La raison, c’est la perdition !
Ce tome est le premier d’une trilogie portant le titre d’ensemble de : Le cœur couronné. Son édition originale date de 1992. Il a été réalisé par Alejandro Jodorowsky pour le scénario, par Mœbius pour les dessins, avec des couleurs réalisées par Florence Breton, Daniel Cacouault, Zoran Janjetov. Il comprend soixante-dix pages de bande dessinée. Les deux autres tomes sont Le piège de l’irrationnel (1993), Le fou de la Sorbonne (1998).
Sur la place devant la Sorbonne, deux amies discutent. Elles constatent que l’amphithéâtre est bourré, c’est la preuve que Mangel fait un tabac. Elles sortent et remarquent l’allure d’Elizabeth, une autre étudiante, tout de violet vêtu. Chantal, la rousse est outrée par l’esprit moutonnier des autres étudiants qui s’habillent également en violet, comme le professeur lui-même. Elles rentrent à la suite dans le café où les étudiants se sont installés. Devant tous les autres, Chantal soulève son long manteau noir et sa robe rouge laissant voir à tout le monde sa culotte violette, ses bas violets et ses porte-jarretelles. Elizabeth lui dit qu’elle est complètement idiote. Chantal se retourne et découvre son soutien-gorge, également violet. Les garçons trouvent le spectacle à leur goût. Son amie fait sortir Chantal en la tirant par le bras. Les jeunes hommes exigent de voir les sous-vêtements d’une autre jeune fille, également violets, puis ceux de d’Elizabeth, également violets.
Le soir, Alain Mangel fête son anniversaire dans son vaste appartement, en présence de son épouse Myra, et de plusieurs amis, et quelques étudiants. Sa femme apporte le gâteau, et il propose qu’ils soufflent tous les bougies en même temps. Elizabeth lui fait une bise sur la joue en le félicitant, car elle estime que c’est le début d’une nouvelle vie pour lui, elle l’a lu dans les tarots, une nouvelle vie libre et pleine de merveilles. Myra prend la parole : avant de découper ce gâteau, elle a une grosse surprise à faire à son époux. Il prend le paquet, et déchire le papier cadeau : il constate qu’il tient dans ses mains, les papiers du divorce. Myra reprend la parole : Bon ! Ce n’est pas si catastrophique ! Alain peut être satisfait… Il lui suffit de signer ces papiers pour se libérer d’elle. Il n’a jamais quitté une femme de son propre chef ! Il se contente de faire en sorte qu’on le quitte ! Elle est sa troisième épouse. Et la troisième à le quitter ! Selon les propres théories du non-agir du professeur, il s’interdit de balancer le moindre citron à la poubelle, même lorsqu’il en a exprimé tout le jus… Il tend la main et ouvre les doigts et le fruit sec obéit aux lois de la pesanteur. Exigeant le silence, elle poursuit : ils sont une grande famille… D’accord ! Le père touche à la perfection… D’accord ! Mais la mère, elle, n’a jamais eu sa place ! Myra n’a jamais été la femme du professeur Mangel durant ce quart de siècle, mais seulement sa fille… Une parmi tout le troupeau de ses brebis violettes !
En entamant cette trilogie, le lecteur ne sait pas trop à quoi s’attendre. À l’évidence, cette bande dessinée sera différente de la collaboration la plus célèbre de ces deux créateurs : L’Incal, et toutes les séries dérivées. Il présume qu’il ne doit pas s’attendre à une bande dessinée religieuse, plutôt spirituelle, voire franchement mystique et ésotérique. En effet, le début le désarçonne : un contexte contemporain à la création de la bande dessinée dans les années 1990, une action qui se passe dans un Paris très concret, localisé et réaliste. Une crise de la quarantaine (ou de la cinquantaine), avec un psychodrame digne d’un roman, ou plutôt d’une pièce de boulevard puisque l’épouse a décidé d’humilier son mari devant tous les invités à l’occasion de son anniversaire. Elle va même plus loin avec un discours accusateur pour une vengeance mesquine. Pour couronner le tout, elle annonce à tout le monde qu’elle a collectionné les amants, et elle se dirige dans la chambre maritale avec Daouda, son amant du moment, pour des ébats particulièrement sonores. Une étudiante commente après coup : Il paraît que sa femme se serait enfermée dans sa chambre pour se faire sauter par un noir, et qu’elle aurait chanté comme une vraie baleine à bosse en prenant son pied. Les auteurs ont choisi de faire raconter ce passage a posteriori, sans rien montrer. Pour ces deux premières scènes, le dessin de Mœbius est élégant, léger, avec quelques expressions de visages un peu exagérées, entre mannequin de mode pour certaines jeunes femmes, et actrices de boulevard pour d’autres.
Loin de la science-fiction de Mœbius, le lecteur plonge dans une comédie dramatique, un psychodrame, avec quelques moments outrés comme les ébats dans la chambre à coucher en pleine fête d’anniversaire, ou encore la séquence de préliminaires dans un confessionnal, le rapport sexuel dans un champ au pied d’un pylône électrique de nuit, sous la pluie. La première planche se compose d’un dessin en pleine page mettant en valeur la façade de la Sorbonne vue depuis la place, avec un peu de recul par rapport à la place Victor Cousin, avec une mise en couleurs de type naturaliste, les tons gris étant un peu appuyé pour les plots en béton et les dalles de trottoir au premier plan. Pour la fête d’anniversaire, le coloriste insiste sur les tons mordorés pour la chaleur humaine, remplissant ainsi les fonds de cases lorsque le dessinateur les laisse vide et se focalise sur les personnages. Par la suite, le lecteur peut remarquer que les différents coloristes jouent avec de discrètes exagérations passagères pour renforcer une ambiance ou pour une touche expressionniste de nature émotionnelle. Par exemple : la couleur bois qui domine la séquence dans l’amphithéâtre, une nuance de mauve qui s’insinue dans chaque forme lorsque le professeur revient chez lui après que son ex-femme ait vidé la maison de ses meubles, les murs du salon qui deviennent entièrement jaunes alors que l’incarnation de l’inconscient de Mangel se déchaîne sur Elizabeth, le violet qui s’impose dans l’enceinte du Sacré-Cœur, le bleu électrique transpercé de raies rouges dans la chambre d’hôtel, le vert qui habite Mangel et son côté animal lors du rapport sexuel sous la pluie, etc. Par moment, le lecteur peut ressentir des rémanences de l’influence psychédélique des années 1960 (ainsi que des limitations techniques de l’époque), sans verser dans les excès expérimentaux qui y sont associés.
Sans surprise, la narration visuelle est d’une clarté exemplaire, intéressante, rendant chaque scène plausible, apportant une réelle vitalité dans chaque personnage. Les cases impressionnent par leur évidence et leur lisibilité, quel que soit le niveau de densité d’informations visuelles. L’artiste rend avec un naturel extraordinaire aussi bien deux jeunes femmes se promenant dans la rue, au milieu des passants se dirigeant chacun vers leur destination ordinaire, les expressions moqueuses des étudiants dans l’amphithéâtre raillant le professeur cocu, le désarroi total de Mangel découvrant que son ex-épouse a totalement vidé sa maison, le même professeur assis seul à même le sol, en tailleur pour méditer, un petit chien hargneux s’en prenant au bas de pantalon de Mangel, un prêtre assoupi sur une chaise dans la basilique, la banalité d’une femme dont l’attention est attirée par le physique d’un jeune homme en sortant d’une bouche de métro, etc. Et puis… Le scénario comporte également son lot de moments d’action : la tête de cerf avec ses cornes de cocu en train de brûler sur le bureau de l’amphithéâtre, un monsieur se déplaçant avec un pistolet muni d’un silencieux, avec à chaque fois une prise de vue expressive et parlante, avec l’art et la manière de mettre en avant le bon élément en toute élégance, par exemple le silencieux qui déborde du bord de la case. Et puis…
Le scénariste met en scène un homme d’une quarantaine ou d’une cinquantaine d’années, un professeur de philosophie qui se heurte à des expériences de vie qui mettent à bas sa vision de la réalité, ses principes moraux. Mœbius s’en donne alors à cœur joie avec la vitalité sexuelle, et avec un individu incarnant le côté animal du professeur, toutes ses pulsions refoulées. Impossible de ne pas penser à un avatar déformé de l’auteur lui-même. En l’occurrence, le vrai nom du personnage central est Zacharie Mangelowsky, d’origine, juive, circoncis, religion évoquée dans un texte, par une visite à un rabbin, par la circoncision, avec la présence d’une ménorah, qu’il est possible de rattacher aux origines de Jodorowsky. Dans le même temps, ce dernier fait bien les choses : son personnage cite trois philosophes à savoir Ernst Jünger (1895-1998), Emmanuel Levinas (1905-1995), Martin Heidegger (1889-1976). En conséquence de quoi, le lecteur n’est guère surpris lorsque la comédie dramatique effectue un tournant vers la psychanalyse avec l’avatar des pulsions refoulées de Mangel, vers le mysticisme avec des visons prophétiques pour Elizabeth, et vers l’ésotérisme avec l’évocation de l’histoire d’Elizabeth et Zacharie, tirée de l’Évangile de Jésus Christ selon saint Luc (1, 5-25). Le récit brasse alors des thèmes très divers, parmi lesquels le lecteur peut en reconnaître certains récurrents dans l’œuvre du scénariste : la conception d’un enfant au destin extraordinaire (la procréation, la gestation, la grossesse), l’acte psychanalytique de tuer le père, la relation au religieux, la femme comme incarnation de la tentation, l’imposture et la tartufferie. Étrangement, Jodorowsky ne soumet pas son personnage à des épreuves physiques atroces le faisant souffrir au plus intime de sa chair. En lieu de cela, le pauvre Alain Mangel perd à deux reprises le contrôle de ses sphincters, une forme de déchéance physique des plus humiliantes, rendue encore plus indigne par la forte odeur.
Le lecteur n’attendait pas forcément le duo Mœbius & Jodorowsky dans une comédie dramatique, fut-elle teintée d’ésotérisme. Il plonge dans un récit très naturaliste et contemporain des années 1990, avec tromperie et coucheries. La narration visuelle se place dans un registre descriptif sans esbrouffe, d’une lisibilité parfaite, totalement convaincante. En cours de route, le personnage principal doit se confronter à ce que la discipline et la méditation lui ont permis de refouler au plus profond de lui-même, à un mélange de révélation spirituelle, de pulsion animale sexuelle, et de destin menant à l’arrivée d’un nouveau messie. Vers une transfiguration.





Voilà une des séries de Jodo et Moeb que je n'ai toujours pas lue. Et pourtant je l'ai depuis longtemps...
RépondreSupprimerBien évidemment le naturalisme apparent a toujours été un frein pour ma motivation. Mais cette inclination ésotérique me rassure : C'est bien du Jodorowsky !
Je vais lire la suite de ta chronique sur cette série et voir où ça nous mène...
Bonjour Tornado,
SupprimerMerci pour ton passage.
C'est bien du Jodorowsky : je confirme, une bonne partie de ses marottes et thèmes de prédilection sont présents, à l'exception du genre science-fiction.
Je n'avais jamais lu cette série et elle se mélangeait dans mon esprit avec d'autres collaborations ponctuelles de Jodorowsky & Mœbius.
Le dossier inclus dans l'intégrale explique qu'il y a beaucoup d'éléments biographiques du scénariste, même s'il n'a jamais été professeur à la Sorbonne.
S'il n'y a pas de course-poursuite en carrosse ou à cheval, il y en a une en hélicoptère dans le tome 2, et des avions de chasse militaires dans le tome 3.
Bonnes lectures