jeudi 28 février 2019

Loup de Pluie - Tome 1

La loi, elle ne peut pas toujours rester du côté des riches.

Ce tome est le premier d'une histoire complète en 2 parties, rééditée en grand format dans Loup de Pluie - Intégrale complète, avec un avant-propos de 2 pages du cinéaste Bertrand Tavernier. La première édition date de 2012. Le scénario a été écrit par Jean Dufaux, les dessins et la mise en couleurs ont été réalisés par Rubén Pellejero.

Blanche McDell se tient sur une petite élévation et regarde la plaine qui s'étende devant elle à perte de vue, sous un soleil orangé. Elle pense à son père le magnat des chemins de fer, à son frère Bruce mort à 27 ans, à son jeune frère Jack. Quelques temps auparavant, un soir, Jack McDell était parti pêcher. Il avait rejoint son canoë et y avait trouvé des poissons pêchés par quelqu'un d'autre. Intrigué, il avait mis son canoë à l'eau et avait ramé un peu jusqu'à une rive où brûlait un feu. Il y avait fait la connaissance de Petite Lune, jeune femme amérindienne, qui lui avait expliqué lui avoir laissé des poissons en constatant qu'il est piètre pêcheur. Le lendemain, Ingus Limb arrive en ville et se rend directement au saloon. Le shérif l'aborde pour essayer de s'assurer qu'il ne fera pas d'esclandre car il provoque souvent des incidents. Limb explique qu'il est venu passer une nuit en attendant Bruce McDell à qui il a des questions à poser. Dans le fond, Loup de Pluie est assis à une table, en train de jouer au poker et remarque à haute voix que Bruce McDell n'aura peut-être pas envie de répondre auxdites questions. Ingus Limb rétorque par des propos agressifs et racistes.


Loup de Pluie se lève, quitte sa table, et indique qu'il s'en va parce qu'il ne veut pas provoquer la bagarre. Il répond quand même à l'agressivité de Limb en le menaçant de son couteau, et en lui retirant son revolver. Dès que Loup de Pluie est sorti, Limb s'empare du revolver du shérif et sort à son tour, pour un duel au soleil dans la grand-rue. Ingus Limb tombe mort dans la poussière. Loup de Pluie remet son arme au shérif en indiquant qu'il s'en remet à la justice. Il demande que Bruce McDell soit averti de ce qui vient de se produire. Ce dernier est en train de tester la vitesse de son cheval contre celle du train à vapeur. Ayant été averti, il réenfourche sa montre et se rend en ville sur le champ. Il entre dans le bureau du shérif et lui demande que Loup de Pluie soit libéré, qu'ils sortent par derrière et que le shérif s'occupe de calmer la foule. Le shérif accepte.


Les 2 tomes ont été regroupés dans une édition magnifique qui s'ouvre avec une longue introduction de 2 pages, rédigée par Bertrand Tavernier, évoquant les westerns qu'il a pu lire en bande dessinée dans sa jeunesse (bien sûr Blueberry de Charlier & Giraud, mais aussi Jerry Spring de Jijé); ainsi que les films de type western. Il explique qu'il a fini par se constituer sa propre grille de lecture assez exigeante, et que Loup de pluie réussit à utiliser les conventions du genre en les respectant, tout en proposant des variations originales, pertinentes, intelligentes et révélatrices. Ainsi mis en confiance et un peu intimidé, le lecteur se lance dans l'ouvrage, et apprécie immédiatement la représentation des environnements. Pour la première page, Rubén Pellejero utilise 3 cases de la largeur de la page, ouvrant le paysage de manière panoramique, ce qui permet au lecteur de ressentir l'immensité de la plaine, contrastée avec la petite case en dessous où Blanche McTell arbore une expression vide et figée, impassible devant ce spectacle. Le lecteur retrouve cette couleur orange sombre dans le deuxième page, faisant le lien avec le coucher de soleil, et la lumière déclinante sous les arbres. Ainsi mis en condition, son esprit devient plus sensible à l'usage que l'artiste fait des couleurs, à la manière dont il utilise sa palette. Cette scène nocturne au bord de la rivière dans les bois se termine avec des couleurs grises et marrons. Dans la page suivante, un jaune ocre indique une lumière de pleine journée, et il contraste fortement avec le marron caramel à l'intérieur du saloon, plongé dans une forme de pénombre. Le lecteur se régale du jaune plus clair lorsque Bruce McDell à cheval sur Serenity fait la course avec le cheval vapeur, avec un beau ciel bleu clair. Le lecteur admire ensuite les teintes pastel lors de l'apparition du bison blanc, le gris de la nuit quand India Limb surprend Bruce en train de baigner, ou encore l'orange tirant vers le rouge quand les Cody commencent à abattre du monde.


Tout au long de ces 54 pages, Rubén Pellejero est amené à représenter plusieurs aspects de la nature sauvage. Sans aller jusqu'à une impression de randonnée, le lecteur peut observer les plaines désolées traversées par la voie de chemin de fer, les zones boisées sur les rives du fleuve, avec la montagne aride en arrière-plan, la gorge creusée par la rivière au-dessus de laquelle passe la voie de chemin de fer sur un viaduc fragile, le calme de la rivière lors de la baignade nocturne et l'isolement total de cet endroit, les différentes nuances du feuillage des arbres, le ciel de feu lorsque le soir approche. Il ressent pleinement la présence de la nature, ses dimensions gigantesques rendant l'homme tout petit même dans une ville, même aux côtés d'une réalisation technologique comme le train. L'artiste ne réalise pas une description photographique de l'environnement, préférant conserver une fibre impressionniste. Toutefois, ses traits sont assez précis pour que le lecteur puisse distinguer plusieurs essences d'arbres. Pellejero utilise un trait un peu gras pour détourer les formes, faisant varier le degré de précision de la représentation en fonction de la nature de la scène et de la part d'émotion et de ressenti qu'il souhaite y conférer. Il joue également sur les arrondis et sur les lignes brisées, pour adoucir certains personnages et en durcir d'autres.


Rubén Pellejero ajuste le niveau de détails de ses représentations, aussi bien pour les décors que pour les personnages. Sa représentation des éléments naturels est plus lâche pour conserver la dimension sauvage de la nature. Celle des constructions humaines comprend une part descriptive plus poussée pour faire ressortir l'ordre que l'homme impose à ce qu'il fabrique, à commencer par des traits rectilignes, que ce soit pour les wagons du train, ou pour les planches des bâtiments. Il privilégie les traits plus simples pour les personnages, ce qui lui permet de jouer également avec les ombres pour accentuer l'expressivité des visages, avec un sens de la nuance épatant, le lecteur ressentant une forte empathie se dégager, comprenant bien leur état d'esprit. Il se rend compte qu'il sourit avec Jack McDell alors qu'il papote avec Petite Lune, qu'il durcit son regard comme Loup de Pluie interpellant Ingus Limb, qu'il s'inquiète en regardant le visage méchant de Mamie Limb, qu'il est terrifié comme le shérif Aloysius Comb se faisant malmener par les Cody, ou encore qu'il est autant dans l'expectative qu'India Comb quand elle se retrouve face au meurtrier de son frère sans savoir quelle attitude adopter. L'artiste sait aussi jouer avec les aplats de noir pour donner une allure plus hiératique à ses personnages lorsqu'ils semblent devenir l'incarnation d'un ordre sacré ou mystique (Loup de Pluie se rendant au tipi du conseil des sages), ou de la violence (le père Cody malmenant le shérif).


Les pages de Rubén Pellejero offrent une grande facilité de lecture, grâce à une lisibilité immédiate tout en recelant des saveurs prononcées, sans avoir à recourir à une dramatisation artificielle et putassière. Emporté par la narration visuelle, le lecteur se laisse porter par le récit ne faisant pas forcément attention aux éléments qui en font un western qui sort des stéréotypes. Il retrouve les conventions de genre auxquelles il s'attend : la nature sauvage, le duel au soleil dans la grand-rue, la loi du plus fort supplantant les lois de la société, les amérindiens comme peuple indigène dépositaire d'une sagesse en phase avec la nature, l'avancée inexorable de la civilisation occidentale. Jean Dufaux parvient même à caser un repas au pemmican, un mélange de graisse animale, de moelle animale, de viande séchée et réduite en poudre, et de baies. Dans le même temps, le scénariste joue avec les conventions du genre western, en en retournant quelques-unes. Ainsi le duel au soleil implique un blanc et un amérindien, l'individu qui se fait passer aux plumes et au goudron est un représentant de l'autorité plutôt qu'un criminel ou un individu victime d'une erreur de jugement, les femmes échappent au rôle de victime, ou à la caricature du sexe faible. Le lecteur comprend mieux le jugement de valeur de Bertrand Tavernier : un western qui respecte les conventions du genre, tout en y introduisant assez de variations pour ne pas être un exercice de style appliqué et déjà vu mille fois.


Jean Dufaux a donc bâti une intrigue à la fois très classique, à la fois imprévisible. Il s'agit d'une histoire de vengeance : un homme en a tué un autre déclenchant le cycle de la violence. D'un autre côté, il ne se contente pas de cette trame basique. Il n'oublie pas les enjeux de la transformation de cette société, que ce soit par l'arrivée du chemin de fer qui va permettre de coloniser plus rapidement les territoires, que ce soit par le début du déclin des tribus indiennes, subjuguées par la puissance de feu des blancs. Il ne se contente pas de ressasser des lieux communs, puisqu'il évoque aussi bien les ententes entre amérindiens et blancs à l'occasion de pow-wow où les 2 parties ont à y gagner, que la conscience des amérindiens de leur infériorité en termes de rapport de force. Il intègre également une dimension mystique avec la vision d'un bison blanc mythologique, 2 histoires d'amour rassemblant des individus de milieux différents, la loi du plus riche (Bruce McDell pouvant exiger l'impunité de Loup de Pluie), le racisme (celui d'Ingus Limb), les inégalités sociales (en particulier les Cody qui refusent de rester dans le cadre, de se laisser imposer la justice des riches et des puissants). En 1 seul tome, Jean Dufaux raconte une histoire simple et directe qui fait apparaître plusieurs facettes de la société dans laquelle elle se déroule, du milieu qui la façonne.


Avec le panégyrique dressé par Bertrand Tavernier dans son avant-propos, le lecteur se dit que soit ses attentes seront déçues, soit il risque d'éprouver des difficultés à comprendre une œuvre peut-être trop intellectuelle. En fait, dès la première page, il est conquis par la personnalité qui se dégage des pages de Rubén Pellejero, sa capacité à transcrire la saveur des environnements, à rendre apparentes la personnalité des protagonistes et leurs états d'esprit. L'intrigue s'avère simple et facile à suivre, tout en servant de révélateur d'une société, d'un système de fonctionnement, et de grands bouleversements déjà à l'œuvre, sans rien sacrifier au drame humain.



samedi 23 février 2019

Conan le Cimmérien - La Fille du géant du gel

Soumets-toi !

Ce tome est le quatrième dans une série d'adaptation des romans de Robert Erwin Howard mettant en scène le personnage de Conan. La première édition date de 2018. Elle compte 68 pages de bande dessinée. L'adaptation a été faite par Robin Recht qui a réalisé l'adaptation du texte, les dessins et la mise en couleurs. Il s'ouvre par une page d'introduction rédigée par Michael Moorcock, créateur du concept de champion éternel et auteur de romans comme par exemple la série Elric. Il se termine avec un texte de 2 pages rédigé par Patrice Louinet, revenant sur la genèse du texte de Robert E. Howard et son contexte de publication, ainsi que par 4 illustrations pleine page de Recht, et une de Mathieu Laufray. Une autre vision enrichissante de ce tome sur le site de Barbüz : Conan le Cimmérien : "La Fille du géant du gel" (Glénat ; novembre 2018).

Dans des montagnes enneigées, sur un sommet, une jeune femme a perçu l'approche des guerriers, une troupe d'hommes du Nordheim. Elle pense à cet affrontement rituel qui se déroule au premier soleil après l'hiver, entre les Aesirs et les Vanirs, une lutte sans trêve, ni merci, sans vainqueurs n vaincus. La troupe menée par Jarl Niord arrive devant un groupe de guerriers morts sur la neige ensanglantée. Ils interrogent le dernier survivant qui indique que Heimdul (seigneur des Vanirs) est déjà en train de combattre sur le lac gelé. Les guerriers Aesirs se moquent du prisonniers, se soulagent sur lui et le laissent attaché pour qu'il soit dévoré par les loups.

La troupe de guerriers Aesirs poursuit son chemin vers le lac gelé, sous les flocons de neige. Gorm et un autre se disputent pour savoir quel guerrier sera le plus valeureux et lequel la fille du géant du gel (une déesse) va choisir. Grom affirme que c'est sans doute Heimdul, un Vanir, qui sera le plus fort, ce qui irrite fortement son interlocuteur. Sur le mont Odroerir, une jeune femme rousse, uniquement vêtue d'un pagne, une sorte de voile transparent, observe de très loin l'affrontement sur le lac gelé, avec 2 ours blancs énormes à ses côtés, ses frères. Sur le lac, l'affrontement est d'une violence inouïe, la glace devenant rouge de sang, les guerriers mourant les uns après les autres dans un carnage terrible. La déesse à la chevelure rouge se repaît de ce spectacle, convaincue que Heimdul sortira vainqueur, par sa haine ancestrale des Aesirs, par sa fureur dans la mêlée. Elle sent le désir monter en elle, alors qu'elle s'imagine déjà le conduire sur l'Odroeir. Mais parmi la pulsation des battements de cœur, elle en distingue un nouveau qu'elle ne connaît pas, un ours parmi les loups, un seigneur de la guerre.



Suite à l'arrivée d'une partie des droits dans le domaine public, l'éditeur Glénat a mis en chantier une série d'adaptation des aventures de Conan par différentes équipes de créateurs. Robin Recht s'est fait remarquer peu de temps auparavant pour sa participation à l'adaptation en BD de Elric avec Julien Blondel, Didier Poli et Jean Bastide. Ici, il a choisi d'adapter un texte assez court de 1953, celui écrit par Robert E. Howard où Conan est le plus jeune. Ce n'est pas la première fois que ce texte est adapté en bande dessinée, le lecteur ayant déjà pu lire la version réalisée par Barry Windsor Smith & Roy Thomas, et publiée par Marvel en 1971. L'horizon d'attente du lecteur réside dans une adaptation par Recht, et pas une simple mise en images. Il est donc légitime que l'auteur ne reprenne pas tous les éléments de la nouvelle originelle (par exemple le nom de la fille du géant du gel n'est pas mentionné) et qu'il en donne son interprétation, en accentuant un point de vue, qu'il en fasse une lecture orientée. D'emblée, le lecteur retrouve bien les conventions de genre qu'il est venu chercher : des barbares qui s'affrontent à l'épée dans une époque mythologique, en faisant assaut de puissance virile. Il se rend vite compte que l'auteur transcrit avec respect les caractéristiques de Conan : il retrouve bien Conan tel qu'il le connaît, l'apprécie, le personnage qu'il est venu chercher.


Robin Recht ne réduit effectivement pas son adaptation à une mise en images servile. Il décide de développer son interprétation personnelle suivant 3 axes : la dimension sexuelle du comportement d'Atali (la fille du géant du gel), la violence des affrontements physiques, et de manière sous-jacente la personnalité de Conan. La première fois que le lecteur aperçoit Atali, il s'agit d'un dessin en double page, un très gros plan centré sur son regard, avec des mèches de cheveux volant devant. En page 13, il découvre une jeune femme svelte et rousse, dépourvue de corsage (bodice dans la nouvelle) avec uniquement un fin voile transparent retenu par une fragile ceinture. Robin Recht embrasse la dimension sexuelle du récit en la rendant explicite. La jeune femme est quasiment nue. Elle adopte des poses lascives pour exciter le désir de Conan, jusqu'à se pencher en avant en lui tournant le dos pour qu'il est une vue dégagée sur sa croupe. Recht ne masque pas la nudité d'Atila, et représente ses seins, ses fesses et sa toison pubienne, sans verser dans la pornographie, sans gros plan ou jambes écartées. Il la représente également en train de se caresser, jouissant littéralement de la souffrance et de la mort des combattants. En fonction de sa sensibilité, le lecteur peut trouver que cette explicitation visuelle du désir sexuel est superflue ou de mauvais goût, ou alors que Recht refuse l'hypocrisie pudibonde pour transcrire la force de cette pulsion sexuelle. Atila passe alors du stade d'allumeuse de talent à l'incarnation de ce désir. Conan est soumis à la brutalité vicieuse de cette pulsion sexuelle capable de faire perdre la raison par son intensité irrépressible.


L'une des conventions du genre Heroic Fantasy réside dans les affrontements physiques à l'épée, ou avec toute autre arme tranchante, entre des hommes puissamment musclés, tranchant dans le vif sans arrière-pensée. C'est l'une des caractéristiques qui en fait une littérature d'évasion cathartique. De fait la violence fait son apparition dès la page 8, avec la lame d'une épée ensanglantée. En page 9, le lecteur voit un individu attaché à un arbre, son corps ensanglanté, des cadavres dans la neige elle-même maculée de rouge. Les dessins ne sont pas extrêmement descriptifs dans le gore, ils se cantonnent plus sur une impression générale. Cette approche visuelle est confirmée par les 2 cases s'étalant sur la largeur de la double page 14 et 15, avec des silhouettes représentées en ombre chinoise s'affrontant brutalement, maculées de tâches rouge sang pour figurer les blessures. La composition est époustouflante et transcrit avec force le carnage. En page 18, la silhouette en ombre chinoise de Conan se détache sur le fond rouge pour une impression massive, faisant comprendre son triomphe sur le champ de bataille au milieu de la boucherie. Le combat au corps à corps qui s'en suit entre lui et Heimdul est tout aussi sauvage et sanglant, toujours sans recourir à des descriptions gore. Le lecteur prend conscience que Robin Recht joue avec les onomatopées, augmentant la taille de leur police. Il va jusqu'à réaliser une case en camaïeu à base de rouge Bordeaux et de rouge Sang de bœuf, avec 5 énormes Tchak ! comme uniques éléments sur cette case. L'artiste joue ainsi avec les bruitages, du râle de jouissance d'Atali en page 43, aux battements de cœur envahissant peu à peu les planches de la page 48 à la page 58. S'il est coutumier de ce type d'utilisation des onomatopées, le lecteur se dit que l'auteur aurait travailler plus son lettrage pour des effets visuels encore plus saisissants, à l'instar de ceux que peuvent créer des lettreurs comme Ken Bruzenak ou Dave Sim.


Ainsi Robin Recht donne une dimension mythologique aux affrontements physiques en tirant ses dessins vers le conceptuel, entre art abstrait (des cases prenant leur sens dans le rapport qui les lie à leur voisine) et impressionnisme sauvage. En insistant visuellement sur le comportement sexué d'Atila et sur la sauvagerie des combats, l'auteur met en parallèle le plaisir sexuel et la mort, entremêlant Éros & Thanatos, sans avoir à utiliser de mots. Le lecteur suit les rebondissements sans surprise de l'intrigue (surtout s'il en a déjà lu une autre version, l'originale ou une adaptation en BD), tout en se laissant subjuguer par la force graphique des pages. Il éprouve la sensation de lire un conte adulte, jusqu'à venir à en oublier le personnage principal. Pourtant, Conan est bien au cœur du récit, à la fois la proie de la fille du géant du gel, à la fois un homme refusant de se soumettre à la volonté de cette femme, ne succombant pas à son appétit sexuel. En effet l'auteur brosse un portrait un creux du cimmérien. Il n'insiste pas sur le fait qu'il soit un étranger parmi les Aesirs et les Vanirs, ou qu'il se retrouve sur un territoire plus au Nord que la Cimmérie, ou encore qu'il n'ait probablement pas 20 ans. Il laisse le lecteur se faire une idée par lui-même du caractère d'un individu qui se comporte comme Conan, qui réagit de cette manière. Conan se bat aux côtés des Aesirs, et Atali indique qu'il est un ours parmi les loups. Il est donc à sa place sur ce champ de bataille, au cœur de ce massacre.


Par la suite, Conan déclare à Heimdul qu'il va le tuer, une phrase simple et concise. Il ressent pleinement les avances explicites d'Atali et y répond en la pourchassant dans les bois enneigés, mais sans pour autant passer à l'acte. Il dispose d'une maîtrise de soi qui lui permet de se contenir et de ne pas se comporter comme l'attend Atali. Dans une séquence terrifiante dans l'eau glaciale, il s'extirpe des victimes d'Atali, refusant de se soumettre, de partager leur sort. Il s'agit d'une nouvelle preuve de sa force de caractère, de sa volonté inflexible. Il en est encore de même dans le dernier affrontement, refusant toute forme de soumission, d'atteinte à l'intégrité de sa personnalité. Conan refuse toute compromission de ses valeurs, toute tentative de se voir imposer une volonté à laquelle il n'aurait pas consentie, de mettre en péril son esprit, même s'il doit le payer de sa vie. Le lecteur peut y voir l'expression jusqu'auboutiste d'une indépendance absolue, d'un besoin vital d'autonomie qui passe avant la satisfaction de tout autre besoin, à commencer par les pulsions qu'elles soient vitale ou sexuelle.



Le lecteur ressort de cette interprétation de la nouvelle de La fille du géant du gel, sous le charme d'une narration visuelle personnelle et ambitieuse, n'hésitant pas à faire de la place aux dessins, à commencer par 5 dessins en double page, et 1 en pleine page. Il éprouve à la fois la sensation d'avoir lu une vraie histoire de Conan, à la fois d'avoir une interprétation du personnage. Il a apprécié la démarche crue de l'auteur refusant le tiède, en phase avec Conan. Il est aussi possible qu'il ressente comme un petit manque, comme si les pages révélaient toutes leurs saveurs au premier coup d'œil, sans receler rien d'autre. À l'évidence, Robin Recht a profité de l'occasion qui lui est donné pour interpréter l'histoire de Robert E. Howard en fonction de sa propre sensibilité, pour en donner sa vision à la fois par des images et une narration visuelle fortes, à la fois en développant les thématiques qui lui importent. En cela, ce tome est une réussite, tenant le pari d'une version personnelle d'un personnage ayant pourtant déjà été maintes fois adapté, y compris par des artistes de talent. Il reste possible que le lecteur trouve l'exercice virtuose sans qu'il n'enrichisse le récit originel de Robert E. Howard.




jeudi 14 février 2019

Ailefroide : Altitude 3 954

C'est plus beau qu'un Soutine.

Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre. La première édition date de 2018. Il a été réalisé par Jean-Marc Rochette (scénario, dessins, encrage, couleurs), et Olivier Bocquet (co-scénariste). Il comprend 278 pages de bandes dessinées. Il s'ouvre avec une citation de Gaston Rébuffat (1921-1985, alpiniste français) sur le Massif du Haut-Dauphiné. Il se clôt avec une postface de 5 pages rédigée par Bernard Amy (1940-, alpiniste, écrivain et chercheur français) sur l'entrée en montagne, la première expérience, texte accompagné de 7 pages de photographies. Rochette a déjà travaillé avec Bocquet pour Transperceneige : Terminus (2015), la suite de Transperceneige (1982, 1999, 2000, avec Jacques Lob et Benjamin Legrand). Récemment a été réédité Le tribu avec Benjamin Legrand.

Au musée de Grenoble, un jeune Jean-Marc Rochette reste en arrêt devant le tableau Le bœuf écorché (1925), de Chaïm Soutine (1894-1943). Il s'apprête à céder à la tentation de le toucher quand sa mère le rappelle à l'ordre. Il est temps de partir. Ils sortent et remontent dans leur voiture, une Ami 6 Citroën. Sa mère décide que son fils a besoin de faire une promenade dans la montagne avoisinante. Ils marchent sous la pluie, avec leur poncho à capuche. Ils arrivent en bordure d'un lac alors que la pluie a cessé, et Jean-Marc grimpe sur un sommet proche. 3 ans plus tard, Jean-Marc est adolescent et son copain Philippe Sempé sonne à sa porte. Il porte son casque sur la tête et son matériel d'escalade dans son sac à dos. Sempé constate que Jean-Marc n'a pas de matériel digne de son nom. Il lui présente son propre matériel, et l'emmène voir un copain Éric Laroche-Joubert pour lui emprunter du matériel. Ils arrivent à le convaincre. Ainsi équipés, ils se rendent sur le cyclomoteur Solex de Sempé, au pied d'une falaise d'entraînement que Jean-Marc trouve particulièrement moche.


Sempé prend le guide pour vérifier la difficulté de l'ascension et il explique la cotation des voies à Jean-Marc. Il lui explique ensuite comment passer son baudrier, comment s'encorder, comment faire un nœud de chaise, et comment l'assurer. Sempé passe en premier, et Jean-Marc le suit en suivant scrupuleusement ses conseils. Après un moment d'inquiétude dans un passage difficile, Jean-Marc rejoint Sempé au sommet. Les 2 amis apprécient la vue et se charrient sur leur performance respective, en se marrant bien. Le temps est venu de la descente. En revenant chez lui, Jean-Marc indique à sa mère le plaisir qu'il a pris à grimper, encore tout excité par l'expérience. Sa mère n'est pas très réceptive, ni encourageante. Il lui indique qu'il va avoir besoin de matériel ; elle lui indique que c'est conditionné à l'obtention d'un 15 en allemand. Il obtient la note nécessaire et quelques jours après, il se rend à la Bérarde avec Sempé pour une nouvelle ascension. Après une montée assez longue en vélomoteur, ils arrivent au refuge. Ils indiquent au responsable qu'ils veulent manger et y dormir. Ils se font jeter avec moult invectives parce qu'ils n'ont pas de quoi payer. Ils en sont réduits à passer la nuit à la belle étoile à un bivouac, et à lire le Topo pour se renseigner sur l'emplacement des différentes vois d'escalade.


Il s'agit donc d'une bande dessinée autobiographique qui retrace la période la vie de l'auteur Jean-Marc Rochette, depuis son coup de foudre pour la montagne, jusqu'à l'abandon de son projet de devenir guide haute montagne. Afin de l'aider à prendre un peu de recul sur sa vie, il a travaillé avec Olivier Bocquet qui a structuré les séquences, l'architecture de la biographie, et ramassé les événements et écrits les dialogues. Avec le dessin de couverture, le lecteur prend conscience que la narration va présenter un aspect brut, des dessins fonctionnels, pas pour faire joli, plus l'impression que produisent les montagnes, les pics, les versants, la roche, les glaciers, qu'une représentation photoréaliste. Le ton de la narration est en phase avec les dessins, sans lyrisme, sans romantisme, sans enjolivement. Le lecteur éprouve l'impression d'un reportage réalisé sur le vif, sans chercher à mettre en valeur les individus, avec des phrases courtes et factuelles qui laissent le lecteur libre de sa réaction émotionnelle. Le lecteur sait qu'il s'agit d'une reconstruction de souvenirs, réalisée 40 ans après les faits et présentée sous la forme d'une bande dessinée, c’est-à-dire une adaptation des faits se pliant aux règles de la bande dessinée. Pour autant, il se retrouve transporté aux côtés de Jean-Marc dès la première page devant le tableau de Chaïm Soutine, sans jamais songer à remettre en cause ce qu'il voit, sans éprouver l'impression d'une hagiographie à quelque moment que ce soit.


Les 2 premières séquences servent à mettre en place les passions de Jean-Marc Rochette : la peinture, la montagne. Ces 2 séquences sont sobres et efficaces montrant la réaction de l'enfant face au spectacle qui s'offre à lui, le lecteur éprouvant son émotion, se trouvant en phase avec son état d'esprit. C'est une leçon de dosage des éléments présents sur la page, sans sensation démonstrative, sans dramatisation exagérée. La séquence suivante dure un peu plus de 20 pages, pour la première grimpe de Jean-Marc, son initiation à un sport de haut niveau et très technique. Pour un lecteur profane, c'est également une initiation indispensable pour comprendre qu'il s'agit d'alpinisme et pas de simple balade en montagne, avec des passages difficiles. De l'avis des apprentis guides de haute montagne ayant vécu cette époque, c'est une restitution fidèle des sensations de la première fois, et par la suite de la manière de pratiquer, du matériel, de l'entraide, des prises de risques. La première qualité de ce récit est donc le témoignage de la pratique de l'alpinisme dans les années 1970, que ce soit pour le matériel, pour les termes techniques (du nœud de Prusik au Topo, le guide papier utilisé par les grimpeurs pour trouver l'emplacement des voies d'escalade sur les falaises et en montagne), pour les installations, pour l'organisation, pour les caractéristiques de l'émulation dans ce milieu. Les pratiquants de ce sport ont loué l'exactitude des dessins du point de vue descriptif des techniques et du matériel.


Le récit et les images ne se limitent pas au témoignage de la pratique de l'alpinisme dans ces années, car ils contiennent aussi la reconstitution historique des environnements où se déroule l'histoire, lorsqu'il ne s'agit pas de la montagne. En page 9, le lecteur reconnaît tout de suite le modèle Ami 6 de la marque Citroën, et la Deudeuche en page 176. Le dortoir de l'internat apparaît plus vrai que nature dans son dénuement. L'évocation du surgénérateur Phénix de Creys-Malville semble être extraite directement des archives télévisuelles de l'époque. La découverte des rues d'une grande métropole étatsunienne donne l'impression d'être en train de marcher aux côtés de Jean-Marc. La restitution des conventions sociales de l'époque est plus discrète, mais tout aussi présente, que ce soit la liberté dont jouissent les adolescents pour escalader sans encadrement, les méthodes d'enseignement très directives, l'absence de formation à la gestion de la douleur des patients pour le personnel soignant, la montée des mouvements libertaires avec la participation au magazine Actuel. Ces éléments sociétaux sont intégrés au récit comme faisant partie de la vie de l'auteur. Le lecteur comprend que lorsqu'il y consacre plusieurs cases ou plusieurs pages, c'est qu'il s'agit événements ayant compté dans sa vie, ayant une valeur formatrice. Il évoque aussi ses premiers travaux en bande dessinée, comme la série Edmond le cochon (1979) avec Martin Veyron.


Au vu du titre de l'ouvrage, le lecteur se doute que la montagne ou l'alpinisme tiennent un rôle aussi important que Jean-Marc Rochette lui-même. Environ 70% du récit se déroule en montagne, à marcher, à grimper, à redescendre. Jean-Marc Rochette donne son avis sur 13 voies d'escalade, par une courte annotation en bas de la page racontant sa propre ascension. Il consacre également 9 dessins en pleine page à la montagne. Le lecteur se rend compte qu'il n'éprouve jamais l'impression de voir 2 fois le même paysage. Les ascensions se déroulent de manière différente, racontée par quelqu'un qui les a faites. Le relief et les revêtements sont très différents d'une ascension à l'autre : la forme des parois, la nature de la roche, la présence ou non de neige ou de glace, etc. C'est un exploit extraordinaire d'avoir pu ainsi rendre compte de la diversité des sites, de la rendre visible pour des lecteurs qui ne pratiquent pas la montagne. De prime abord, le lecteur peut être dubitatif devant les traits un peu bruts des dessins, le fait qu'ils ne soient pas peaufinés pour être plus précis, avec une qualité plus photographique. Très rapidement, il s'habitue à ce rendu esthétique, et constate qu'il transcrit avec force le caractère sauvage et minéral de la montagne. Le lecteur peut ressentir son caractère inhospitalier, la sensation de devoir se battre pour mériter sa place dans ces lieux, la conquête que cela représente, les risques de chute malgré le matériel, le gigantisme des massifs rendant minuscules les grimpeurs, la nécessité d'une attention de tous les instants pour déceler les crevasses, les endroits moins stables, etc. Rochette a l'art et la manière de faire voir les prises de risques, sans devoir se reposer sur les dialogues ou des explications, un exercice de vulgarisation aussi sophistiqué qu'élégant.


Très rapidement, le lecteur prend conscience qu'il ne s'ennuie jamais lors des ascensions. Il voit aussi qu'il dévore les pages à un rythme rapide, sans être creuses. L'artiste a intégré une quarantaine de pages silencieuses qui laissent au lecteur le temps d'admirer le paysage, d'en profiter, de prendre la mesure du gigantisme du spectacle qui s'offre à lui. Les dialogues sont concis et expressifs, portant à la fois des informations factuelles, à la fois des informations sur l'état d'esprit de celui qui s'exprime. Il en va de même pour les cartouches de texte, qui ne sont jamais envahissants, jamais du remplissage. Sous des dehors qui peuvent sembler frustes, les visages se révèlent expressifs, que ce soit celui toujours souriant de Philippe Sempé, ou celui souvent fermé de Rochette, se protégeant par un mutisme, même s'il n'en pense pas moins. Les personnages ne sont jamais réduits à des artifices narratifs, à des coquilles vides pour donner la réplique à Rochette. Les dialogues permettent de comprendre leur motivation propre, et le fait qu'ils ont une histoire personnelle.


Tous ces éléments (les voies d'escalade, les différentes facettes de la reconstitution historique, les individus rencontrés et leurs interactions) font que le lecteur peut ressentir les émotions, l'évolution de la construction personnelle de Jean-Marc Rochette par incidence, par un processus d'empathie tellement organique qu'il se transforme en intimité consentie, sans être intrusive. Le lecteur voit évoluer cet adolescent, au fur et à mesure de ses expériences. Il y a l'amitié avec Sempé, la sensation d'être vivant en pratiquant l'alpinisme, de se sentir bien et serein en montagne, l'éloignement progressif d'avec sa mère, les relations avec les femmes, le soutien de sa grand-mère, la révolte contre l'autoritarisme, le rapport aux autres, le jugement sur les adultes installés dans la vie, le rapport à l'effort et au dépassement de soi, etc. Les auteurs ne recourent jamais à un discours psychologique, encore moins psychanalytique, tout en mettant en lumière des moments d'une rare intimité personnelle. Juste après l'exaltation de la première grimpe avec Sempé, Jean-Marc évoque son sentiment de bonheur avec sa mère, et se retrouve déconcerté par son manque d'enthousiasme. Plus loin dans le livre, Jean-Marc a l'occasion d'emmener sa mère grimper en montagne et il se retrouve à lui servir de guide (inversant le schéma éducatif parent / enfant) dans une séquence d'une rare finesse, aussi bien psychologique qu'émotionnelle.


Au fil des grimpes, le lecteur s'interroge également sur les risques pris par Jean-Marc Rochette, sur sa mise en danger, sur un comportement présentant parfois des symptômes d'addiction. Il voit comment le jeune adulte est confronté à la réalité de la mort à plusieurs reprises, sous des formes différentes. De scène en scène, le processus d'apprentissage se fait, provoquant des réminiscences, des échos chez le lecteur quant à ces points de passage de l'adolescence à l'âge adulte, par lesquels il est lui aussi passé au cours d'expériences de vie différentes. Ce récit très particulier d'apprentissage et de pratique de l'alpinisme participe de l'universalité de l'apprentissage de la vie.


Derrière un titre énigmatique et une couverture dépouillée et austère, le lecteur découvre un parcours de vie extraordinaire, avec une narration visuelle personnelle exprimant parfaitement le caractère de l'auteur, transcrivant la beauté austère de la montagne. Les auteurs réussissent un récit exceptionnel, donnant envie de s'adonner à la montagne (même sous forme de simple randonnée), un passage de l'adolescence à l'âge adulte rendant compte des différentes facettes de ce moment de la vie, une reconstitution d'une époque, d'une société, une étude de caractère pénétrante… Sans pouvoir se douter de la richesse de cette biographie, le lecteur éprouve un grand plaisir de lecture à s'immerger dans ce parcours de vie à la narration fluide et intelligente, à ressentir la puissance des émotions éprouvées, à se reconnaître dans certaines étapes (prise d'autonomie par rapport aux parents et aux figures tutélaires, passions, amitiés, tests de ses limites) attestant de l'universalité de certaines expériences humaines, indépendamment de la forme qu'elles prennent.



jeudi 7 février 2019

Péchés Mignons, Tome 2 : Chasse à l'homme !

Femme qui rit est à moitié dans ton lit.

Ce tome fait suite à Péchés Mignons, Tome 1 (2006) qu'il n'est pas nécessaire d'avoir lu avant. Il s'agit d'une série de gags en 1 à 3 planches, réalisés par Arthur de Pins, pour les dessins et la mise en couleurs. Ce créateur est également l'auteur des séries  Zombillénium et La marche du crabe. Ce tome comprend 46 pages de bande dessinée. Les scénarios ont été écrits par Arthur de Pins (18 gags), René Morillon (4), Camille Cerceau (3), Nathalie Routin (5), Clélia Constantine (4) et Ben Ledran (3).

Les 33 gags sont tous centrés sur un personnage récurrent : Arthur, jeune homme proche de la trentaine. Au fur et à mesure des gags, il développe une relation fluctuante avec Clara. Les planches en vis-à-vis qui sont le dos de la première de couverture et la suivante, montrent 23 godemichets à raison de 4 rangées de 3 par page, avec Arthur prenant la place numéro 20. Dans le premier gag, 2 jeunes femmes discutent d'un nouveau au bureau, et l'une d'elle a pu avoir accès à l'historique de son navigateur internet, ce dont elle déduit qu'il représente un beau parti romantique. Gag suivant, Arthur est reçu par une femme chez elle pour une fin de soirée au lit. Les pensées de la jeune femme tournent toutes autour de ses inquiétudes sur l'impression qu'elle fait et sur ses performances. Gag suivant, une jeune femme réalise un micro-trottoir le 14 février sur le thème de la Saint Valentin. Arthur dîne avec un copain qui est venu avec sa partenaire du moment. Arthur est sous le charme et lui demande comment il l'a trouvée. Le copain indique qu'il s'agit d'une connaissance du lycée. Arthur rentre en contact avec toutes ses copines de lycée dont il se souvient.

Alors qu'Arthur est rêveur au boulot, sa collègue lui demande à quoi il pense. Il indique qu'il regarde les filles passer en bas dans la rue et qu'il imagine à quel rôle féminin elles lui font penser, de Clarice Sterling à Selina Kyle. En train de se promener dans la rue, une collègue de bureau explique à Arthur comment les femmes se donnent de micro-orgasmes en se frottant sur les chaises à roulette de bureau. Arthur raconte à une copine comment il a effectué un voyage sur Vénus, la planète des femmes, comment il a dû apprendre la langue du pays, d'abord à l'aide d'un dictionnaire, puis en allant suivre des cours de vénusien intensifs, dans un centre spécialisé. Arthur a réussi à pécho : il a fait rire une femme et, conformément au proverbe, elle est à moitié dans son lit. Arthur essaye d'emprunter sa Jaguar à son pépé pour son rencard du soir, et il reçoit une fin de non-recevoir. Contre toute attente, il se rend compte qu'il fait beaucoup plus d'effet à sa copine d'un soir en la transportant sur le porte-bagage de son vélo, sur une route pavée.


Il est quasiment impossible de résister à la bonne humeur comique qui se dégage de la couverture, sauf si on est allergique à l'aspect mignon. Arthur de Pins n'a rien changé à sa manière de représenter les personnages. Le lecteur peut éventuellement y voir une forme d'infantilisation, où l'individu se fait une image de lui-même avec une tête plus grosse qu'elle ne l'est en réalité, pour donner plus d'importance à son individualité logée dans son esprit, et moins d'importance au reste du corps, comme s'il le jugeait secondaire. L'artiste accentue encore le côté mignon et inoffensif de ses dessins en exagérant la taille des yeux dans le visage, pour plus d'expressivité, et en les représentant comme des yeux de biches pour qu'ils soient plus jolis. Toutes les têtes ont la même forme : celle d'un ballon rond, parfois un peu tassé en forme d'ovale. Toutes les femmes portent du rouge à lèvre et fard à paupière. Le nez n'est jamais représenté. Les bouches peuvent se déformer, jusqu'à être de la largeur de la tête pour un grand sourire, ou au contraire se réduire à tout petit cercle, et même ne pas être représentées du tout pour faire comprendre que le personnage est sans voix. Grâce à cette licence artistique, le dessinateur peut faire apparaître une énorme gamme d'expression sur les visages, avec une grande force de conviction et une transcription extraordinaire de l'état d'esprit du personnage. Ces différentes caractéristiques de représentation génèrent un climat de bienveillance généralisé qui dédramatise toutes les situations, et empêche toute forme de méchanceté.

Alors que les gags pourraient fonctionner avec des dessins simples et rapides, Arthur de Pins réalise des dessins descriptifs avec un fort niveau de détail et un sens épatant du détail. Il suffit pour s'en convaincre de regarder la deuxième de couverture et la page en vis-à-vis avec les 23 sextoys. L'artiste ne s'est pas contenté de dessiner des formes à la va-vite sorties de son imagination. Il est allé consulter un catalogue spécialisé et il a un peu enjolivé certaines formes. Il les a représentés en utilisant l'infographie, avec un souci du détail et du volume. Pour faire bonne mesure, il y a glissé un canard en plastique pour faire faire bonne mesure, non, plutôt pour un effet comique. Tous les gags ne se prêtent pas à de nombreux détails, mais à chaque fois, de Pins prend soin de représenter l'environnement, les accessoires : les façades d'immeuble de la rue, le modèle de table de différentes terrasses de café, le mobilier de bureau, la banderole d'accueil au spatioport de la planète Vénus, la pelouse et les arbres d'un jardin public, les légumes dans les cagettes d'un marchand de quatre saisons, la mer et les mouettes en contrebas d'une falaise, les skieurs qui passent sur une pente enneigé à l'arrière-plan du tire-fesse, les chaussures sur les rayonnages dans un magasin, les spectateurs tous différents dans les gradins pour un match de tennis, les déguisements à une soirée costumées, les couvertures de parodies de magazine de la presse féminine. Il peut également arriver dans certains gags que l'arrière-plan soit assez minimaliste et identique parce que la prise de vue est en plan fixe. Le lecteur peut également prendre plaisir à observer les différentes tenues des personnages, toujours variées.


La participation de 5 autres auteurs induit une variété dans les gags. L'humour repose essentiellement sur du comique de caractère et du comique de situation. Il n'y a que 2 gags qui reposent uniquement sur un humour visuel, dont un dénué de texte ou de dialogue. Arthur de Pins et les autres auteurs jouent sur le décalage entre les attentes des personnages et la réalité, ou sur les présupposés du lecteur qui s'attend à ce que le gag prenne telle direction et qui se rend compte qu'il n'en est rien. Il est bien sûr question de sexe dans chaque gag, mais seuls 3 gags comprennent une représentation de l'acte. La nudité féminine ou masculine est présente dans 12 gags sur 33. Du fait des caractéristiques des dessins, cette nudité n'a rien de pornographique, et est vaguement érotique, les situations étant plus titillantes que le détail du dessin souvent de petite taille. Enfin, la représentation mignonne des personnages et la narration bienveillante tiennent à l'écart toute forme de méchanceté, de moquerie, et encore plus loin toute impression scabreuse ou malsaine. Il s'agit à chaque fois de situations entre adultes consentants et majeurs débarrassées de volonté de domination ou de sadisme.

La dédramatisation induite par les dessins ne rend pas les gags insipides pour autant. Arthur de Pins et les autres auteurs mettent en scène le sentiment d'insécurité ou d'infériorité des individus, le décalage entre leurs attentes et la réalité, ainsi que le décalage entre les attentes de 2 partenaires. À l'occasion, ils savent intégrer une référence culturel ou une autre, que ce soit au film 40 ans toujours puceau (2005, de Judd Apatow en page 9), ou au livre Les hommes viennent de Mars, les femmes viennent de Vénus (1992) de John Gray, à l'autrice Anna Gavalda, à la mode du ticket de métro, aux principaux magazines de la presse dite féminine, à l'émission Qui veut gagner des millions. Au fil des gags, le lecteur voit également se profiler des préoccupations très concrètes des partenaires : la recherche de l'homme idéal, le symbole de la Saint Valentin commenté par 8 personnes qui y voient autant de choses différentes, la misère sexuelle, le plaisir féminin, les différences de mode d'expression entre les femmes et les hommes, la peur de l'émasculation, le tabou du sang menstruel, les conventions sociales de la galanterie, l'image idéalisée de la femme, à la convention sociale de l'épilation féminine (et pourquoi pas les hommes ?), à la répartition des tâches ménagères, et bien sûr au plaisir sexuel parfois plus intense et moins compliqué en solitaire qu'à deux. Ces réflexions ne viennent pas supplanter la nature comique des gags ou le plaisir des yeux pour les dessins, mais elles sont bien présentes dans la nature des gags.

Avec ce deuxième tome, Arthur de Pins propose au lecteur de nouveaux gags, sans aucune impression de répétition. Il s'avère toujours aussi inventif, en autres grâce à la participation d'autres auteurs. En outre, ces gags bénéficient d'une mise en images soignée et roborative, avec une apparence mignonne qui permet de tenir à l'écart le graveleux et le glauque. Pour peu qu'il y soit sensible, le lecteur se rend vite compte que chaque histoire repose sur des questionnements très perspicaces sur les difficultés des relations entre femmes et hommes.



vendredi 1 février 2019

Ces jours qui disparaissent

Vous savez, s’il prend votre place, c’est que vous le laissez faire.

Ce tome contient une histoire compète et indépendante de toute autre. La première édition date de 2017. Il a été entièrement réalisé par Timothé Le Boucher. Il comprend 192 pages de bande dessinée en couleurs. Il s'agit de la troisième bande dessinée de l'auteur, après Skins Party (2011), Les Vestiaires (2014).

Sur la scène d'un théâtre, sous les yeux du public, Lubin Maréchal habillé d'une robe blanche et d'une coiffe réalise un numéro d'acrobatie, sur une cage à oiseau géante. Il laisse tomber sa robe ; il porte en-dessous un juste au corps blanc. Il danse avec sa robe qui a retrouvé du volume. Il effectue des figures au sommet de la cage, et tombe lourdement quand elle casse. En coulisses, les autres acteurs sont inquiets, mais Maréchal se relève et le spectacle peut continuer. Le lendemain il se réveille à 07h45 et se dépêche de s'habiller et de partir à vélo, pour gagner son pari d'arriver avant son copain Léandre pour prendre leur service à la caisse du supermarché Smart Shop où ils travaillent. Lubin est particulièrement fier de lui car il s'assoit une minute avant Léandre à son poste. Ce dernier lui fait observer qu'il a perdu son pari car il a 23 heures et 59 minutes de retard. Lubin met un peu de temps à comprendre et encore plus à le croire : ce n'est pas le lundi 02 septembre, mais le mardi 03 septembre. Il a perdu un jour de sa vie. Léandre et Lubin aident le livreur à décharger son camion. Le soir ils récupèrent quelques invendus périmés pour leur repas, Lubin ayant invité Gabrielle à manger chez lui.


Lubin rentre chez lui à vélo. Il reçoit Gabrielle et ils passent au lit avant de manger. Il se réveille le lendemain, un peu surpris que Gabrielle ne soit plus dans lit et qu'elle ait déjà récupéré ses affaires. Il consulte le calendrier de l'ordinateur et il doit se ranger à l'évidence : il n'a aucun souvenir du mercredi. Il se rend au supermarché où il est reçu par Andrès qui lui fait la morale sur l'assiduité et qui lui donne son congé. Lubin donne rendez-vous à Léandre à 18h00 au Mantra. À 18h00, les 4 membres de la troupe de spectacle se retrouvent au café. Ils passent en revue les raisons plus au moins fantaisistes qui pourraient expliquer l'absence de Lubin pendant 2 jours. Comme ils doivent se produire le lendemain à Bruxelles, Pedro & Alexandra proposent de passer chez lui pour venir le chercher. Avant de rentrer chez lui, il envoie un texto à Gabrielle, mais il reste sans réponse. Lubin se réveille en ayant encore perdu une journée, celle du vendredi. Il appelle Léandre qui lui indique que quand ils sont venus le chercher le vendredi, il n'y avait personne dans son appartement.


Quelle étrange expérience de lecture. La couverture semble annoncer un conte fantastique, avec un jeune homme à moitié entré dans l'eau, de la verdure derrière lui, et un double maléfique qui se reflète. Le choix des couleurs est étrange avec une végétation violette et une onde orange. L'entrée en matière déstabilise tout autant avec 5 pages muettes (sans texte) comme si le lecteur assistait réellement au spectacle. Il assistera d'ailleurs à un deuxième spectacle, tout aussi muet, de même nature durant les pages 102 à 107. Il suppose que ces scènes ont une valeur métaphorique, celle d'un récit dans le récit, provoquant une mise en abîme dont il ne peut pas soupçonner le sens du fait qu'il s'agit de la première scène, et qu'il ne dispose pas d'autres séquences auxquelles la rattacher. Il apprécie la qualité de la narration visuelle, pouvant suivre la logique d'enchaînement des mouvements dans l'évolution de Lubin Maréchal. Il apprécie aussi la forme d'épure des dessins (avec des traits de contours fins et élégants) apportant une touche d'onirisme au spectacle.


Timothé Le Boucher sait donner une apparence simple et immédiatement reconnaissable à ses personnages, en jouant sur la couleur de leur peau, la forme de leur coiffure, leur couleur de cheveux, mais aussi leur morphologie (la silhouette d'Alexandra est plus étoffée, Pedro est plus grand et plus costaud). Il n'hésite pas à faire apparaître les marques de l'âge sur les visages et même dans la façon de se tenir, par exemple pour Josiane, la mère adoptive de Lubin, ou pour Lubin lui-même au fur et à mesure des années qui passent. Il donne un air assez jeune aux principaux personnages : Lubin, Gabrielle, Tamara, Léandre, Pedro, Alexandra, avec des traits de visage proches de la ligne claire et une discrète influence manga pour des éléments éparses, par exemple la chevelure de Léandre. Le lecteur adulte peut se retrouver un moment décontenancé car la représentation des personnages semble être à destination de jeunes adolescents, voire tout public. Le dessinateur montre bien quelques personnages dénudés, mais les caractéristiques sexuelles sont très atténuées et se limitent aux fesses et à la poitrine. En outre, il utilise des couleurs assez douces, voire un peu ternes, à l'exception de la chevelure rousse de Tamara. Il exagère un peu les expressions de visage, de manière à ce que l'état d'esprit du personnage soit plus clair. Il n'y a que dans le dernier quart du récit que les personnages ont des gestes plus mesurés, attestant qu'ils ont pris de l'âge.


Les éléments de décors sont également détourés par des traits très fins, et l'artiste n'utilise que très rarement les aplats de noir, préférant foncer la teinte d'une zone par endroit pour figurer les ombres portées. Néanmoins, s'il prête attention aux différents environnements, le lecteur constate que Timothé Le Boucher ne se contente pas de les tracer à la va-vite. Après la scène de théâtre, le premier environnement d'importance est la chambre / salon de l'appartement de Lubin. Dans un premier temps, le lecteur peut rester dubitatif devant sa grande taille. Les meubles sont, comme le reste, détourés avec des traits fins, et la mise en couleurs reste un peu terne, sans chercher à faire ressortir chaque objet par rapport aux murs du fond ou au plancher. Le lecteur intègre donc ce décor de manière machinale sans plus y prêter attention. S'il s'y attarde à l'occasion d'une case, il remarque les différents objets et accessoires, reflétant bien la personnalité de Lubin. Or par la suite, une remarque de Lubin l'incite à y prêter un peu plus d'attention et il se rend compte qu'il y avait des informations visuelles juste sous ses yeux. Sans en avoir l'air, Timothé Le Boucher réalise des décors consistants, établissant des lieux concrets et uniques : le balcon de l'appartement de Lubin, les façades d'immeubles des rues qui constituent des paysages urbains différents suivant les quartiers, l'aménagement de l'appartement de Gabrielle qui reflète également sa personnalité, le viaduc autoroutier au-dessus de la rivière encaissée pour se rendre chez la mère de Lubin (page 40), le réseau routier quand Gabrielle emmène Lubin en weekend, le parcours de jogging de Tamara, les Champs Élysées pour le défilé du 14 juillet, les lieux de répétition de la troupe d'acrobates, la maison à la campagne de la mère de Lubin, etc. Le récit se prolongeant dans le futur par rapport au temps présent du lecteur, il peut également faire comme Lubin et regarder autour de lui pour voir les stigmates des avancées technologiques, discrets mais bien présents.


En dépit d'une apparence gentille et tout public, la narration visuelle de Timothé Le Boucher repose sur de nombreux éléments visuels brossant des personnages et des environnements tangibles et bien formés. Le lecteur plonge donc bien volontiers dans ce récit de dédoublement de la personnalité, avec une tonalité dédramatisée grâce à une narration bienveillante. L'auteur ne tergiverse pas sur la situation de Lubin Maréchal : sa conscience n'est présente qu'un jour sur deux, et une autre conscience ou une autre personnalité habite son corps et l'utilise les autres jours. Le lecteur accorde bien volontiers la suspension d'incrédulité nécessaire pour accepter ce postulat. Il suit donc Lubin alors qu'il essaye de comprendre ce qui lui arrive, de s'en accommoder dans sa vie (semi)quotidienne. Il essaye de communiquer avec son autre lui-même, et de faire comprendre à ses amis ce qui lui arrive. Il fait des propositions concrètes à son autre lui-même pour une vie en bonne intelligence : que l'autre continue à s'entraîner un minimum pour que lui puisse continuer à être un acrobate de haut niveau, essayer de maîtriser son régime alimentaire car il est végétarien, etc. Les 2 personnalités finissent également par aller consulter le même psychologue (la docteure Thalmann) pour trouver une solution. Le lecteur se rend bien compte que le récit est raconté exclusivement du point de vue du Lubin acrobate, et même à sa manière, avec sa personnalité. De ce point de vue, les dessins évidents et la bienveillance générale de la narration reflètent l'état d'esprit de Lubin acrobate.


Timothé Le Boucher s'amuse bien avec les moments de gêne des amis de Lubin ou de sa famille, qui finissent par accepter son état, ce qui conforte le lecteur dans le fait d'en faire de même. La personnalité de l'autre Lubin se révèle différente de l'initiale, plus pragmatique, mieux organisée, plus responsable. Du coup il prend en charge les formalités administratives du quotidien et le ménage, et commence même à gagner de l'argent, que des avantages pour Lubin acrobate. Le scénariste se montre encore un peu plus facétieux du fait que l'un comme l'autre entretiennent des relations amoureuses, mais pas avec la même femme, ce qui génère des situations délicates, à nouveau sans dramatisation larmoyante. Le lecteur sourit quand Lubin acrobate se réveille un matin avec les cheveux courts (l'autre étant passé chez le coiffeur pour être plus présentable), ou quand il décide de se faire faire un tatouage sur le dos en sachant que l'autre n'aime pas ça, ou encore quand l'un se bourre la gueule la veille au soir en sachant que l'autre souffrira de la gueule de bois le lendemain. Le décalage entre les 2 personnalités nourrit des métaphores, à commencer par une opposition entre la vie décontractée de Lubin acrobate, et celle plus responsable de l'autre Lubin. Il se produit une comparaison entre un individu ayant suivi une voie d'artiste refusant une forme de conformisme social, avec un autre plus productif dans la société. Néanmoins, ce n'est pas un récit à charge contre Lubin acrobate, car c'est celui que préfère ses amis, sa sœur, et même Insecte & Prêchant, les chiens de sa mère. C'est aussi celui que préfère la rousse flamboyante.


Ainsi Lubin acrobate reste le héros de sa propre vie, la personnalité à partir de laquelle le récit, et donc le lecteur, porte un jugement sur les événements. La gentillesse de Lubin acrobate éprouve toutes les difficultés à accepter l'intérêt très personnel de 2 psychologues successifs qui le prennent en charge plus pour les papiers qu'ils vont pouvoir écrire dessus, que pour le soigner, encore moins par empathie. Il reste aussi un héros au sens romanesque du terme, dans la mesure où le récit repose bel et bien sur une intrigue. Celle-ci ne se limite pas à savoir si la coexistence entre les 2 Lubin peut être pérenne, ou si Lubin acrobate retrouvera son état normal. Il se produit des événements qui viennent remettre en cause l'équilibre entre les 2, parfois au détriment de Lubin acrobate. Le lecteur ressent alors une compassion pleine et entière pour lui, car son caractère ne lui a pas appris à se défendre contre ce genre d'événements ou de comportements d'autrui. Le lecteur est pris de pitié pour Lubin acrobate, souffre de le voir ainsi rabaissé et exploité, alors qu'il fait contre mauvaise fortune bon cœur, face à ces injustices.



En fonction de ses inclinations, le lecteur peut être plus ou moins attiré par la couverture, ou le résumé de la quatrième de couverture, et dans tous les cas surpris par le décalage qui se produit à la lecture, par rapport à ces présentations. Il se prend vite d'amitié pour Lubin Maréchal, jeune homme éminemment sympathique et facile à vivre, et pour ses amis qui le soutiennent. Il s'adapte progressivement aux dessins à l'apparence gentille, car ils forment une narration visuelle solide et riche. Il apprécie les situations successives qui dessinent des métaphores sur la façon de voir la vie, sur les valeurs morales de l'individu, alors que l'intrigue sous-jacente le tient en haleine. Il est épaté par la manière dont l'auteur met à profit la longueur de son récit, jusqu'à la mort naturelle de Lubin. Il termine sa lecture, attristé de devoir faire le deuil de Lubin et de ce qu'il représente, ainsi que du principe de réalité qui s'est imposé à lui, à a fois Lubin, à la fois le lecteur lui-même.