont elle fait l'objet, jusqu'à ce qu'elle trouve un environnement accueillant. Le thème principal est de celui de la différence et de l'appartenance, développé par le biais des réactions des individus de son entourage, et son propre besoin de trouver un lieu où elle se sente bien. Il n'apparaît qu'une seule image d'une cité obscure qui n'est pas nommée.

J'avais acheté cette histoire pour la lire à mes enfants qui ne l'ont jamais apprécié sans pouvoir dire pourquoi. L'image de l'enfant penchée leur est restée en mémoire, mais l'ambiance du récit, le degré de sophistication des illustrations et peut-être même les compositions de couleurs ne les ont pas séduits. Pour un adulte, il s'agit d'une lecture très rapide, et de dessins agréables à regarder et à contempler, mais dont le thème reste sous-développé.

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- Les chevaux de Lune (8 pages sans paroles) - Une jeune fille se réveille pendant la nuit. Elle voit un cheval tout blanc qui est entré par la fenêtre. Elle monte sur son dos et il l'emporte dans les airs.

Il s'agit également d'un conte pour enfants, cette fois-ci dénué de texte. La lecture en est très rapide. Il s'agit d'un voyage onirique illustrant la capacité des enfants à imaginer et intégrer le merveilleux dans leur vie quotidienne. Le choix des couleurs est à nouveau un peu sombre pour un ouvrage destiné à la jeunesse, et les dessins peut-être pas forcément adaptés à un jeune lectorat, même s'ils contiennent moins d'informations visuelles que ceux de "Mary la penchée".

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- La perle (12 pages) - Dans le royaume de Transsyldurie, la reine et le prince consort s'inquiètent de ce que leur fils Arnold VII, maintenant régent (la reine ayant abdiqué en sa faveur) ne soit toujours pas marié. Alors qu'il revient d'un long voyage diplomatique, il est toujours seul. Un soir une jeune femme se présente au château, elle s'appelle Ève-Marie, et est danseuse de son état. Le prince la connaît déjà et l'invite à passer une nuit au château. La reine mère n'ayant pas confiance dans cette demoiselle glisse une perle sous son matelas.

Benoît Peeters et François Schuiten adaptent à leur sauce (c'est-à-dire dans ce passé récent légèrement suranné) le conte de "la princesse au petit pois" d'Hans Christian Andersen. Le lien avec les cités obscures est bien présent même s'il se réduit au fait que le prince revienne d'un congrès numismatique dans la cité d'Alaxis, en dirigeable royal. Les dessins de Schuiten sont plus fournis que ceux des "Chevaux de Lune", et plus évocateurs que ceux de "Mary la penchée. La forme du conte est respectée, avec un zeste d'espièglerie qui en rend sa lecture fort agréable, y compris pour un adulte.

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