vendredi 19 janvier 2018

Cromwell Stone

Toucher du doigt l'incommensurable mystère de la réalité

Ce tome contient une histoire complète en noir & blanc de 46 pages, écrite, dessinée et encrée par Andreas (Andreas Martens de son complet), publiée pour la première fois en 1984. Par la suite, Andreas a réalisé 2 histoires mettant en scène Cromwell Stone : Le retour de Cromwelll Stone (1994), Le testament de Cromwell Stone (2004). Ces 3 récits ont fait l'objet d'une réédition en 2013 : Cromwell Stone, intégrale.

L'histoire s'ouvre avec une citation d'Howard Philips Lovecraft : "la plus ancienne et la plus forte émotion de l'humanité est la peur". Cromwell Stone est en train de progresser à pied sur un chemin en bord de côte, une corniche longeant une mer déchaînée et battue par les vents. Il trouve refuge dans la demeure de Gordon Globe et lui raconte ses mésaventures. Il y a quelques temps, il avait décidé de se rendre à Loatham (en Angleterre) pour retrouver Jack Farley, l'un de ses amis. Arrivé sur place, Stone avait eu l'impression d'une ville hostile, de menaces imprécises tapies dans les zones d'ombre. Ayant rejoint l'adresse que lui avait donnée Farley, il avait eu la surprise de constater que personne ne se souvenait lui (pas même son voisin) et qu'il avait disparu comme s'il n'avait jamais séjourné à Loatham. De fil en aguille, Stone avait finit par s'installer dans la demeure que Farley était censé avoir louée. Bientôt des phénomènes inexplicables se produisirent.

La citation de la première page ne laisse aucun doute quant à l'intention d'Andreas : il s'agit pour lui de réaliser un récit "à la manière de", de rendre hommage à Howard Philips Lovecraft, auteur entre autre de Dagon,Le mythe de Cthulhu,Par-delà le mur du sommeil, etc. Le lecteur est donc beaucoup moins surpris que Cromwell Stone par ces phénomènes mystérieux qui laissent présager l'existence d'entités pas très bien disposées envers l'humanité, d'une géométrie défiant les lois basiques de l'espace, et d'un Ailleurs ou d'un Dehors menaçant. Andreas maîtrise à la perfection les obsessions de Lovecraft, il intègre la présence inquiétante de l'océan, ainsi que des personnages qui semblent en savoir beaucoup sans pour autant vouloir aider Stone.

Dès ce premier récit consacré à Cromwell Stone, le lecteur constate qu'Andreas rend hommage à HP Lovecraft en s'en inspirant, sans le plagier, ni le copier. Le récit de Cromwell Stone ne reprend pas la mythologie de Cthulhu et suit sa propre logique, avec ses propres spécificités. Il s'agit d'une histoire originale et indépendante. La trame n'est pas très novatrice, mais son exécution est singulière. Andreas utilise des conventions de plusieurs genres différents, aboutissant à une histoire sortant de l'ordinaire. Le récit se déroule vraisemblablement au début du vingtième siècle, et les personnages sont essentiellement masculins (il n'y a qu'une femme avec un rôle très secondaire le temps de 2 pages). Il n'y a pas de prouesses physiques, les différents lieux participent à la narration, la mise en scène et les dessins sont uniques en leur genre.

De la même manière que la référence à HP Lovecraft est incontournable à la découverte du récit, celle à Bernie Wrightson l'est pour les dessins. Andreas utilise des myriades de traits répétant le même tracé pour donner du volume aux surfaces et leur conférer une texture palpable. Il allonge légèrement les visages pour les rendre plus expressifs en particulier quand l'individu éprouve de la peur. Wrightson est un dessinateur de comics qui s'est fait connaître dans les années 1970 pour ses histoires d'horreur (Creepy presents Bernie Wrightson), pour avoir illustré une histoire de Stephen King (Creepshow) et surtout pour avoir réalisé des illustrations habitées du roman de Mary Shelley : Frankenstein.

De la même manière qu'Andreas s'inspire de Lovecraft sans le copier, il s'inspire de Wrightson sans le copier. Pour commencer Andreas est aussi méticuleux que Wrightson pour tracer ces nombreux traits courant de manière parallèle, figurant une luminosité complexe, mais il n'atteint pas le niveau de Wrightson qui s'en sert également pour rendre compte de la texture des matériaux, en plus de leur volume. Ensuite, dès la première page, le lecteur est frappé par la composition de chaque page : les compositions variées de cases aux formes différentes, et la l'habilité avec laquelle Andreas recompose le mouvement par le biais de l'agencement de ces cases.



Dès la première page, le lecteur est subjugué par l'intelligence narrative visuelle. La page est partagée en 2 selon une ligne oblique montante. Le tiers supérieur se compose de 5 cases dont la taille va en diminuant montrant Cromwell Stone montant le long du chemin, avec un mouvement de caméra se rapprochant de son visage en tournant. Ces 5 cases sont donc opposées à celle plus grande en dessous montrant le chemin, les flots déchaînés, la falaise et la maison de Gordon Globe accolée à la paroi rocheuse.

Andreas réalise des planches denses, comprenant de 8 à 10 cases, aboutissant à une narration substantielle. Il utilise majoritairement des cases rectangulaires, tout en recourant à des cases trapézoïdales ou triangulaires quand la nature des événements le justifie. Lorsque la narration le rend nécessaire, il diminue également le nombre de cases par page pour transcrire la taille démesurée d'un élément.

Cette inventivité dans la composition des pages dépasse la simple expérimentation et prouve une maîtrise impressionnante du vocabulaire et la grammaire de la bande dessinée. Andreas utilise à bon escient, aussi bien un découpage en 6 cases verticales de la hauteur de la page (planche 43), qu'un découpage en 10 cases horizontales de la largeur de la page (planche 34). À l'opposé de dessinateurs recourant à des cases de la largeur de la page pour ne dessiner qu'un tête de personnage au milieu sans arrière plan, Andreas utilise toute la largeur, gérant l'écoulement du temps de manière subtile, l'élément dessiné à l'extrême droite pouvant survenir quelques secondes après celui dessiné à l'extrémité gauche, comme si le temps s'était écoulé au fur et mesure que le regard du lecteur progresse de gauche à droite. Il peut aussi utiliser une bande horizontale de 5 cases pour faire ressortir l'évolution des expressions du visage d'un personnage. Chaque page est une nouvelle leçon d'art séquentiel, sans ressembler à une vaine démonstration gratuite pour épater le lecteur.

Dès la première page, le lecteur constate également qu'Andreas a pris le parti de raconter son histoire de manière majoritairement visuelle, c'est-à-dire qu'à de nombreuses reprises les cases, voire les pages, sont dépourvues de texte. Il s'agit d'un parti pris courageux que de distiller une angoisse sourde au travers des dessins, sans aide du texte. Cela assure également Andreas qu'il ne courre pas le risque de paraphraser les textes de Lovecraft, de manière maladroite. Alors que Lovecraft évoquait souvent une horreur indicible, Andreas réussit à évoquer une horreur qui reste cachée, en la sous-entendant par le jeu des ombres, des mouvements et des cadrages, du grand art. Ces passages les plus visuels induisent également une implication plus importante du lecteur qui doit formuler intérieurement ce qu'il voit, et identifier la causalité d'une case à l'autre. Le savoir-faire d'Andreas lui permet de réaliser des séquences muettes facilement intelligibles, il n'y a que deux ou trois occurrences où le lecteur doit déchiffrer la case du fait d'un angle de prise de vues trop inattendu ou trop extrême.


Après avoir terminé, le lecteur constate qu'il a plongé dans un environnement totalement prenant, d'une grande inventivité visuelle tant sur le plan des dessins, que de la composition des pages, et du découpage de chaque séquence, et qu'il a côtoyé l'indicible. Au-delà du frisson provoqué par le sentiment d'effroi, il ressent le fait que l'individu évolue dans un monde dont il ne connaît que peu de choses, et dont il en comprend encore moins. Dans ce récit atypique, il pourra regretter 2 ou 3 cases difficiles à déchiffrer, ainsi que ce thème de l'inconnu qui aurait gagné à être un peu plus développé. Andreas est également l'auteur complet de 2 séries à suivre : Arq (Tome 1 : Ailleurs) débutée en 1997) et Capricorne (Tome 1 : L'Objet) débutée en 1997).

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