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mardi 28 janvier 2020

Purple Heart - tome 1 - Le Sauveur

J'avais besoin de me changer.

Ce tome est le premier d'une série indépendante de toute autre. La première édition date de 2019. Il s'agit d'une bande dessinée en couleurs, comptant 56 planches. Le scénario est écrit par Éric Warnauts, les couleurs sont réalisés par Guy Servais (surnommé Raives), et les dessins sont le fruit d'une collaboration entre ces 2 créateurs. Raives & Warnauts ont collaboré sur de nombreux albums et sur plusieurs séries comme L'Orfèvre, Les suites vénitiennes, Les temps nouveaux 1 - Le retour, ou celle immédiatement antérieure Sous les pavés (2018).


Dans les années 1950, Josuah Flanagan a pris son pick-up et s'est éloigné de la ville pour aller pêcher dans la nature. Il se trouve au milieu d'une rivière peu profonde et il vient d'attraper un deuxième beau poisson. Il les vide et les fait cuire sur un feu de bois Puis il va remplir sa gourde à la rivière, et cela lui rappelle le même geste effectué quelques années plus tôt en pleine hiver dans les Ardennes belges pendant la seconde guerre mondiale. Son copain Mike y avait laissé la vie, après avoir marché sur une mine. Il avait reçu la médaille Purple Heart à titre posthume, que sa femme avait donnée à Josuah, car elle ne lui rendrait pas la vie. Josuah Flanagan travaille pour le cabinet d'avocats Glenn, Rodger et Bernstein. Au temps présent du récit, James Rodger lui confie une mission sortant de l'ordinaire. Ronald Layton, un de leurs gros clients se trouve dans une situation problématique : un individu anonyme le fait chanter. Il possède un film de Lauren Layton, la femme de Ronald Layton, en train de s'ébattre avec un autre homme que son mari. Il réclame vingt-cinq mille dollars en échange de l'original. Le mari est au courant des infidélités de sa femme, et il va intervenir auprès de son amant, un concurrent. Mais il ne veut pas que le film nuise à sa carrière.

Josuah Flanagan accepte la mission et se rend dans la station balnéaire cossue où se trouve la demeure des Layton. Il trouve Lauren Layton dans la piscine. Leur conversation est interrompue par l'arrivée de Ronald Layton qui remercie Flanagan de s'occuper de son problème. Lauren Layton glisse un ou deux sous-entendus pendant la conversation pour essayer d'allumer Flanagan. Le soir, Josuah Flanagan va rendre visite à Aron Seligmann dans sa boutique d'antiquités. Ils se sont liés d'amitié alors qu'il était venu acheter un saxophone qu'il avait repéré dans la vitrine, et qu'au moment de payer, il avait remarqué la suite de chiffres sur l'avant-bras de Seligmann. Chacun d'eux avait connu les camps d'extermination, l'un en tant que victime, l'autre en tant que libérateur. Alors qu'il pénètre dans la boutique de Seligmann, Flanagan entend une conversation houleuse : Seligmann est en train de se faire chahuter par deux costauds en costume qui lui réclament des tableaux. Flanagan sort son arme et s'annonce comme étant de la police pour faire fuir les 2 agresseurs. Il s'en suit un échange de coups de feu.


Découvrir un nouvel album de Warnauts & Raives provoque un plaisir anticipé à l'idée de retrouver leurs dessins évocateurs et enchanteurs, et de plonger dans un récit ambitieux raconté à hauteur d'être humain. La couverture n'est pas très parlante, si ce n'est pour le revolver et la voiture en feu qui promettent de l'action à New York. La quatrième de couverture évoque une enquête menée par un détective privé dans les années 1950. Effectivement, il est bien question d'une enquête à New York, et même de 2. La première enquête emmène Josuah Flanagan dans les hautes sphères à rechercher un maître chanteur. En fait, il s'agit surtout pour lui de côtoyer la femme du client qui en sait beaucoup plus et qui n'est pas une oie blanche. Les artistes en font une beauté exotique sans trop forcer la dose, une eurasienne avec un beau corps sans retouche chirurgicale, et des expressions de visage qui montrent une forte personnalité. Ainsi le lecteur ne peut pas la voir comme une victime, encore moins comme une potiche, mais comme une personne à part entière. La deuxième enquête concerne trois tableaux déposés chez un vieil antiquaire qui intéressent deux allemands costauds et pas compréhensifs pour un sou. La première enquête repose sur une mécanique bien huilée avec plusieurs surprises. La seconde s'avère plus classique, servant essentiellement à introduire de l'action dans le récit.

Le lecteur côtoie des individus bien campés. Josuah Flanagan a un corps athlétique sans être sculpté, et le regard habité. Les dessins montrent qu'il fume régulièrement et qu'il s'en jette un derrière la cravate avec son ami Wilson Woods, sans donner l'impression d'être alcoolique. Il est le personnage principal et le héros. Il n'y a que 2 planches dans lesquelles il n'apparaisse pas. La première est consacrée à Wilson Woods le montrant en train de poser des questions à différents individus dans Harlem, avec une dernière image établissant qu'il a lui aussi combattu dans les Ardennes belges où il a rencontré Flanagan. Woods dispose d'une forte carrure, il est toujours bien sapé et il répond du tac au tac à toute allusion raciste. Bien sûr, c'est un bagarreur qui sait se servir de ses poings. L'autre page où Flanagan n’apparaît pas est consacrée à Estelle dont le nom de famille n'est pas précisé. Elle a dormi dans le lit de Flanagan (et lui dans le canapé), en chemise et fait penser à Marilyn Monroe, sans en être un décalque. En regardant les personnages, le lecteur apprécie l'assurance tranquille de James Rodger, se surprend à guetter des signes révélateurs sur le visage de Ronald Layton, est impressionné par l'assurance très différente d'Aron Seligmann, qu'il vienne de subir une dérouillée, ou qu'il s'apprête à parler aux journalistes. 


Le lecteur sait également qu'il va pouvoir se promener dans des endroits bien définis, représentés avec soin, tout en privilégiant l'impression qui s'en dégage, plutôt que le détail photographique. La scène introductive et la scène de fin lui donnent l'impression de se retrouver les pieds dans l'eau, entièrement accaparé par le mouvement de sa ligne, isolé du monde et profitant du calme qu'est l'absence d'agitation générée par d'autres êtres humains. Par la suite, le lecteur laisse son regard s'attarder sur les représentations de New York : la vue de l'Empire State Building (avec une petite remarque en passant sur le fait qu'il va enfin être utilisé, anecdote véridique), une vue de Manhattan depuis un étage élevé de l'Empire State Building, un petit tour dans Harlem, une petite virée à Broadway et dans une boîte de jazz, une très belle promenade de quatre pages dans Central Park se terminant au pied de la fontaine Bethesda, une confrontation se déroulant sur Randall's Island, île située sur l'East River. Les dessins de Raives & Warnauts associent un plan de prise de vues rigoureux, avec des contours détourés par un trait fin et précis, mais aussi léger et spontané, avec une mise en couleurs à la peinture, apportant des informations sur les reliefs, la texture et l'ambiance lumineuse, pour des cases sophistiquées semblant avoir été prises sur le vif. Les auteurs intègrent quelques références organiques dans les dialogues augmentant encore la sensation d'immersion à cette époque : la décoration de la Purple Heart (médaille militaire américaine, accordée aux soldats blessés ou tués), la mention de J. Edgar Hoover (1895-1972), les nightclubs, Le Grand Sommeil (1946) avec Lauren Bacall & Humphrey Bogart, réalisé par Howard Hawks.

Le lecteur se laisse donc facilement emmener aux côtés de ce détective privé dans un New York reconstitué avec goût. Au cours d'une cellule de texte, les auteurs explicitent le sous-titre : le sauveur fait référence à la signification du prénom du personnage principal. Raives & Warnauts montre donc un individu qui n'a pas réussi à sauver son ami Mike qui a trouvé la mort en marchant sur une mine. D'une certaine manière, il a participé au sauvetage des prisonniers des camps de concentration et d'extermination. Dans le même temps, le lecteur peut se trouver décontenancé par le mode narratif mis en œuvre par les auteurs. Ils utilisent régulièrement des textes inscrits entre deux rangées de cases, avec un style légèrement mélodramatique, pouvant paraître vieillot. Alors même que la narration visuelle est toujours aussi impeccable et personnelle, l'histoire semble s'appuyer sur de nombreux stéréotypes prêts à l'emploi : le jeune homme traumatisé à la guerre, l'amitié entre le soldat et le prisonnier de guerre, le grand afro-américain costaud, le chef d'entreprise sans morale, la spoliation des juifs, l'arnaqueur arnaqué, les pages d'action redonnant du rythme entre les discussions. Le lecteur peut bien voir les thèmes sous-jacents : surmonter un traumatisme, accepter ses limites, trouver une place satisfaisante dans la société, faire avec le système et la place qu'on s'est vu attribuer. Mais d'un autre côté, s'il a en tête les précédents albums de ces auteurs, il ne retrouve ni la même richesse du contexte historique (avec des notes en fin de tome sur les événements référencés), ni l'épaisseur des personnages pour lesquels il prend fait et cause, y compris avec leurs défauts, leurs failles.

Warnauts & Raives emmènent le lecteur dans le New York des années 1950, avec une superbe reconstitution visuelle, fidèle sans être obsessionnelle, baignant dans les ambiances lumineuses apportées par la peinture. L'histoire met en scène un enquêteur privé vétéran de la seconde guerre mondiale, travaillant pour un cabinet d'avocat, recherchant un maître chanteur et des voleurs de tableaux. Le récit est bien construit et prenant, avec une mise en images élégante, mais les personnages semblent manquer un peu d'épaisseur et les péripéties auraient été plus prenantes si elles avaient été nourries par plus d'éléments historiques ou sociaux.


mardi 21 janvier 2020

Jessica Blandy, tome 11 : Troubles au paradis

Ce tome fait suite à Jessica Blandy - tome 10 - Satan, ma déchirure (1994) qu'il n'est pas indispensable d'avoir lu avant. Cette histoire a été publiée pour la première fois en 1995, écrite par Jean Dufaux, dessinée, encrée par Renaud (Renaud Denauw), et mise en couleurs par Béatrice Monnoyer. Elle a été rééditée dans Magnum Jessica Blandy intégrale T4.

Jessica Blandy s'est arrêtée dans un petit patelin sur sa route pour faire une pause. Elle regarde une peinture murale qui représente une locomotive à vapeur et repense à celle qui lui faisait peur quand elle était enfant, ainsi qu'aux ailleurs où elle aurait pu l'emmener. Cela fait déjà deux jours qu'elle est sur la route pour rallier la ville natale. Dans une autre ville, Van s'est rendu à la mairie pour récupérer un acte administratif. Il tue le fonctionnaire qui lui remet, et repart avec l'homme de main qui l'accompagne. Jessica Blandy est arrivée dans sa ville natale et voie un train à vapeur passer au milieu. Elle se rend au bar et prend une bière, tout en interrogeant le barman sur les usines Nesbit, l'affaire étant toujours dirigée par Salomon Nesbit qui n'a pas cédé sa place à son fils Henry. Elle se souvient que c'était sur une des banquettes qu'Henry lui avait expliqué qu'il reprendrait l'affaire familiale. Elle se lève et part pour se rendre chez son père, en repensant aux bancs de l'école, à la fois où elle s'était couchée sur les rails et qu'Henry l'avait relevée à temps avant le passage du train. Chez Josuah Blandy, au rez-de-chaussée, Johnny est en train de fricoter avec Sue, essayant de la déshabiller, mais elle ne veut pas faire ça alors que le vieux est à l'étage. Johnny finit par renoncer, et pioche dans le plateau repas avant de l'apporter à l'étage. Jessica Blandy entre à ce moment-là, se montre très sèche avec eux, les renvoie, et apporte elle-même le plateau à son père.

Josuah Blandy est en train de lire son livre préféré : La Vie et les Opinions de Tristram Shandy, Gentleman (1759) de Laurence Sterne (1713-1768). Il lève la tête et reconnait immédiatement sa file. À la station-service de Sam, un peu à l'extérieur de la ville, l'avocat Carl Ledington s'est arrêté pour faire le plein. Il part aux toilettes pendant que Sam fait le plein de la voiture. L'avocat est abattu dans les toilettes par Van. Ce dernier sort du bâtiment avec la mallette de l'avocat et il ordonne à Sam de s'occuper de la voiture. Josuah Blandy et Jessica papotent tranquillement : il la met au courant de la volonté de Salomon Nesbit de vouloir racheter le territoire du cimetière pour y faire construire, et de l'association qui s'est montée pour défendre la pérennité du cimetière. Johnny et Sue marchent dans la rue quand Johnny entend arriver la voiture de Jessica. Il décide de se mettre au milieu de la route pour abîmer la voiture, mais il doit reculer car Jessica ne se laisse pas impressionner. Elle va ensuite se recueillir sur la tombe de sa mère Rachel Blandy (1933-1972). Elle y est saluée par Mooha, un indien algonquin qui fait partie du comité de préservation du cimetière. Ils évoquent les papiers qui devraient permettre de savoir à qui il appartient réellement. Au petit matin, Lionel Natan, le fils d'Elmor Natan l'ancien maire de la ville, se réveille en bordure d'un étang avec du sang sur sa veste. Le cadavre de sa copine flotte au milieu des nénuphars. Van est présent sur les lieux et témoin de la scène. Le soir, Jessica Blandy se rend à la réunion du comité de préservation du cimetière qui se tient chez les époux Emma & Abraham.


Après deux tomes passés à la Nouvelle Orléans, le temps est venu pour Jessica Blandy de changer de ville et d'état pour une histoire en un épisode. Elle arrive dans sa ville natale et renoue le contact avec son père, tout en se retrouvant embringuée dans l'avenir du cimetière. Le PDG et propriétaire a la ferme intention de raser le cimetière pour y installer de nouveaux entrepôts. Il y a une sombre histoire d'acte de vente : l'ancien maire se souvient bien d'avoir refusé le terrain à Salomon Nesbit, et ce dernier prétend avoir l'acte de vente en question en sa possession. Dès la deuxième séquence le lecteur fait connaissance avec Van, l'homme des basses besognes de Salomon Nesbit, et il ne fait pas de doute qu'il y a entourloupe et que Jessica Blandy va prêter main forte au comité de préservation du cimetière. Le lecteur retrouve les meurtres faciles, et les vies humaines qui ne valent pas grand-chose face à la volonté des puissants. Il se prépare à affronter des formes de maladies mentales et des actes atroces. Jean Dufaux a décidé de le prendre à contre-pied : le premier meurtre se passe hors champ, le second aussi, le troisième aussi, et seul le troisième cadavre est montré flottant dans l'eau froide d'un étang. De la même manière, Renaud n'a pas à représenter Jessica plantant une fourchette dans la main de Johnny. Les actes criminels découlent d'individus n'éprouvant pas d'empathie pour leur victime, sans que cela ne soit à un niveau pathologique. Le donneur d'ordre agit par mesquinerie plus que par réelle déviance. Au final, Johnny incarne une forme d'égocentrisme combinée avec une force physique lui permettant d'imposer sa volonté, sans être inquiété. À nouveau l'acte le plus déviant n'est pas montré : une petite fille qui se couche sur les rails pour attendre le train de 12h32 et qui ne doit de se relever à temps qu'à l'intervention de son copain, un mélange de peur panique et de pulsion de mort inconsciente.

Dans l'horizon d'attente du lecteur figure la visite de recoins de l'Amérique profonde. Renaud sait transporter le lecteur dans un environnement, avec des dessins précis et méticuleux, donnant la sensation de pouvoir se projeter dans chaque endroit. Ainsi, il peut se tenir les pieds dans la boue d'un champ en regardant passer le coupé décapotable de Jessica au loin, voir paître les vaches, s’asseoir au comptoir d'un diner avec une décoration pas encore standardisée et aseptisée, s'arrêter pour faire le plein dans une station isolée, regarder les nénuphars sur un étang, apprécier le riche ameublement de la demeure de Salomon Nesbit, marcher tranquillement dans les rues de la ville, s'asseoir dans un fauteuil d'une salle de cinéma avec un seul occupant, se recueillir au cimetière. L'artiste ne se contente pas de transposer des paysages européens aux États-Unis et de les retoucher : il permet au lecteur de faire un tourisme bis, loin des lieux habituels, dans des endroits banals que les dessins rendent singuliers. Le scénariste ajoute lui aussi une ou deux touches d'Americana, avec le visionnage du film Haute Pègre (Trouble in Paradise) d'Ernst Lubitsch (1892-1947) sorti en 1932, la présence d'un indien algonquin.


Comme à son habitude, Renaud sait créer une galerie de personnages distincts facilement reconnaissables. Le lecteur voit tout de suite la différence vestimentaire, mais aussi comportementale entre Van maître de ses gestes au visage inexpressif, et Johnny plus extraverti, plus mené par ses émotions. Les épaules tombantes de Sam le garagiste montrent sa soumission à la domination inéluctable de Salomon Nesbit et de son homme de main. Le lecteur peut voir les rouages en action du cerveau de Natan Elmore au fur et à mesure qu'il prend conscience du caractère implacable du chantage de Salomon Nesbit, et du fait qu'il n'y en a aucune échappatoire. Il se trouve un peu décontenancé par l'étrange passivité de Josuah Blandy, comme s'il était résigné à son fauteuil roulant, plus qu'il ne l'avait accepté. Il ne peut pas s'empêcher de remarquer que Jessica Blandy reste une belle femme, et qu'elle ne se retrouve pas déshabillée dans ce tome.

Le lecteur ne s'attendait pas à en apprendre plus sur la vie personnelle de l'héroïne, sur son passé, et même sur sa famille. L'intrigue trouve sa raison d'être dans le cimetière de la ville où vit son père, et c'est l'occasion pour Jessica d'aller se recueillir sur la tombe de sa mère. Le lecteur voit la pierre tombale et les inscriptions : Rachel Blandy (née O'Hara) 1938-1972. Au cours des conversations avec son père, il comprend que ce dernier n'était pas favorable au départ de sa fille, vraisemblablement du fait de valeurs morales incompatibles avec le risque d'une vie dissolue à la ville. Il apprend également qu'à peine adolescente Jessica Blandy était déjà en état de rébellion par rapport aux normes sociales implicites de cette ville de province. Jean Dufaux fait évoquer sa carrière d'écrivaine par le père de Jessica : sa mère Rachel a appris quel genre de vie mène sa fille en lisant ses livres. Au cours de ses souvenirs, Jessica Blandy en dit plus sur sa vocation d'écrivain : c'est la peur des mots et de ce qu'ils cachent qui l'a conduite à écrire, pour les apprivoiser, pour leur donner un autre sens, le sien. Il est possible d'y voir une déclaration de Dufaux sur sa propre vocation. En filigrane, le lecteur voit aussi que les auteurs mettent en scène plusieurs relations entre un père et son enfant : Josuah Blandy & Jessica, Salomon Nesbit & son fils Henry, ainsi que Van qui apparaît comme un fils de remplacement, et même Sam le garagiste et sa fille Sue. Le scénariste met en scène ces relations sans y injecter une dose de poison, sans y ajouter les désordres de la folie. Malgré les morts et les regrets, ce tome est un peu moins désespéré que les précédents.

Avec ce onzième tome, le lecteur retrouve l'héroïne en butte à la violence meurtrière des hommes habités par la soif de vengeance et de domination, mais sans l'horreur de la folie en plus. Renaud décrit une Amérique de gens ordinaire, avec une justesse discrète, et Jean Dufaux emmène le lecteur dans un monde d'adultes où le polar sert de révélateur des turpitudes humaines.


mardi 14 janvier 2020

Une aventure de Dick Hérisson, tome 5 : La Conspiration des poissonniers

Ce tome fait suite à Dick Hérisson, tome 4 : Le Vampire de la coste (1990) qu'il n'est pas indispensable d'avoir lu avant. La première édition date de 1993. Il a été réédité dans Dick Hérisson - édition intégrale volume 1 qui regroupe les 5 premiers tomes. Il a été réalisé par Didier Savard, pour le scénario, dessins et encrage, avec une mise en couleurs réalisée par Sylvie Escudié. Il compte 56 planches de bande dessinée.

À la gare de Lyon en mars 1933, Dick Hérisson descend de son taxi et se rend au café situé à l'étage du hall dans la gare. Il y retrouve le docteur Nulpart qui l'appelle par son vrai prénom Richard, comme il l'appelait quand il était enfant. Le docteur lui apprend qu'il est malade et qu'il aimerait que Dick s'occupe de sa maison de campagne à Arles. En effet, elle contient un terrible secret : un coffret que son frère, navigateur impénitent, lui confia avant de mourir. Le docteur confie, à Dick Hérisson, la clef de sa maison du quai Saint-Pierre, ainsi qu'une enveloppe contenant ses instructions. Il s'agite soudain en sentant une odeur de poisson pourri. Il est victime d'une attaque cardiaque et passe de vie à trépas dans l'instant. Le lendemain à Arles, Dick Hérisson a retrouvé son mai Jérôme Doutendieu, et ils sont à pied d'œuvre devant la demeure du docteur Nulpart. Ils pénètrent dans la grande maison et voient les meubles sous drap, ainsi que les traces d'humidité sur les murs. Comme précisé dans les indications, ils descendent à la cave envahie par l'eau. Doutendieu s'enfonce dans l'eau jusqu'à la taille. Il récupère le coffret, tout en sentant quelque chose lui frôler la jambe. Ils repartent rapidement en voiture, sans se rendre compte qu'ils ont été observés par une silhouette.

Le soir, chez Jérôme, Dick Hérisson ouvre le coffret : il y trouve le journal de bord de Théotime Nulpar, pilotin à bord du Rosenkreutz, en 1887. Les premières pages sont moisies, mais les suivantes sont intactes. Dans le coffret se trouve également une effigie en bois sculpté, de quelque divinité démoniaque. Dehors un orage éclate, et l'électricité est coupée. Jérôme Doutendieu décide de lire le journal de Théotime Nulpar à la lumière du feu de bois dans la cheminée, les deux amis bien calés dans leur fauteuil. La première entrée indique le 11 mars 1887 : pas d'événement notable depuis que nous avons quitté Bassorah avec notre nouvelle cargaison, quelque vestige archéologique provenant de fouilles en Mésopotamie, franchi le détroit d'Ormuz. Hérisson se lève pour aller prendre un atlas et le consulter. Le journal raconte comment l'équipage du Rosenkreutz franchit le détroit d'Ormuz, et vogue sur l'Océan Indien. Ils font escale à Aden pour décharger les trois quarts de leur fret. Puis le navire s'engage sur la Mer Rouge. Le 27 mars, des pirates ont silencieusement abordé le navire aux premières heures du jour. Sous la menace de leurs antiques pétoires, ils ont rassemblé tout l'équipage sur le pont. Leur chef les a contraints à le conduire dans la cale, bien qu'ils aient tenté de lui expliquer que toutes les marchandises avaient été débarquées à Aden. Dans la cale, il ne restait plus que l'imposante caisse chargée à Bassorah.


En entamant ce cinquième tome, le lecteur sait ce qu'il en attend : une enquête, une touche de surnaturel plus ou moins appuyée, des individus plus ou moins grotesques, et vraisemblablement un hommage littéraire. Il ne faut pas longtemps pour qu'il identifie la source d'inspiration de l'auteur : un navire transportant un artefact maléfique, d'anciennes créatures ayant existé sur Terre avant l'homme, un culte voué à ces grands anciens (en particulier Shub-Ur-Kur) et une odeur de poisson pourri, tout désigne la mythologie développée par Howard Phillips Lovecraft (1890-1937), en particulier L'appel de Cthulhu (1928). Mais à la fin de sa lecture du journal de bord, Jérôme Doutendieu désigne explicitement Les aventures d'Arthur Gordon Pym (1838) d'Edgar Allan Poe (1809-1849).

Le lecteur attend également de pouvoir prendre son temps pour observer des sites remarquables. Ça commence dès la première page avec une vue générale de la principale salle du Train Bleu, le restaurant gastronomique créé en 1901 au sein de la gare de Lyon, de style néo-baroque et Belle Époque, avec son escalier à double révolution et sa hauteur sous plafond de 8 mètres, sans oublier ses peintures murales. Ça continue avec la maçonnerie de la cave du docteur Nulpart, avec le manteau de cheminée en pierre du salon de Doutendieu, la représentation du navire sur lequel se trouve le pilotin Théotime Nulpar, la silhouette de la basilique Notre-Dame de la Garde, les balcons du théâtre de l'Alcazar à Marseille. S'il n'est pas encore rassasié, le lecteur bénéficie encore d'une séquence de 6 pages se déroulant dans le Tunnel du Rove, un tunnel-canal maritime percé sous la chaîne de l'Estaque, qui fait communiquer le nord de la rade de Marseille avec l'étang de Berre. L'artiste ne s'investit pas uniquement pour représenter ces environnements dans le détail, il s'investit tout autant pour les autres endroits à chaque case, montrant un goût affirmé pour les façades (par exemple planche 23, à proximité du muséum), ou les ruelles de Marseille.


Pour ce cinquième tome, Didier Savard dispose d'une pagination étendue, étant passé de 46 planches à 56 planches. Cela lui permet de plus développer la mythologie du récit, avec les 8 pages du journal de bord du Rosenkreutz, les 2 pages consacrées au peuple antédiluvien qui dominait la Terre et qui adorait Shub-Ur-Kur. Cela le conduit également à découper son récit en 2 chapitres : (1) Le testament du docteur Nulpart, (2) Celui qui dort sous les eaux. En cours de route, le lecteur relève également un ou deux autres clins d'œil : Jérôme Doutendieu qui revêt un scaphandre pour une descente en profondeur qui rappelle celle de Tintin dans Le Trésor de Rackham le Rouge, une partie de cartes dans un troquet de Marseille rappelant celle de Marius (1929) de Marcel Pagnol, une boutique d'antiquaire très encombrée, avec une réplique miniature de bateau dans une bouteille évoquant un autre album de Tintin. À chaque fois, ces références sont parfaitement intégrées à la narration, et le lecteur qui ne les connaît pas ne perd pas pied dans l'intrigue. Celle-ci repose sur la résurgence du culte voué à Shub-Ur-Kur, ainsi que sur la récupération du mystérieux vestige archéologique. L'amateur de créatures fantastiques et de culte maléfique est en terrain connu et apprécie la capacité du dessinateur à donner une forme bizarre et inquiétante à cette divinité d'une autre ère, entre trilobite et limule. L'ambiance de la cave humide et à moitié inondée par l'eau est moisie à souhait, la lecture au coin du feu est à la fois confortable et inquiétante. Le temple immense dressé pour le culte à Shub-Ur-Kur évoque les pyramides aztèques et leurs sacrifices humains. L'intérieur du Tunnel du Rove constitue un environnement fermé, propre à générer une sensation de claustrophobie du fait de l'absence d'échappatoire.

Pour ses personnages, Didier Savard a trouvé le juste équilibre entre la ligne claire et les exagérations de Jacques Tardi. Dick Hérisson et Jérôme Doutendieu sont montrés comme deux individus d'une trentaine d'années, (Jérôme étant peut-être plus jeune que Dick, dynamiques et élancés. Les marins du Rosenkreutz sont affligés d'une trogne qui laisse supposer qu'ils ne sont pas très futés, enfermés dans des croyances où les superstitions ont la part belle. La barbe du docteur Grottendiche impressionne par sa longueur et sa forme en trapèze. Les adorateurs de Shub-Ur-Kur valent le déplacement. Savard a pris la peine d'introduire un personnage féminin, Alice Berg, sympathique et qui ne fait pas que de la figuration, mais qui n'échappe pas au rôle de demoiselle en danger, élégante, sans être sexualisée. Son mode de représentation des personnages lui permet de très bien réussir les expressions d'effroi ou de grotesque. Le lecteur se souviendra longtemps de la tête de l'antiquaire noyé dans son aquarium au sous-sol, ou de l'apparence parodique d'Ange-Gabriel Bellaparte.


En se lançant dans cet ouvrage, le lecteur pénètre dans une solide reconstitution des différents environnements, dans une intrigue qui se nourrit d'un pan de littérature du dix-neuvième siècle et de sa descendance du début du vingtième siècle, ainsi que d'autres éléments culturels du vingtième siècle. Didier Savard n'a rien perdu de sa capacité à raconter une aventure l'enquête progresse régulièrement avec des éléments variés, comme un journal de pilotin, un cambriolage nocturne, une visite dans une basilique, une plongée sous-marine, un incendie, un dîner à haut risque avec un responsable du crime organisé, et encore une visite dans un campement de vagabonds dans une région sauvage. La narration est ainsi faite qu'il est possible de lire ces péripéties au premier degré, comme d'y voir un exercice postmoderne très réussi où l'auteur sait mettre à profit des éléments culturels identifiés, avec quelques touches d'humour, aboutissant à un récit très savoureux. Il peut aussi se voir comme un commentaire sur le genre littéraire de l'aventure, à la fois du point de vue de la forme (journal de bord, évocation de mythes oubliés, action spectaculaire) que sur le fond (événements passés dont il est difficile d'établir l'authenticité, mythe généré par une époque avec ses spécificités socioculturelles, exotisme d'endroits inconnus).

Avec ce cinquième tome, Didier Savard progresse encore dans sa narration. Il sait mettre à profit aussi bien des mythes que la dimension touristique des environnements parcourus par ses personnages. Le lecteur prend autant de plaisir à suivre le déroulement de l'enquête, qu'à découvrir des endroits pittoresques, à croiser des individus singuliers et à observer des pratiques grotesques, entre horreur et humour.


vendredi 10 janvier 2020

50 nuances de Grecs - tome 2

On n'imagine jamais très loin.

Ce tome fait suite à 50 nuances de grecs, Tome 1 : Encyclopédie des mythes et des mythologies (2017) qu'il n'est pas nécessaire d'avoir lu avant pour apprécier celui-ci. La première édition date de 2019. Il a été réalisé par Jul & Charles Pépin. Il s'agit de leur cinquième collaboration après La Planète des sages T1 - Encyclopédie mondiale des philosophes et des philosophies (2011), Platon La gaffe, Survivre au travail avec les philosophes (2013) et La Planète des sages - tome 2 - Nouvelle encyclopédie mondiale des philosophes et des philosophies (2015), et le tome 1 paru en 2017.

Ce tome se présente sous la forme de 31 entrées, chacune consacrée à un personnage mythologique ou un thème de la mythologie grecque différent. À l'exception d'une occurrence, chaque entrée comprend un gag sur la page de gauche, réalisé par Jul, et un texte rédigé par Charles Pépin développant le mythe sur la page de droite, souvent avec un lien direct avec le gag. La seule exception est l'entrée consacrée aux oracles qui commencent par un gag en 2 pages et se poursuit avec un texte sur 2 pages. Toison d'or - 2 citoyens sont en train de discuter à propos de la Taxe Déesse, l'impôt sur la Foudre, la réduction des inégalités hommes/dieux, pendant que Jason et les Argonautes sont en train de manifester. Le texte développe la notion de l'esprit tragique, des choses qui obéissent au destin, à l'ordre du Cosmos, aux décisions de dieux capricieux. Pégase - Un homme pas comme les autres est venu demander un autographe à Pégase. Le texte évoque la manière dont Pégase allie la puissance sexuelle du cheval à la légèreté asexuée de l'oiseau, l'enracinement dans la terre et l'élévation vers le ciel. Tantale - Un citoyen décrit à un autre citoyen le supplice de Tantale : attaché à moitié immergé dans un fleuve sous un arbre fruitier.

Hector - 2 soldats planqués dans le cheval de Troie attendent que le cheval soit accepté et emmené à l'intérieur de l'enceinte fortifié. Le texte évoque le statut de héros d'Hector, tout en attirant l'attention sur le fait qu'Hector est un héros différent, défini autant par son héroïsme que par son ancrage dans une quotidienneté, une vie de famille, une cité. Apollon - Apollon se tient debout devant son avocat installé à son bureau, passant en revue ses caractéristiques socialement inacceptables. Le texte explique qu'Apollon est un des Olympiens les plus ambigus : le dieu de la beauté, de la musique et de la poésie cache bien son jeu. Le tragique grec - Pénélope apporte du tzatzíki à Hector et Ulysse en leur expliquant que ça fait partie du régime crétois. Le texte explique que Pénélope incarne la possibilité d'une sortie du tragique, mais que cette pensée du tragique est la grande invention de la mythologie grecque. Hermaphrodite - Hermaphrodite est en train de prendre un bain de mer avec une copine qui ne comprend pas ce qu'il veut dire en parlant de faire son coming-out auprès de ses parents. Le texte propose de s'interroger sur ce que l'on voit quand on se tient devant la sculpture éblouissante de l'Hermaphrodite endormi, dont il est possible de contempler une copie au Louvre, et dont l'original aurait été sculpté par Polyclès.



Il s'agit du cinquième tome réalisé par le tandem Jul et Charles Pépin : le lecteur sait donc à quoi il peut s'attendre : les gags de Jul et les présentations de Charles Pépin. À l'évidence, les planches de Jul offrent une gratification plus immédiate : rapidité de la lecture d'une bande dessinée, plaisir de la caricature, humour du gag, titre référentiel. L'humoriste est en pleine forme du début jusqu'à la fin. Le lecteur commence par sourire du jeu des rapprochements avec les titres ou des jeux de mots qu'ils constituent. Jul évite de déformer des références trop pointues, de manière à ce que chaque lecteur puisse les identifier : mon truc en plumes (chanson de Zizi Jeanmaire), Manger-bouger.fr (le site gouvernemental), Un, deux, trois sommeil (déformation du jeu d'enfant), Eyes wide shut (emprunt direct du titre du film de Stanley Kubrick). Ses jeux de mots lient une expression du langage courant avec le fil directeur de son gag : la toison du plus fort (associant la raison avec la Toison d'Or), Plan à Troie (renvoyant à la ville mythologique), Sortie de boîte (pour le mythe de Pandore et son coffret).

Avec des titres aussi réussis, le lecteur plonge avec un plaisir anticipé dans la bande dessinée, très tenté de lire tous les gags, et de remettre à plus tard les textes de Charles Pépin. De ce point de vue, l'association entre bédéaste et philosophe pourrait donner l'impression que les gags deviennent l'attrait principal de l'ouvrage. En les lisant, il apparaît que Jul est toujours un aussi bon caricaturiste. Le lecteur peut s'amuser à regarder les traits tracés pour représenter les visages et se dire que ça ne rime à rien : yeux trop grands, des points noirs pour l'iris, bouche ouverte en forme de fer à cheval, chevelure griffonnée à la va-vite, on n'est pas dans un registre réaliste. Pourtant s'il ne considère que l'impression générale, il voit des visages incroyablement expressifs, tout différenciés, d'une justesse remarquable. Il peut se livrer à la même considération en ce qui concerne la morphologie de chaque individu, à commencer par les mains à 4 doigts, les bras trop fins, le coude pas toujours marqué, les doigts de pied trop gros, etc. Il n'empêche que le langage corporel est juste et parlant. En outre, ces exagérations permettent de mettre sur le même plan graphique des êtres humains normaux et des créatures comme un cheval ailé, ou Argos Panoptès avec ses yeux surnuméraires, les Hécatonchires avec leurs bras trop nombreux, ou encore des divinités éloignées de l'humanité comme les Érinyes, mais aussi la turgescence de Priape (tout en restant tout public).


Le lecteur ne boude donc pas son plaisir à sourire et rire des gags aux dépens des dieux. Il éprouve une pointe de déception à voir les argonautes autour d'un rond-point (décalquage premier degré des gilets jaunes, pour un rapprochement facile), à découvrir l'identité de l'admirateur de Pégase (un autre rapprochement facile). Les 2 gags suivant passent à un autre niveau, à la fois par la mise en scène et par la chute. Régulièrement, Jul parvient à effectuer un rapprochement incongru et très pertinent avec la divinité grecque ou l'élément mythologique, et un aspect de la société moderne, créant la rupture humoristique qui fait mouche. Le lecteur n'est pas près d'oublier le rapprochement entre la boîte de Pandore et une box pour la télé, ou entre Charybde & Scylla et les embarcations des réfugiés. Les gags de Jul remplissent leur office, liant mythologie et fait de société ou actualité, générant souvent une résonance éclairante, et un décalage comique. Néanmoins, les gags seuls ne suffisent pas à donner sa valeur à l'ouvrage.

Dans le premier tome, Charles Pépin avait également choisi 31 personnages mythologiques et thèmes, proposant des commentaires et analyses oscillant entre philosophie et sociologie, parfois psychanalyse, en faisant ressortir à plusieurs reprises la spécificité de ces mythes préchrétiens. Dans ce deuxième tome, le lecteur retrouve plusieurs figures mythologiques déjà apparues dans le premier : Zeus, Jason, Pénélope, Pégase, Icare. Il en découvre plus de nouveaux : Tantale, Apollon, Terpsichore, Argos Panoptès, les Hécatonchires, les Érinyes. Il n'y a donc pas d'effet de redite. Il retrouve effectivement cet éclairage préchrétien qui permet de mieux voir apparaître les idées ou les valeurs tenues pour des évidences, mais qui n'ont pas existé de tout temps. À ce titre, la première entrée sur Jason et les Argonautes fait très fort en présentant l'espoir comme la marque du faible, les lendemains qui chantent comme une chimère. Au fil de ces 31 entrées, l'auteur aborde des thèmes divers et variés : les limites de l'imagination, penser la différence, la mémoire comme condition de la civilisation, l'âge d'or doux comme l'ennui, le phallocrate impotent, les réseaux sociaux, le mouvement de l'Histoire, l'apprentissage de la maîtrise de soi, le renouvellement de la matière, la nature du temps, la naissance des idées de droit et de démocratie, le sens de l'hospitalité, la frontière entre la sauvagerie et la civilisation. Comme pour le premier tome, le lecteur est plus ou moins intéressé par un thème ou un autre. Il constate que l'auteur continue à établir un lien entre le gag de Jul et son texte, plus ou moins direct, plus ou moins développé. Charles Pépin ne se limite toujours pas à un seul registre, et navigue entre les rappels mythologiques plus ou moins étoffés en fonction de son développement, les considérations philosophiques ou sociales. À chaque fois il propose une lecture originale : le supplice de Tantale renvoie au motif d'un sacrifice, l'état de Priape interroge la relation amoureuse et le besoin de relâchement.

Jul et Charles Pépin réalisent un nouveau tome sur les mythes grecs : nouveaux pour les héros et dieux qu'ils évoquent, nouveaux pour les gags, nouveaux pour les thèmes abordés. D'une entrée à l'autre, le lecteur retrouve la même forme (une page de BD, une page de texte), mais aussi une grande diversité de sujets et de formes d'humour. Il apprécie la richesse du recueil, tout en éprouvant son corollaire à savoir que tout ne l'intéresse pas de la même manière. Il en ressort avec une vision enrichie de la mythologie grecque, de ce qu'elle dit sur les hommes et leur société, avec en prime le sourire.


mercredi 1 janvier 2020

Enferme-moi si tu peux

Myrninerest, le 03 mars 1920.


Ce tome contient un récit complet indépendant de tout autre. La première édition date de 2018. Il a été réalisé par Anne-Caroline Pandolfo (scénario) et Terkel Risbjerg (dessins) et comporte 145 pages de bande dessinée en couleurs. Il commence par une introduction de 2 pages rédigée par Michel Thévoz, fondateur et conservateur honoraire de la collection de l'Art Brut à Lausanne. Il se termine par 3 pages contenant chacune en vis-à-vis la photographie de 2 des artistes évoqués et leur représentation par Risbjerg.

Un texte d'introduction évoque la fin du dix-neuvième siècle et le début du vingtième siècle où il vaut mieux être un homme, blanc, cultivé et bourgeois, les autres (femmes, enfants, paysans, malades vieux) étant mal lotis. Augustin Lesage (1876-1954) travaille à la mine comme son père avant lui, et son grand-père encore avant lui. Il a commencé à travailler dès la fin de ses études, c’est-à-dire à la fin de l'école primaire. Un jour de 1911, alors qu'il est en train de travailler sous terre dans la mine, il entend une voix qui lui dit qu'un jour il sera artiste. Il n'a aucune formation artistique. Il a entendu une voix : le mineur à côté se moque de lui. Pour se distraire, Augustin Lesage décide de participer à des séances de spiritisme. Il continue à entendre des voix. Un jour la voix fit noter à Augustin une liste de matériaux à se procurer, la dimension de la toile, les nuances de couleurs, la taille des pinceaux, les liants, et même le nom et l'adresse du fournisseur. Madge Gill (1882-1961) raconte son histoire. Elle est née ans un quartier très pauvre de Londres, sans père. Elle a été cachée par sa famille pour éviter la honte. Quand sa famille s'est installée à la campagne, elle a été placée en orphelinat à l'âge 9 ans. Elle s'est mariée à 25 ans, a perdu ses enfants, un œil. Le 03 mars 1920, elle a ressenti quelque chose tout au fond d'elle, une sorte de grâce qui lui a donné la force de déployer ses ailes toutes chiffonnées, de composer au piano et de dessiner des fresques à l'encre et à la plume sur des rouleaux de calicots de onze mètres. Le facteur Joseph Ferdinand Cheval (1836-1924) parcourait tous les jours 33 kilomètres à pied pour sa tournée. Un jour il trébucha sur une pierre au milieu du chemin. Il la mit de côté, et se mit à en sélectionner d'autres pendant ses tournées, qu'il revenait le soir pour récupérer. Puis il se mit à construire un palais.


En Suisse à Lausanne dans le comté de Vaud, Aloïse Corbaz (1886-1964) chantait d'une voix pure dans le chœur de l'église. C'était sa sœur Marguerite qui s'occupait des enfants, sa mère étant décédée alors qu'Aloïse avait 11 ans. La jeune fille entretenait une passion pour les fleurs et leurs couleurs. Quelques années plus tard, Aloïse entretient une relation amoureuse et charnelle avec Joseph un prêtre défroqué. Sa sœur l'envoie travailler en Allemagne à la cour de l'empereur Guillaume II, à Postdam. Au début de la guerre, elle revient en Suisse traumatisée, tenant des propos inintelligibles. Marjan Gruzewski (1898-?) est somnambule, médium et artiste. Mais au contraire des gens qui se promènent inconscient sur les toits, il s'est toujours senti dans un état d'éveil extrême où l'espace et le temps n'ont plus de limites, voyant toujours des choses que les autres ne voyaient pas. À l'âge de 8 ans, il a perdu le contrôle moteur de sa main qui lui semblait se mouvoir d'elle-même, sans sa volonté consciente. À l'âge de 17 ans, il a participé à sa première séance de spiritisme. Un jour c'est l'esprit de sa main qui se manifeste lors d'une séance. Judith (1943-2005) et Joyce Scott sont nées jumelles, dans l'Ohio en Amérique du Nord. Judith est atteinte du syndrome de Down, pas Joyce. Au cours de sa jeunesse, ses parents la place dans une institution pour enfants attardés, cas désespérés, considérés comme inéducables. Des années plus tard, Joyce Scott prend sa sœur en charge et l'inscrit dans un centre où sont organisés des ateliers d'expression.

Dans l'introduction, Michel Thévoz développe la position de l'Art Brut par rapport à la marchandisation, et sa place dans le monde de l'art. Il insiste sur son rejet par les cercles culturels officiels et le fait que la bande dessinée, elle-même considérée comme un art mineur, soit particulièrement adaptée pour établir une passerelle entre ces artistes et un public d'une nature différente. Les auteurs ont donc choisi de présenter 6 artistes dont la production a été classée dans le registre de l'Art Brut, voire dont les œuvres ont contribué à la définition même de cette catégorie. La définition de l'Art Brut a été établie par Jean Dubuffet (1901-1985, peintre, sculpteur, plasticien) qui l'a retravaillée à plusieurs reprises pour aboutir à : Œuvres ayant pour auteurs des personnes étrangères aux milieux intellectuels, le plus souvent indemne de toute éducation artistique, et chez qui l'invention s'exerce, de ce fait, sans qu'aucune incidence ne vienne altérer leur spontanéité. Cette définition ne se trouve pas dans cet ouvrage, car ce n'est pas l'objectif des auteurs. Anne-Caroline Pandolfo et Terkel Risbjerg s'attachent à décrire le parcours de vie des 6 artistes qu'ils ont retenus, plutôt que l'accueil de leurs œuvres par les milieux institutionnels ou marchands, ou leur postérité.


Le lecteur est tout de suite emmené dans un ailleurs par les planches. Terkel Risbjerg réalise des dessins descriptifs avec un bon degré de simplification, tout en s'approchant de l'expressionnisme avec certains éléments. La première page montre les mineurs sortant de l'usine. Le lecteur se fait tout de suite une idée de l'état d'esprit accablé des travailleurs avec les couleurs grises, et les masses noires des cheminées. L'artiste joue ainsi régulièrement sur la couleur pour instaurer une sensation ou un ressenti : les teintes verdâtres sur fond noir pour les ectoplasmes lors de la première séance de spiritisme, les longs bras avec mains, déformés et allongés noirs ou blancs lorsque Madge Gill ressent la présence de Myrninerest, le blanc du ciel quand elle se représente les individus attachés à un fil flottant dans le néant au-dessus de la ville, le rose beaucoup plus charnel lors de la séance spiritisme à laquelle participe Marjan Gruzewski, le blanc vierge dans lequel Judith Scott semble créer ses cocons de couleur. D'une manière générale, Risbjerg ne s'attache aux décors que dans la mesure où ils permettent de comprendre où se déroule la scène. Il peut les représenter de manière détaillée (palais du facteur Cheval, Institut Métapsychique International, orgue dans l'église de Lausanne, etc.), comme juste les évoquer de quelques taches de couleurs ou de noir en fond de case (les galeries de la mine, les chemins parcourus par le facteur Cheval, la chambre d'Aloïse à l'Institut, la campagne pluvieuse où vit la famille Guzewski).

Les personnages sont représentés par des silhouettes un peu simplifiées, mais présentant des différences entre elles, et par des visages dont les traits sont également simplifiés. Pour ces derniers, le lecteur peut faire la comparaison avec les photographies qui se trouvent en fin d'ouvrage, et voir les caractéristiques structurantes que l'artiste a retenues (et donc celles qu'il n'a pas retenues) pour représenter les 6 artistes. Ces choix graphiques conduisent à une narration visuelle douce qui sait montrer les horreurs subies par les individus (de la guerre aux conditions de l'internement) sans donner l'impression d'agresser le lecteur avec des images choc, sans non plus gommer les privations, les conditions d'internement, le mal être des individus. Le lecteur est également frappé par l'importance donnée aux pages sur fond noir ou sur fond blanc, dépourvues de décors, 45 pages dans l'ouvrage. Par cette mise en scène, les auteurs attirent l'attention soit sur le mal être de l'individu (majoritairement les pages sur fond noir), soit sur une forme de conquête d'un espace vierge par l'acte de création (les pages sur fond blanc), soit enfin sur les personnages (les discussions en fin de chapitre sur fond blanc). La narration visuelle recèle de nombreuses surprises, avec des subtiles variations de registre graphique et des images splendides. Les auteurs ont choisi ne pas intégrer de photographie des œuvres de ces artistes, préférant une représentation s'intégrant mieux dans la narration visuelle de Risbjerg.


Les auteurs présentent donc des pans de la vie de ces 6 artistes : leur milieu socio-culturel, leur statut dans la société, la nature de leurs œuvres. Le lecteur observe à chaque fois comment le carcan de la société pèse sur leur vie et impose des contraintes plus ou moins castratrices ou traumatisantes : la vie de la mine pour Lesage, le statut de fille naturelle pour Gill, le métier solitaire et physique du facteur Cheval, le traumatisme de la guerre pour Aloïse, un handicap physique pour Gruzemski, une déficience génétique pour Scott. Le lecteur observe donc comment la société intègre ces individus différents, ou au contraire les met à l'écart des individus normaux. Il constate que les auteurs présentent ces faits en portant un jugement de valeur, ce qui est normal, mais avec la connaissance de ce qui est arrivé par la suite, plus qu'avec les éléments connus aux moments de ces décisions. Cela n'entame en rien la sympathie que le lecteur leur porte spontanément. Le titre indique clairement que l'objet de l'ouvrage est de montrer comment il n'est pas possible d'enfermer un esprit quand il a la possibilité de s'exprimer de manière artistique, et l'objectif est atteint. Il aborde aussi la question de l'Art Brut, mais sans en donner de définition. Les dialogues entre les artistes et les commentaires de leur entourage précisent bien qu'aucun de ces individus n'a disposé d'une éducation artistique, ou d'un apprentissage des techniques de dessins, de peinture, ou d'architecture. Il est évoqué brièvement qu'Augustin Lesage a pu simuler pour partie le fait qu'un spectre lui parle, que le facteur Cheval a pu s'inspirer de nombreuses photographies touristiques contenues dans les catalogues qu'il acheminait vers leurs destinataires. Mais finalement, les auteurs ne s'intéressent pas tant que ça au processus créatif, à la réception des œuvres, à leur reconnaissance et à leur marchandisation. Il n'y a pas de réflexion sur la nature artistique de leur production, sur l'universalité de ce qu'ils communiquent ou expriment, sur le processus créatif qui peut sembler magique.

Terkel Risbjerg et Anne-Caroline Pandolfo proposent au lecteur de découvrir le parcours de vie de 6 créateurs dont les œuvres relèvent de l'Art Brut. Ils les mettent en scène avec douceur et respect, sans porter de jugement de valeur, sans les réduire à l'état de victime d'un système dans lequel ils n'ont pas leur place. La narration visuelle rend ces vies supportables pour le lecteur qui ne se sent ni agressé, ni culpabilisé, et le scénario rend bien compte de qui ils étaient dans la société dans laquelle ils évoluaient. Le lecteur peut regretter que les auteurs ne se soient pas aventurés un peu plus dans la question de l'art et des techniques d'expression.