mardi 29 octobre 2019

Le Suaire (Tome 2-Turin, 1898)

Depuis quand crois-tu que la compétence soit une qualité ?

Ce tome est le deuxième d'une trilogie : Le Suaire (Tome 1-Lirey, 1357) paru en 2018, celui-ci également paru en 2018, Le Suaire (Tome 3) paru en 2019. Les 3 tomes ont été coécrits par Gérard Mordillat et Jérôme Prieur, dessinés et encrés avec nuances de gris par Éric Liberge. Ce tome peut être lu sans avoir lu le premier.


À Turin en 1898, le mercredi 28 mai, dans le palais du baron Tomaso Partore d'Urbino, sa fille Lucia reçoit son amant Enrico Spitiero dans sa chambre. Au milieu de l'acte, s'imposent des images : des épines de ronce sur les épaules d'un homme, une flagellation d'un homme avec des chats à neuf queues, un cerf en plein brame sur le toit du palais. Le lendemain, Lucia Pastore d'Urbino se réveille et constate qu'il y a du sang sur ses draps. Elle se lève, fait ses ablutions et essaye d'enlever le sang en frottant le drap avec du savon. Les traces ne partent pas. Elle sort de sa chambre en peignoir, avec les draps dans ses bras. Elle passe sans se faire voir devant la cuisinière et parvient à jeter les draps dans le fourneau. Elle repart en courant, en bousculant une servante, en espérant ne pas avoir été reconnue. Elle rentre dans sa chambre, s'agenouille devant un tableau du Christ en croix et se met à prier. Plus tard dans la journée, elle participe à sa leçon de chant particulière. Le baron Tomaso Pastore d'Urbino entre dans la pièce, félicite sa fille et lui indique qu'il a une surprise pour elle, qu'elle doit le suivre.

Lucia et son père sortent du palais par la cour intérieure, et la jeune femme peut voir une jeune fille se faire disputer par une femme de ménage, pour un drap retrouvé à moitié calciné dans le poêle. Lucia et son père montent dans l'automobile à moteur qui a été préparée. Le chauffeur les emmène en centre-ville. Le baron Pastore d'Urbiono prend un journal à un garçon les vendant dans la rue annonçant une une sur les fêtes du cinquantième anniversaire de la Maison de Savoie. Au pied de la cathédrale, le peuple manifeste contre la monarchie. À la gare ferroviaire, l'évêque descend du train, et se rend en voiture avec chauffeur jusqu'à a cathédrale. Le peuple l'acclame sur son passage. À l'intérieur de la cathédrale Saint Jean Baptiste, le chevalier Secondo Pia supervise les préparatifs nécessaires à accomplir la mission que lui a confiée le roi : photographier la sainte relique qu'est le Saint Suaire. Parmi les invités, sont présents Lucia et son père, Enrico Spitiero et son épouse Teresa, le cardinal, le photographe et une foule de gens. Le baron Pastore d'Urbino, principal financeur de la photographie, s'offusque de la présence de Spitiero, député socialiste et athée notoire.


Le premier tome se déroulait à Lirey en Champagne et évoquait la méthode probable de fabrication du Suaire de Turin, en 1537. Cette série avait été annoncée dès le départ comme une trilogie et le lecteur se demande quel sera l'argument de cette deuxième partie. Le titre indique que le récit se déroule à Turin, en Italie en 1898. Le lecteur se rend vite compte que le propos des auteurs n'est pas de raconter les différents voyages du suaire. Il n'est pas fait mention de la manière dont il est parvenu à Turin ou comment le Saint-Siège a officialisé sa position sur l'authenticité de la relique par une bulle papale du 26 avril 1506. Si l'année 1898 ne lui parle pas, le lecteur découvre une séquence introductive de 8 pages sans texte (à l'exception de la date et du nom de la ville) montrant l'accouplement de deux amants, et la destruction des draps souillés. Il fait ainsi la connaissance de Lucia dans le plus simple appareil, et apprécie la clarté de la narration visuelle. Comme dans le premier tome, Éric Liberge réalise des dessins dans un registre réaliste et descriptif. Les personnages présentent des morphologies normales et variées, sans sublimation des attributs musculaires ou autres. Il est patent qu'il s'est fortement investi pour que la fidélité de la reconstitution historique : les tenues vestimentaires, les bâtiments (architecture extérieure et aménagement intérieur), le mode de vie dans la maisonnée des Pastore d'Urbino. Ainsi le lecteur admire la façade du palais des Pastore d'Urbino, l'aménagement de l'immense cuisine et les différents ustensiles, la décoration luxueuse du salon de musique, le modèle de voiture utilisée par le baron, l'intérieur de la cathédrale de Turin et son architecture Renaissance, le carnaval dans les rues de Turin, etc. C'est un vrai plaisir que de pouvoir ainsi se projeter dans cette ville à cette époque, en ayant confiance dans la qualité de la reconstitution.

Avant tout, le lecteur découvre une histoire d'amour entre une jeune fille de bonne famille que son père va marier, et un homme marié d'une obédience politique opposée à celle du père de Lucia. L'artiste la met en images de manière naturaliste, sans l'enjoliver par des dessins romantiques. Il montre une femme qui a de la personnalité et la tête sur les épaules, qui sait se servir de son intelligence, pas du tout une victime manipulée dans une société patriarcale. Le lecteur ne reste pas insensible au charme de sa jeunesse, l'empathie lui faisant aussi éprouver l'ardeur de sa passion pour Enrico Spitiero, son respect filial pour son père, son plaisir à chanter, sa terreur à se retrouver ballottée par la foule du carnaval, son intelligence en effectuant des déductions sur ce que permet de voir la photographie de Secondo Pia, son désarroi causé par des impressions mystiques. La qualité de la direction d'acteurs donne de l'assurance aux personnages masculins : au baron celle de sa position et de sa fortune, à Enrico Spitiero celle de sa beauté et de ses convictions politiques, à Secondo Pia celle de sa maîtrise technique. Le lecteur peut ainsi voir comme chacun est animé par les actions qu'il est en train de réaliser et par la manière dont il se comporte vis-à-vis des autres.


Ce récit impressionne également par l'évocation visuelle en creux du contexte social. Lorsque Lucia se rend dans la cuisine pour y brûler son drap, le lecteur peut se faire une idée du niveau de richesse du Baron Tomaso Pastore d'Urbino. Pendant le voyage en voiture, il voit le peuple manifester contre la monarchie, puis il voit la répression exercée par la police. Cette toile de fond n'apparaît que fugacement, presqu'incidemment, mais le lecteur y prêtera plus d'attention s'il dispose déjà d'une notion du contexte historique de cette époque dans cette région du monde. Il en va de même pour l'importance de la photographie réalisée par Secondo Pia. Le lecteur peut être étonné par le fait que ce soit l'archevêque qui remette en cause l'authenticité du suaire, ou par le manque d'informations quant aux enjeux de cette photographie. Là encore, il comprend mieux ces détails s'il est déjà familier de l'histoire du Suaire de Turin : le déclin du culte des reliques à la fin du dix-neuvième siècle et le regain d'intérêt pour le suaire grâce à cette photographie.

Lors de la séquence d'ouverture, Éric Liberge juxtapose différents types d'informations sur une même page. Alors que Lucia et Enrico sont en train de faire l'amour, il apparaît l'image de la statue du cerf sur le dôme du palais, la main droite du Christ transpercée d'un clou sur la croix, des épines transperçant la chair des épaules d'un homme, un homme flagellé par deux autres. Ces juxtapositions agissent comme un rapprochement, une association d'idées dont il n'est pas précisé si elle est l'œuvre de Lucia ou d'Enrico, ou une métaphore voulue par les auteurs. Un peu plus tard, en scrutant la photographie du linceul, Lucia fait l'expérience d'une remémoration, comme si elle se retrouvait face à Lucie en 1357 à Lirey. Encore plus tard elle fait à nouveau l'expérience d'une vision pendant l'amour, et l'image du cerf revient. Cette dernière est une image régulièrement utilisée pour évoquer la virilité masculine, par exemple dans l'excellente bande dessinée Le dernier brame (2011) de Jean-Claude Servais. La flagellation et la mortification étaient déjà présentes dans le premier tome, symbolisant les tourments intérieurs de Lucie une jeune nonne déchirée entre ses vœux à venir et l'amour que lui porte son cousin Henri. 


Dans ce deuxième tome, Lucia est elle aussi sous le joug d'un conflit psychique : son amour physique pour un homme marié politiquement opposé à son père, et une demande en mariage avec le fils d'une famille importante. Ces 2 hommes sont également opposés sur la nature du linceul : véritable relique ou supercherie fabriquée de toute pièce. Dans le tome précédent et dans celui-ci Gérard Mordillat et Jérôme Prieur ont choisi leur camp entre les 2 possibilités, attachant la vérité au personnage à qui l'Histoire donnera raison quant à l'évolution politique de la société. Lucie incarne alors l'individu soumis aux règles en vigueur, et devant réussir à en percevoir l'iniquité pour s'affranchir de ces lois, de cette structure sociale que l'histoire de l'humanité a fait apparaître comme un outil d'oppression injuste. Dans la mesure où ils y associent les croyances religieuses de l'époque, leur jugement de valeur est clair.

Avec ce deuxième tome, le lecteur prend mieux conscience de la nature du récit de cette trilogie. L'écriture de Jérôme Prieur et de Gérad Mordillat suppose que le lecteur soit déjà familier de l'histoire du suaire de Turin pour pouvoir percevoir tous les enjeux du récit. À l'instar du premier tome, cette histoire est avant tout une bande dessinée, où la majeure partie des informations est portée par la narration visuelle, Éric Liberge réalisant une reconstitution historique de très bonne facture, et mettant en scène des personnages qui s'incarnent générant une forte empathie chez le lecteur. Le lecteur peut se retrouver un peu décontenancé s'il s'attendait plus à l'histoire du suaire de Turin qu'à un drame aux résonances métaphoriques.


mardi 22 octobre 2019

Le Passager, tome 2 : L'habit du Wochita

L'habit ne fait pas le moine.

Ce tome contient la fin d'une histoire indépendante de toute autre. Il fait suite à
Le passager : La traversée des nuages. La première parution date de 2004. Il est écrit, dessiné, et encré et mis en couleurs par Vink (Vinh Khoa), avec l'aide de son épouse Cine pour les couleurs. Il s'agit d'une bande dessinée compte une cinquantaine de planches. Elle a été rééditée dans Le Passager - Intégrale. Celle-ci comprend également une introduction d'une page rédigée par F'Murrr qui loue la qualité de songe du récit, en indiquant qu'il est impossible de réduire le travail de Vink à une définition 

Il fait nuit. Grauko est installé sur le banc avant d'une petite barque dotée de 2 lumifines à l'avant. Abisa est assise sur le banc arrière et pagaye pour avancer. L'oiseau CQ se pose sur la proue et fait son rapport : Charles reste introuvable, ainsi que la gendarme, et les autres gendarmes ont arrêtés leurs recherches pour la nuit. CQ reprend son envol, et c'est au tour du monstre marin Batabouf de venir faire son rapport : il analyse les vêtements de Charles que Grauko lance dans sa gueule. Il est formel : ces vêtements proviennent d'un autre monde, confirmant ainsi ce que le seigneur Grauko sait déjà. Pour autant lorsqu'il avait avalé Charles, il avait pu établir sans doute possible qu'il est bien originaire de ce monde. Grauko sollicite l'avis d'Abisa : elle pense que les registres des gendarmes ou des wochitas peuvent contenir des renseignements sur l'ascendance de Charles. De son côté, ce dernier est avec Mijja sur le dos d'un grand volatile qui marche. Elle le rassure sur la possibilité de s'introduire dans le demeure de Grauko et dérober son grimoire qui contient, sans doute, l'explication pour que Charles puisse regagner son monde.

Le volatile continue de progresser dans la nuit et amène Mijja et Charles sur le territoire d'Otoll, l'individu qui approvisionne la demeure de Grauko en étoiles des profondeurs. Mijja doit transformer trois animaux agressifs en banane, pour que le volatile puisse continuer à progresser. Ils atteignent le rocher et la demeure d'Otoll, et se présentent à sa porte. Otoll s'avance sur le seuil et Mijja fait les présentations. Otoll les invite à entrer chez lui par la plante-porte qui n'obéit qu'à lui. À la demande de Mijja, il montre une étoile des profondeurs à Charles. Mijja covient avec Otoll de le retrouver le lendemain chez lui pour qu'il emmène Charles chez Grauko. Ayant regagné la terre ferme, Grauko, toujours accompagné d'Abisa, continue d'interroger les uns et les autres pour savoir ce qu'il est advenu de Charles. Un groupe de citoyens à tête d'animal lui rend compte : ils ont cherché et questionné des tas de gens et personne n'a vu le voyageur. Ils ont précédemment indiqué à Charles que seul Grauko est en mesure de l'aider à regagner son monde et ils supputent que Charles va essayer de se rendre chez Grauko. Lyzie et un gendarme viennent également rendre compte : le gendarme indique que les recherches reprendront le lendemain. Enfin, 2 humains (Nany et son mari) viennent solliciter Grauko pour qu'il révèle l'animal qui est en eux et les transforme. Il accepte de les recevoir le lendemain dans son château.



Le tome 2 se terminait sur la promesse de Mijja faite à Charles de l'aider à regagner son monde d'origine à Sao Polo, et elle semblait en savoir beaucoup sur Grauko et les habitants du présent monde. Le lecteur entame donc ce deuxième tome avec cette idée en tête. Le début le conforte dans ce sens : Mijja a conçu un plan pour infiltrer le château de Grauko et dérober son grimoire qui contient vraisemblablement des indications sur la manière de passer sur la Terre normale. Effectivement, la majeure partie du récit est consacrée à la préparation et à la réalisation de l'infiltration dans la demeure, ainsi qu'à la récupération de l'objet convoité. En parallèle, le lecteur suit les activités de Grauko et Abisa, ainsi que les efforts déployés pour rechercher le fuyard. De ce point de vue, l'histoire prend la forme d'un récit d'aventures, avec un suspense quant au succès de l'entreprise, et aux embûches à surmonter. Le lecteur retrouve le caractère merveilleux des décors du premier tome : un monde évoquant un mélange de renaissance et d'éléments fantastique. Vink et Cine réalisent des dessins en peinture directe, avec une minorité d'éléments détourés par un trait. Ce mode de représentation permet à la fois de rendre compte de l'ambiance lumineuse et des textures des différents éléments.

Le lecteur apprécie de pouvoir ainsi se projeter dans chaque lieu et de laisser son regard se promener s'en imprégner. Il devine les douces ondulations de la surface de la rivière où glisse la barque de Grauko dans la nuit. Il voit les rides se propager à la surface à l'approche de Batabouf, et la lumière de la barque se refléter de manière déformée sur l'eau. Comme Charles, il jette des coups d'œil sur les bords du chemin, la nature étant ponctuellement éclairée de ci de là par un champignon phosphorescent. La progression dans la propriété de Grauko recèle bien des surprises, que ce soit l'aménagement de ses jardins, ou l'arbre sacré qui traverse plusieurs étages du château. Le lecteur se projette avec facilité dans chaque lieu grâce à la qualité descriptive des illustrations. Il ne s'agit pas de dessins photoréalistes, mais de cases qui réussissent à transcrire l'impression du lieu perçu par le lecteur au travers de ses sens. Par exemple, Mijja et Charles se retrouvent agenouillés dans l'eau sur une plage de nuit. Le lecteur peut voir les vaguelettes qui moutonnent un peu, les tissus gorgés d'eau, les cheveux mouillés, les effets du courant qui façonne les vaguelettes. Par le travail sur les couleurs, les artistes donnent la sensation de l'humidité, mais aussi de l'écume évanescente, du mouvement de l'eau, du caractère nocturne de la scène. Pour autant ils ne recherchent pas la précision photographique, ou la minutie du détail, privilégiant les sensations, et par voie de conséquence la lisibilité.



Le lecteur retrouve les caractéristiques du premier tome pour la représentation des personnages, un peu particulières : des têtes un peu plus grosses qu'un strict respect de l'anatomie humaine, pour plus d'expressivité, mais aussi une sensation paradoxale entre cette exagération propre aux dessins d'enfants et des visages très adultes portant les marques de l'âge. Les artistes continuent de se montrer impliqués dans la représentation des tenues vestimentaires, et de privilégier une direction d'acteurs naturaliste, avec à nouveau des postures correspondant à l'âge des protagonistes. Les expressions des visages apparaissent juste, et donnent souvent une indication sur l'état d'esprit du personnage représenté. Le lecteur peut ainsi s'impliquer dans ces individus et se projeter en eux pour ressentir leurs émotions, s'interroger sur les motivations, sur leurs réactions. Le récit commence donc comme la continuation de la première partie : Charles veut regagner son monde, reprendre sa vie à Sao Paulo Grâce à l'aide providentielle de Mijja, il peut espérer mettre la main sur le grimoire de Grauko qui contient vraisemblablement la solution pour regagner son monde.

Dans le même temps, le lecteur s'interroge sur l'objectif réel de Grauko qui justifierait l'intérêt qu'il lui porte, tout en intégrant le fait que 2 nouveaux habitants souhaitent être en accord avec leur moi profond en bénéficiant d'une opération qui leur donnera une tête d'animal. À ce stade, le lecteur a abandonné l'idée de lire cette bande dessinée comme une potentielle métaphore, pour apprécier le divertissement au premier degré. Il s'interroge toujours aussi sur les wochitas, peuple qui brille par son absence même si leur nom figure dans le titre. Il découvre progressivement quel genre d'expérience Grauko mène dans son château : une forme très particulière de tentative de télépathie. Mais plus Charles en apprend sur ce monde étrange, plus sa situation devient compliquée, difficile à déchiffrer. Mijja semble gagner assez d'importance pour devenir le personnage principal du récit, alors même que ses motivations restent mystérieuses. À la fin du tome, Rosha explique la véritable nature de ce monde à Charles en 2 pages très fournies en phylactères. Cela change la position de Charles du tout au tout, et le mystère de Mijja reste entier. Dans l'édition intégrale, le lecteur découvre une page supplémentaire dans laquelle Mijja fournit quelques explications complémentaires à Charles, mais qui ne suffisent pas pour lever tous les mystères non résolus à l'issue du tome 2. Il est vraisemblable que l'auteur ait abandonné son projet, le laissant inachevé, faute de vente suffisante ou d'autre chose.



Dans ce deuxième tome, le lecteur retrouve les qualités du premier, à commencer par la narration graphique d'une grande sensibilité de Vink et Cine donnant un caractère unique à ce monde étrange et à leurs habitants, saisissant leur caractère onirique, sans recourir à une imagerie infantile ou naïve. Le lecteur prend grand plaisir à suivre Charles dans des endroits surprenant et pleins de caractère et à écouter, comme lui, Mijja lui expliquer certains aspects de la situation. Il découvre petit à petit que Grauko est un individu complexe, qu'il n'est pas possible de réduire à un simple rôle de méchant caricatural. Il s'interroge sur la nature et l'absence des wochitas. Il est surpris par la révélation sur la nature de Charles, et sur la remise en question des éléments établis dans le premier tome, ce qui change la nature du récit. Il ressort enchanté des aventures de Charles, des paysages et des lieux, mais aussi déconcerté par la remise en cause de certains éléments tenus par acquis, et frustré de découvrir que ce récit ne bénéficiera pas de tomes supplémentaires pour raconter la suite de l'histoire.


mardi 15 octobre 2019

Caroline Baldwin, Tome 11 : Etat de Siège

Tu te souviens de la crise indienne de 1990 ?

Ce tome fait suite à
Caroline Baldwin, tome 10 : Mortelle thérapie (2004) qu'il n'est pas indispensable d'avoir lu avant. La première édition date de 2005 et il est repris dans Caroline Baldwin Intégrale T3: Volumes 9 à 12. Il a été réalisé par André Taymans pour le scénario, les dessins et l'encrage. La mise en couleurs a été réalisée par Bruno Wesel.

Dans la librairie Stephan à Beyrouth, un homme en veste noire (tenant à la main un exemplaire de L'ombre de Jaïpur) en rejoint un autre avec une veste blanche. L'homme en noir indique que c'est pour demain : le touriste doit visiter le site de Baalbek le lendemain matin. Dans l'ancienne Héliopolis, entre les temples de Bacchus, Jupiter et Vénus, s'étant écarté du reste du groupe de touristes, un touriste roux est assailli par l'individu blond en veste blanche qui l'assassine en lui tranchant la gorge. Puis il prend une photographie du cadavre. Depuis le bar de son hôtel, le blond appelle son contact et lui indique qu'il a rempli sa part du contrat. Il sort alors de l'hôtel et va jeter un bouquet de roses dans la mer. À Beloeil dans la banlieue de Montréal, Caroline Baldwin emménage dans le pavillon qu'elle vient d'acheter, avec Gary Scott, agent du FBI. Ce dernier l'informe qu'il doit repartir le jour même car le bureau l'a appelé pour une mission de quelques jours à la frontière américaine. Le soir même, Rachel (une cousine) vient sonner à sa porte. Elle souhaite engager Caroline en tant que détective privée, pour qu'elle retrouve son fils Jérémie.

Rachel explique que son fils Jérémie (15 ans) est en révolte contre l'ordre établi, qu'il sèche les cours, qu'il a disparu depuis 6 jours. Elle a déclaré sa disparition à la police tribale qui estime que c'est de son âge et que ça lui passera. Caroline accepte de le retrouver. Le lendemain, alors qu'elle s'apprête à partir avec Rachel pour aller enquêter, Caroline Baldwin est abordée devant chez elle par Nohad Yared, une femme qui souhaite l'engager pour retrouver son père. Baldwin indique qu'elle est déjà sur une autre affaire. En faisant route vers la ville de Québec, Rachel donne plus d'informations à Caroline. Elle évoque la crise indienne de 1990 : blocus de chemins de fer en Ontario, blocus routier au Québec, la crise d'Oka (du 11 juillet au 26 septembre 1990) et le blocage de la circulation au pont Honoré-Mercier (reliant la réserve autochtone de Kahnawake à Montréal). Rachel sait que son fils fréquente assidûment des individus militant pour une insurrection violente. En outre, les affaires indiennes ont lancé une enquête sur ces agissements.

Dans l'introduction du troisième tome de l'intégrale, Anne Matheys explique que pour concevoir son intrigue, André Taymans a reçu le soutien d'un agent secret canadien, et a du coup approfondi ses recherches sur l'histoire des indiens dans la société canadienne. Comme amorcé depuis plusieurs tomes, l'auteur souhaite raconter des histoires avec une intrigue plus sophistiquée et mieux documentée. Effectivement, Caroline Baldwin se retrouve impliquée dans une enquête sur une fugue. Il s'en suit une forme de course-poursuite (Baldwin traquant son neveu Jérémie) ce qui constitue une dynamique entraînante pour le récit, propice à de nombreux rebondissements, avec une implication émotionnelle immédiate, ne serait-ce que l'inquiétude de la mère pour son fils qui se met en danger, sans prendre conscience de la gravité de ses actes. L'artiste ne dramatise pas pour autant les gestes et postures de ses personnages, conservant une approche plus naturaliste que théâtrale, ce qui permet au lecteur adulte de plus facilement se projeter en eux. Il représente les différents acteurs avec une forme de simplification dans les contours et les traits de visage, rendant la lecture d'autant plus facile, sans pour autant sacrifier les détails, qu'il s'agisse de leur morphologie ou de leur tenue vestimentaire y compris quand il s'agit des uniformes de la police, auquel il ne manque aucun accessoire.


Accroché par le suspense de savoir si Caroline Baldwin réussira à tirer Jérémie de la mauvaise situation dans laquelle il s'est fourré, le lecteur plonge avec elle dans une intrigue qui se nourrit de la réalité historique de cet endroit du globe, et plus particulièrement du sort des Premières Nations au Canada. Comme à son habitude, l'auteur développe son histoire sur la base d'éléments bien réels. Ici, il s'agit de la gestion des indiens par le gouvernement canadien, par le bais du ministère des Affaires autochtones et du Nord Canada (Aboriginal Affairs and Northern Development Canada) qui est responsable des politiques liées aux peuples autochtones canadiens, c’est-à-dire les Premières Nations, les Inuits et les Métis, mais aussi de l'action militante d'indiens pour faire reconnaître leurs droits sur des territoires (la crise d'Oka). Le lecteur curieux peut aller se renseigner sur les faits et constater qu'André Taymans connaît son sujet. Ainsi l'histoire de cette bande dessinée est fondée sur des faits réels, des tensions entre plusieurs communautés. Cette dimension du récit est également alimentée par le soin apporté aux environnements décrits. Dans ce tome, l'artiste continue d'utiliser ses connaissances des lieux acquises lors de séjours touristiques. Toutefois, le lecteur n'éprouve pas la sensation de suivre un guide pour faire le tour de sites remarquables. La représentation des autoroutes, de la terrasse Dufferin à Québec, des rues de Québec, du château Frontenac, du Parc de Mont-Royal de Montréal sont impeccables et conformes à la réalité. Ce sont aussi les lieux que traverse ou longe Caroline Baldwin lors de ses déplacements. Ce n'est pas du tourisme pour caser des sites remarquables, c'est vraiment l'endroit où vit et évolue l'héroïne. Ce qui n'empêche pas le lecteur de profiter de la très belle perspective de la terrasse Dufferin ou d'admirer les façades du château Frontenac.

Au fur et à mesure des pages, le lecteur apprécie l'habileté narrative élégante de l'auteur. C'est tout naturellement que Caroline Baldwin se retrouve mêlée à cette affaire de fugue, par le biais de sa cousine Rachel. C'est tout naturel que Baldwin se sente concernée par cette histoire car elle est elle-même d'ascendance indienne et donc concernée par le traitement de ce peuple par le gouvernement canadien. Il se rend compte qu'André Taymans se montre tout aussi habile à intégrer des clins d'œil visuels discrets. Ça commence avec un tee-shirt et une casquette avec le logo de Batman. Ça continue avec la bande dessinée que tient l'homme à la veste noir : L'ombre de Jaïpur (1981) de Daniel Ceppi & Juan Martinez. S'il y prête attention, il constate également qu'un client de la librairie est en train de lire Blankets (2003) de Craig Thompson, et il reconnait le logo de la série Jonathan de Cosey. Planche 15, il est intrigué par 2 personnages en premier plan dans le hall de l'hôtel où Caroline Baldwin est en train de prendre une chambre. Dans la préface de l'intégrale, Anne Matheys explicite leur identité pour le lecteur néophyte : Albert Weinberg (1922-2011, un ami proche de Taymans) et sa création Dan Cooper (41 tomes). Ne pas identifier ces références n'enlève rien au plaisir de lecture, encore moins à la compréhension de l'histoire.


S'il l'avait oublié, le lecteur peut à nouveau admirer les qualités de la narration visuelle au travers de 6 planches muettes. Par exemple, le meurtre initial est raconté en 2 planches dépourvues de mot, pour une lisibilité exemplaire, et un impact émotionnel marquant. D'ailleurs, il ne s'aperçoit qu'à la fin de la dernière page qu'il a tout lu d'une traite, avec une facilité étonnante. Pour autant, le récit met en jeu une intrigue étoffée, des personnages adultes, un suspense bien construit. À la rigueur, il a peut-être tiqué sur 2 coïncidences un peu grosses : la présence de Gary Scott dans le même club où Caroline Baldwin a suivi Claude Fortier, la simultanéité des 2 enquêtes (celle sur le fils de Rachel, celle sur le père de Nohad Yared). Mais prises dans leur ensemble, les composantes de cette histoire font plus que simplement s'additionner. Elles s'intègrent dans un tout avec une précision extraordinaire. Elles constituent un polar de haute volée, avec des personnages incarnés, aux convictions, au caractère, et aux agissements modelés par leur histoire personnelle et leur appartenance socio-culturelle. L'intrigue trouve ses racines dans l'histoire de cette région du monde, mettant en lumière des tensions ethniques et politiques spécifiques, à l'opposée d'une polémique générique indépendante de l'environnement dans lequel elle se déroule. Les personnages sont soumis aux paramètres qui régissent la société dans laquelle ils évoluent de manière naturelle et évidente, malgré la complexité du contexte.

Quand il ouvre un nouveau tome de la série, le lecteur a des attentes très claires : il veut retrouver l'héroïne qu'il a appris à connaître et à apprécier, ainsi que les caractéristiques de la série (dessins descriptifs et découverte de lieux reproduits fidèlement), tout en lisant une nouvelle histoire qui ne donne pas l'impression de se répéter, et également un bon polar avec une enquête semi-réaliste. Avec cette première partie, André Taymans lui donne tout ça, sous la forme d'une bande dessinée qui se lit toute seule, tellement l'intégration des différentes composantes est élégante et harmonieuse.


mardi 8 octobre 2019

Dick Hérisson, tome 3 : L' Opéra maudit

On dirait que la mode est à la décapitation ces temps-ci.


Ce tome fait suite à Dick Hérisson, tome 2 : Les Voleurs d'oreille (1985). La première édition date de 1987, regroupant les pages prépubliées dans Pilote & Charlie : la BD en fusion, du numéro 12 au 17, en 1984/1985. Il a été réédité dans Dick Hérisson - édition intégrale volume 1 qui regroupe les 5 premiers tomes. Il a été réalisé par Didier Savard, pour le scénario, dessins et encrage, avec une mise en couleurs réalisée par Sylvie Escudié.

Le 27 février 1931, au large des côtes de Nice, Dick Hérisson se trouve sur un bateau de pêche, l'Hydragon. Au grand étonnement du capitaine du bateau, il est venu étudier le lieu où on a repêché un cadavre sans tête. Le détective explique au marin que plusieurs cadavres sans tête ont été repêchés dans les parages, mais ayant séjourné trop longtemps dans l'eau pour pouvoir espérer les identifier, ce qui n'est pas le cas du dernier. Utilisant ses jumelles, Hérisson aperçoit une petite île dans le lointain. Le marin explique qu'il s'agit de l'île aux sirènes, propriété rivée d'un riche italien. Le brouillard se lève : le marin indique qu'il faut rapidement revenir au port. Contre ses habitudes et ses appréhensions, il va devoir passer au plus près de l'île, malgré sa mauvaise réputation. Soudain, Hérisson et lui entendent une voix de femme en train de chanter : ils pensent qu'il s'agit d'une sirène. Le marin se rend compte que le bateau file droit sur les récits. Les 2 passagers tombent à l'eau, et Dick Hérisson se charge d'amener le marin évanoui jusqu'au rivage de l'île. Hérisson laisse le marin inanimé sur la grève et s'enfonce dans l'île. Il se retrouve devant un tigre.

Pour se mettre hors de portée du tigre, Dick Hérisson monte le long du tronc d'un arbre. Il aperçoit une pagode au loin. Finalement une voix l'appelle depuis le bas. Hérisson redescend et sert la main de Giuseppe Zitto, accompagné par son serviteur chinois. Les 2 hommes l'accompagnent jusqu'à la demeure avec un toit de pagode. Zitto offre à Hérisson des sous-vêtements pour se changer. Le soir venu, ils dînent ensemble pendant que le marin continue de se reposer dans une chambre. Après le repas, Hérisson va se coucher dans une autre chambre. Il est réveillé par le chant d'une femme. Il suit le son pour en déterminer la provenance et il découvre une pièce au sous-sol dans laquelle Zitto est en train de regarder un film où Irina Drakulesko interprète Cléopâtre dans un opéra. Hérisson lui présente ses condoléances, la cantatrice étant décédée il y a 5 ans. Le lendemain soir, Dick Hérisson apprécie un feu dans la cheminée de la maison de Jérôme Doutendieu. Hérisson explique à son ami comment il a retrouvé l'identité du cadavre sans tête. Doutendieu allume la radio pour écouter la retransmission en direct de l'opéra Turandot. Au moment où Liu, une jeune esclave, s'empare d'une épée pour se donner la mort, un grand cri retentit. L'interprète Madeleine DeProust vient de se donner la mort sur scène, au passage exact où Puccini est décédé dans l'écriture de son opéra.


En se lançant dans ce troisième tome, l'horizon du lecteur est déjà bien formé. Il s'attend à une enquête, avec des crimes sensationnels présentant une présomption de surnaturel et de folie, une forte attention portée aux décors, des personnages avec des gueules marquées, et un humour discret teinté de sarcasmes. La scène introductive le prend par surprise, Dick Hérisson enquêtant sur le lieu où a été retrouvé le cadavre : en pleine mer, comme s'il était possible de trouver des indices en pleine mer ! La suite s'avère tout aussi surprenante avec ce séjour sur une île, entre tigre et salle de cinéma privée. Il peut s'interroger un instant sur le degré de plausibilité du chant de la sirène, et se souvenir que le phonographe n'était pas encore très répandu, et accepter les interrogations du marin et d'Hérisson comme une forme de licence d'auteur. Le séjour sur l'île apporte lui aussi son lot de bizarreries, que ce soit l'excentrique chef d'orchestre à la retraite, ou la décoration de sa vaste demeure qui fait penser à un musée consacré à sa muse défunte. Tout du long du récit, Didier Savard s'amuse en jouant sur les caricatures de chinois, en péril jaune et Chine fantasmée, que ce soit avec les masques de théâtre grimaçants et indéchiffrables, ou avec le visage caricaturé apparaissant le temps d'un instant à la vitre du compartiment de train. La représentation étant tellement exagérée (jusqu'au parler avec des L à la place des R), il est impossible d'y voir une forme de racisme, plus une moquerie de stéréotypes culturels en vigueur au début du dix-neuvième siècle.

À nouveau tome, nouvelle enquête : les crimes sordides sont bien là, avec une épidémie de cadavres décapités. Le lecteur appréciera différemment l'enquête suivant s'il est familier de l'argument de l'opéra Turandot ou non. À l'évidence, Didier Savard le connait bien et s'amuse avec cette malédiction qui plane sur les représentations maudites, s'achevant avant la fin à cause d'un drame atroce. Du coup, il n'y a pas beaucoup d'enjeu dans le mystère de savoir qui est responsable, mais plus de savoir quelle raison motive une telle mise en scène, en se doutant bien qu'il y a une forme de folie à l'œuvre. Comme dans les tomes précédents, le lecteur retrouve une représentation assez particulière des personnages. Visuellement, le visage de Dick Hérisson et Jérôme Doutendieu pourrait avoir leur place dans une bande dessinée relevant de la ligne claire, ce qui les rend éminemment sympathiques. Par contre, les autres personnages ont un visage plus marqué, en particulier les douairières empâtées et les vieux beaux mal entretenus. Il faut contempler les spectateurs de la représentation de Turandot dans la planche 39 pour voir des spécimens de l'humanité incarnant de vieux pervers impuissants jouissant de leur argent pour s'offrir un spectacle décadent.


Petit à petit, Didier Savard se lâche aussi dans les costumes. Il commence calmement avec un imperméable très neutre pour Hérisson, et une vareuse bleue par-dessus un pull à col roulé complétée par une casquette avec une ancre marine pour le marin. Avec l'apparition du premier chinois, l'artiste joue sur les costumes stéréotypés du chinois, de type longue tunique d'un autre âge. Il poursuit avec les riches costumes d'influence chinoise lors des différentes représentations de l'opéra Turandot, mais aussi les riches vêtements de luxe des vieux spectateurs, les tenues de soirée plus classiques d'Hérisson et Doutendieu ou encore les déguisements bigarrés des participants défilant pendant le carnaval de Nice. De ce point de vue, il s'agit d'une production qui a investi beaucoup d'argent dans les costumes. Les décors ont également bénéficié d'un budget pharaonique. Comme dans les tomes précédents, le lecteur est impressionné par le soin apporté à représenter les différents lieux, en particulier les bâtiments. L'artiste ne se contente pas de tracer rapidement une forme générique sur laquelle il calque deux ou trois caractéristiques pour lui donner du caractère. La demeure de Giuseppe Zitto impressionne avec son double escalier permettant d'accéder à la porte d'entrée, ses 2 étages, ses 2 tours avec un toit en pagode, ses persiennes, et la mousse qui commence à envahir la façade. Lors de la recherche de la source du chant féminin, le lecteur peut découvrir l'aménagement intérieur : les couloirs avec le carrelage, les arches, les décorations murales, le mobilier de la chambre d'Hérisson, l'équipement de la salle de projection privée.

Par la suite, le lecteur bénéficie également d'une planche (13) dans laquelle il peut détailler chaque élément du salon du pavillon de Doutendieu. L'arrivée en train à la gare de Nice est l'occasion d'admirer sa structure métallique de l'intérieur, puis sa façade, et après celle de l'opéra. La course-poursuite à l'intérieur de l'opéra se déroule pour partie dans les cintres qui sont représentés avec une minutie épatante. Le lecteur peut également admirer l'enfilade de façades depuis la promenade anglais, le port et ses pavés humides, et le magnifique opéra privé où se déroule la dernière représentation. Didier Savard réalise des scènes de foule touffue, avec une multitude de personnages différenciés pour le défilé du carnaval (planche 28), pour les flâneurs de la promenade des anglais (planche 31), pour la fuite du théâtre (planche 43). Le lecteur peut donc se projeter dans chaque endroit, regarder autour de lui pour admirer les bâtiments et les lieux, côtoyer des individus singuliers. L'attrait principal n'étant pas l'enquête policière, il ressent l'impression de se retrouver dans une farce macabre où se croisent des individus aux motivations glauques tout d'abord non explicitées, Hérisson et Doutendieu ressentant ce décalage entre la normalité d'individus sains de corps et d'esprit, et l'anormalité des individus dont ils perçoivent les conséquences de leurs actions. Il ressent que l'auteur s'amuse bien à installer ce malaise né du décalage, tout en facétie, que ce soit pour le chant des sirènes ou pour le sort de l'île qui évoque celui d'une autre île explorée par Tintin.

Avec ce troisième tome, les enquêtes de Dick Hérisson gagnent encore en saveur. Didier Savard continue son hommage à Harry Dickson, avec une série de meurtres horribles, un meurtrier un peu dérangé, tout en conservant le ton unique de la série, en la situant dans le sud de la France, avec deux héros très différents de ceux de Jean Ray. Au fur et à mesure, le lecteur absorbe la richesse des planches, entre ligne claire et touches grotesques discrètes, dans des environnements représentés avec un soin méticuleux.


mardi 1 octobre 2019

Les bijoux de la Kardashian

Comment elle gagne sa vie déjà 

Ce tome contient une histoire complète indépendante de toute autre. La première parution date de 2019. Le récit a été écrit par François Vignolle et Julien Dumond, il a été dessiné, encré et mis en couleurs par Grégory Mardon. Cet ouvrage comprend 144 pages de bandes dessinées.

Au Raincy, dans la banlieue nord de Paris, Yanis Habbache est en train de réparer un faux contact dans le moteur d'une voiture stationnée dans la rue. Son fils sort de l'immeuble et lui suggère de laisser tomber, car il juge la voiture bonne pour la casse. Le 28 septembre 2016, un jet privé atterrit à l'aéroport du Bourget. Il en descend Kim Kardashian, accompagnée par Simone son amie styliste, et escortée par son garde du corps. Les photographes la mitraillent depuis l'autre côté du grillage. Bien installée sur la banquette arrière d'une limousine, Kim Kardashian commence à twitter pour informer ses fans : elle est arrivée à Paris, une ville si romantique. Rue de Bretagne dans le troisième arrondissement, Aomar Ait Kacem pénètre dans le café Le Paparazzi. Il parle affaires avec le barman. Ce dernier lui montre une vidéo sur son portable : Vitali Sediuk un ancien journaliste de la télé ukrainienne s'est approché de Kardashian plaçant sa tête à côté de son postérieur. Il a rapidement été maîtrisé par le garde du corps de Kardashian. Aomar Ait Kacem (dit Le Vieux) indique au barman qu'il ne lui reste plus qu'à convaincre un vieil ami et il pourra accomplir le coup : cueillir Cendrillon.

Le lendemain, Kim Kardashian participe au défilé Balmain à l'Hôtel Potocki. Elle y croise Carla Bruni. Les photographes n'arrêtent pas de la mitrailler. Son compte Twitter s'affole. Le dimanche 2 octobre 2016, Yanis Habbache remonte dans son appartement, et informe sa femme qu'il a fini le boulot sur la voiture : ça devrait lui rapporter 50 euros. On frappe à la porte : c'est Aomar Ait Kacem qui vient lui rendre visite. La femme de Yanis lui fait les gros yeux, pas contente de cette visite. Habbache vient lui proposer de participer à un gros coup. Aomar Ait Kacem lui indique qu'il va bientôt se faire opérer du cœur, et qu'il faut que ce soit un coup tranquille. Il en obtient l'assurance d'Habbache. Pendant la Fashion Week, Kim Kardashian est de tous les défilés, embrasant tous les réseaux sociaux : Twitter, Instagram, Snapchat. Enfin, le dimanche soir, elle va pouvoir passer une nuit tranquille, seule dans sa suite. À 02h10, trois clampins en blouson noir, avec un brassard Police et le visage masqué se présentent à la réception de l'hôtel No Adress, braquent le réceptionniste et se font ouvrir les portes.


En face ce de la première page de bande dessinée, les auteurs indiquent qu'ils ont eu accès au dossier de l'enquête judiciaire et qu'ils ont rencontré plusieurs protagonistes de l'affaire. Pour autant certaines scènes relèvent de la fiction. Les faits sont simples : le 03 octobre 2016, Kim Kardashian se fait braquer dans sa suite de l'hôtel Pourtalès (dans le huitième arrondissement) et est victime d'un vol de bijoux pour un montant d'environ 10 millions d'euros. Le 09 janvier 2017, la police arrête les auteurs présumés du vol qui devraient être jugés en 2020. Au fil du récit, le lecteur fait connaissance avec 2 des braqueurs (Yanis Habbache, Aomar Ait Kacem, dont les noms ont été changés du fait que le procès n'ait pas encore eu lieu). Il se retrouve aux côtés de Kim Kardashian quand elle descend de son jet privé, dans sa suite à l'hôtel, chez elle à Los Angeles. Il participe aux investigations des principaux inspecteurs de police, Anton Molko, Justine Paquej et Loïc Libra dont les noms ont également été changés. La lecture donne une impression de reportage, comme si les auteurs avaient pu être présents dans les moments clé, avec un choix de séquences et un montage intelligents, sans donner dans le sensationnalisme. Grégory Mardon réalise des planches en phase avec cette approche. Ses dessins se situent entre des instantanés pris sur le vif (la coiffure d'Anton Molko) et des représentations avec une bonne densité descriptive pour que le lecteur puisse voir chaque lieu (rue du Raincy, intérieur de l'hôtel Potocki, appartement modeste d'Aomar Ait Kacem, suite luxueuse de l'hôtel Pourtalès, bureaux de la Brigade de Répression du Banditisme (BRB), quartier de Créteil, rue du dix-neuvième arrondissement, cellule du centre de détention de Fresnes.

Les auteurs ont pris le parti d'effectuer une reconstitution naturaliste, sans exagération spectaculaire ou racoleuse. Les personnages ne sont pas représentés de manière romantique, ni embellis. Le lecteur peut voir les marques de l'âge sur les braqueurs. Grégory Mardon n'en rajoute pas sur la plastique de Kim Kardashian, simplifiant ses traits de visage, en marquant essentiellement ses grands yeux et ses lèvres charnues. Lors du braquage dans sa chambre, il ne la transforme pas en objet du désir même si elle ne porte qu'une robe de chambre, montrant plutôt sa vulnérabilité face aux voleurs qui eux -mêmes ne prêtent pas attention à son corps. Bien que le métier de cette personne soit de mettre en scène sa vie pour rentabiliser sa personne et son style de vie en tant que produit, elle apparaît comme un être humain, avec sa vulnérabilité, sans rien occulter de son mode de vie. Le talent de l'artiste va plus loin qu'humaniser une personne ayant un talent extraordinaire pour façonner son image, il sait faire exister sur le même plan, deux niveaux de vie séparés à l'extrême, de la banlieue ordinaire et banale, aux palaces des défilés de mode et aux fastes de la Fashion Week. Ainsi le récit est ancré dans le réel, sans misérabilisme pour le regard jeté sur les quartiers populaires, sans étoiles dans les yeux en regardant les signes ostentatoires de richesse, les paillettes et le luxe


Les coscénaristes ont construit leur récit sur la base de séquences qui se focalisent sur les faits : le lieu de vie d'Aomar Ait Kacem, les prises de contact de Yanis Habbache, l'arrivée de Kim Kardashian à Paris, le braquage et la fuite (20 pages), l'arrivée de la police, la déclaration de la victime, les différentes phases de l'enquête. Pourtant le lecteur ressent des émotions, perçoit que les auteurs ne se contentent pas d'être factuels. Il lui faut un peu de temps pour se rendre compte que ces émotions sont essentiellement générées par les dessins. En effet il perçoit la concentration du garde du corps dans son visage fermé et tendu, l'indifférence blasée de Yanis Habbache faisant affaire avec le barman (étrange qu'il puisse fumer dans un café), les sourires professionnels de façade des people aux défilés, l'hostilité de la compagne de Kacem en voyant arriver Habbache, la terreur de Kim Kardashian se retrouvant à la merci d'individus cagoulés et armés, le calme né de l'expérience d'Anton Molko quand il prend connaissance des faits. De temps à autre, Grégory Mardon accentue une expression de visage pour marquer l'intensité de l'émotion, par exemple quand Anton Molko se rend compte que tout le monde donne son avis sur le braquage, sur les réseaux sociaux (Karl Lagerfeld, Mathieu Kassovitz). Il s'agit donc d'une histoire incarnée, où interagissent des individus adultes habités par des convictions et des valeurs.

Le lecteur se demande bien quel parti pris vont adopter les auteurs pour raconter leur histoire : plutôt défense de la victime, ou plutôt Robin des Bois ? Voire moqueur en jouant sur le décalage sur la vie de célébrité de Kim Kardashian et le braquage effectué par des individus du troisième âge se déplaçant à bicyclette ? Bien sûr ce décalage est mis en scène : l'appartement modeste d'Aomar Ait Kacem contraste avec le luxe de la suite de Kim Kardashian, le déplacement à vélo avec gilet jaune est aux antipodes des déplacements en jet privé, les 50 euros de réparation à rapporter aux revenus de Kim Kardashian. Mais le récit ne vire pas à la dénonciation, à la critique sociale. Le style de vie de Kim Kardashian n'est montré comme enviable, ou comme un statut social à atteindre ; le style de vie de Kacem et Habbache n'est pas paré d'un vernis romantique, ni pointé du doigt. Kim Kardashian aspire à un moment de détente, à arrêter d'être en représentation pour une soirée ; les braqueurs ont déjà fait de la tôle, y passant plusieurs années de leur vie. Les auteurs ne se rangent donc ni du côté de Karl Lagerfeld réconfortant la star, ni de Mathieu Kassovitz voyant là un acte symbolique de revanche du peuple contre une profiteuse vaniteuse de la société du spectacle. Ils ne cherchent pas non plus à présenter une version originale ou différente de l'enquête, encore moins conspirationniste (ce braquage aurait été mis en scène comme tout le reste de la vie de Kim Kardashian…). Mais quand même…

Au travers de cette reconstitution un peu romancée, le lecteur touche du doigt le spectacle factice monté de toutes pièces de la vie de Kim Kardashian, une sorte de quart d'heure de célébrité prophétisé par Andy Warhol (1928-1987), étiré à l'échelle d'une vie dans une société du spectacle théorisée par Guy Debord (1931-1994). Il contemple l'inégalité de la répartition des richesses. Il assiste à l'efficacité de la police dans son enquête, sans diabolisation (pas de sous-entendu sur un outil d'oppression), sans non plus d'angélisme sur ce corps de métier. Dans le même temps, cette bande dessinée retrace un fait divers, sous l'angle d'un fait de société en faisant apparaître les différentes composantes, les différents angles de vue pour le considérer, rendant compte d'une réalité complexe, habitée par des êtres humains complexes et divers, où la vie d'une célébrité se mettant en scène croise celle de banlieusards du troisième âge.

François Vignolle, Julien Dumond et Grégory Mardon reconstituent le déroulement d'un fait divers sortant de l'ordinaire : le braquage d'une célébrité mondiale par un groupe de prolétaires âgés. Ils jouent le jeu du reportage objectif, trouvant le juste équilibre entre braqueurs et victimes, sans parti pris affiché pour les uns ou contre les autres. Le lecteur voit alors apparaître une radiographie partielle de la société sous un angle original et révélateur.