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mardi 26 novembre 2019

Contrôle des voyageurs

Un truc plus immersif. Il faut pousser le concept.

Ce tome comprend une histoire complète et indépendante de toute autre. Il s'agit d'un roman-photo de 176 pages en couleurs, réalisé par Xavier Courteix. Il se termine avec le nom des 18 interprètes ayant joué un rôle dans le récit.


Dans un futur très proche, peut-être même le présent, Gilles arrive à son bureau à Paris. Il salue Emmanuel qui est déjà présent derrière son ordinateur. Gilles indique qu'il a rendez-vous avec une guide à l'instant : elle s'appelle Jihye et habite Séoul. Il se connecte sur son ordinateur portable et la salue : elle lui dit bonjour en coréen. Elle ne se trouve pas à Séoul, mais au mont Hallasan sur l'île de Jeju. Elle est chercheuse en géophysique et travaille sur l'inversion des pôles magnétiques. Elle se trouve Jeju pour aller ramasser des pierres de lave refroidie sur les pentes du volcan de l'île. Elle promet de lui faire visiter la prochaine qu'il se connectera. Il quitte son ordinateur et salue Aurore qui est arrivée entre-temps. Elle leur indique que leur appli lui fait penser au jeu vidéo Myst, sauf que là il s'agit d'exploration réelle. Elle demande à essayer. Gilles et Emmanuel voient qu'il y a un guide appelé Roland disponible en Allemagne proche de la ville de Nauen, très exactement à la Nauen Transmitter Station, la plus vieille station émettrice, inaugurée en 1906. Comme convenu, Aurore se connecte à l'application le lendemain chez elle et entre en contact avec Roland qui habite dans la station émettrice. Il lui explique qu'il propage des sons à partir des antennes, à travers la ionosphère et autour du globe. Il enregistre les parasites et leurs perturbations au cours de leur transmission avant qu'ils ne reviennent sur mon récepteur radio. Aurore lui indique qu'elle aimerait bien revenir pour visiter la station le jour où il se livrera à cet exercice.

Le lendemain Aurore retourne voir Gilles et Emmanuel et leur dit qu'elle a trouvé l'expérience géniale et qu'elle pense que l'appli présente un énorme potentiel commercial. Par contre, il faut trouver comment transformer cette expérience en histoire pour pouvoir accrocher les clients. Quelques jours plus tard, Gilles se reconnecte avec Jihye. Elle se trouve en vêtement de pluie en train de marcher sur une pente du mont Hallasan. Chemin faisant, en lui montrant les images avec son téléphone, elle explique qu'elle est liée à ce lieu par son histoire personnelle. Elle avait assisté à une reconstitution du soulèvement de Jeju en 1948. Elle lui parle aussi des souvenirs de sa mère qui était présente sur les lieux lors du soulèvement, avec sa propre mère, et qui était encore une petite fille à l'époque. Elle continue de marcher, s'enfonçant dans la forêt qui couvre la pente. À la fin de la balade, Gilles indique qu'il l'a beaucoup appréciée, Jihye lui répond que c'est réciproque. Ils conviennent que la prochaine fois, elle lui fera visiter Séoul. Quelques jours plus tard, Aurore, Gilles et Emmanuel ont une réunion de travail pour faire évoluer l'application dans le but de la commercialiser. Aurore indique qu'elle a trouvé le concept permettant d'en faire un produit vendeur : le tamagotchi. L'application s'appellera DOBLE.


L'éditeur FLBLB publie régulièrement des romans-photos, format narratif peu usité en dehors des histoires de romance publiées par Nous Deux. Le précédent publié par FLBLB était Le syndicat des algues brunes (2018) d'Amélie Laval, récit d'anticipation prenant et dépaysant. Même s'il ne s'agit pas du même auteur, le lecteur ayant goûté au dépaysement provoqué par le format est prêt à tenter l'aventure une deuxième fois. Dès le départ, il constate que l'auteur a imaginé une histoire intrigante et intéressante : une appli qui permet de voyager à l'aide d'un guide qui fait le touriste, sans que le client n'ait à se déplacer. Xavier Courteix ne se contente pas d'évoquer des concepts avec des images de gugusses en train de parler. Il raconte son histoire en image, montrant les différentes étapes pour passer de l'état d'idée à une application fonctionnelle : la recherche d'une technologie greffée au guide DOBLE, la recherche d'une nourriture adaptée à la mission de guide, la recherche d'habitat à mettre à disposition du guide DOBLE, la recherche d'une tenue adaptée, et même l'opération de greffe sur Azwaw, premier guide DOBLE (pages 54 à 57). S'il arrive avec l'a priori que le roman-photo part avec le handicap d'une réalisation fauchée, le lecteur est très agréablement surpris. Il bénéficie lui aussi du tourisme proposé par l'application : visite de la station émettrice de Nauen (5 pages), balade sur la pente du mont Hallasan (8 pages), promenade dans plusieurs quartiers de Séoul (6 pages), petit tour le long d'un canal avec Azwaw (6 pages), etc.

Au fur et à mesure de la progression du récit, le lecteur est même épaté par la diversité et la richesse des décors : les lieux visités par les DOBLES, mais aussi le bureau de Gilles, une salle d'opération dans un hôpital, une salle d'enregistrement d'une émission radiophonique, un bureau de ministre, une ville déserte la nuit. Il s'immerge avec facilité dans chacun de ces lieux, aux côtés des personnages qui interagissent avec les décors, avec les éléments des environnements. La narration visuelle ne s'apparente ni à une bande dessinée en photographies, ni à des arrêts sur image d'un film. Les pages sont construites sur la base d'un découpage en cases (en nombre variable, avec quelques photographies en pleine page ou en double page). Celles-ci se suivent dans l'ordre chronologique, soit sur la base du déroulement d'une scène, soit en alternant la vision d'un personnage dans un lieu, et celle d'un autre à un autre endroit. Les acteurs jouent dans un registre naturaliste, sans exagération, tout en prenant bien soin d'avoir des visages expressifs quand la scène le nécessite. Chaque scène est construite sur un plan de prise de vue spécifique, avec une lisibilité et une compréhension irréprochable. L'auteur utilise des cellules de texte (lettres blanches sur fond de couleur, avec une couleur différente pour chaque personnage), sans la pointe directrice des phylactères de bande dessinée. L'ensemble de ces techniques est admirablement bien intégré dans un tout cohérent en termes narratifs.


Le ressenti de ce roman-photo est effectivement différent de celui d'un film (il n'y a pas le mouvement et le lecteur maîtrise sa vitesse de progression) et d'une bande dessinée. La nature même de la photographie induit une forte densité d'informations visuelles, par comparaison avec la bande dessinée où l'artiste choisit ce qu'il représente, ce qu'il détoure, ce qu'il met en couleurs. L'auteur a fait le choix de ne pas utiliser d'effets spéciaux, de retouches infographiques, ou alors de manière très limitée, ce qui conserve un aspect de réel sans comparaison possible avec la bande dessinée. À la lecture, l'effet est très différent de celui de la BD : le cerveau du lecteur oscille entre 2 modes de fonctionnement. Soit il détaille chaque photographie car il s'agit d'une fenêtre vers un endroit qu'il ne connaît pas avec des individus qu'il découvre, soit il passe rapidement n'y prêtant pas plus d'attention qu'aux milliers d'images qu'il peut voir chaque jour. Dans les 2 cas, les photographies induisent une sensation de réel sans commune mesure avec une bande dessinée. Le récit acquiert une plausibilité incroyable puisque le lecteur voit bien que c'est ce qui se passe en image sous ses yeux.

Un peu déstabilisé par cette sensation de réel, le lecteur voit l'intrigue progresser tranquillement, sans idée préconçue de la direction qu'elle va prendre. Le titre semble indiquer une forme de contrôle par l'autorité qui assure le voyage, de type contrôleur dans les transports en commun, orientant l'esprit du lecteur dans cette direction. En fait, ce contrôle des voyageurs s'entend différemment dans cette histoire. De la même manière qu'il peut être surpris par la richesse des décors, le lecteur peut être surpris par l'ampleur que prend cette application DOBLE, par son succès et les transformations sociétales qu'elle provoque. Il s'attache plus ou moins aux personnages principaux : Gilles, Emmanuel, Aurore, Jihye. Il les côtoie comme il peut côtoyer des collègues de travail, apprenant quelques bribes d'information sur eux, devinant partiellement leur motivation. Cette distance relative avec eux ajoute encore à la sensation de réel. Le lecteur est le témoin privilégié du développement de DOBLE (l'entreprise), mais il n'est pas dans la tête de ses concepteurs.


Xavier Courteix raconte un vrai récit d'anticipation. Il utilise avec astuce et à propos des éléments du quotidien (comme les modules de canalisation en béton de grande taille, les gens qui parlent à haute voix dans la rue) en les détournant de leur raison première. Il imagine une technologie n'existant pas tout à fait aujourd'hui, mais pas impossible dans quelques années. Il mène à bien son intrigue, tout en imaginant les ramifications d'une telle technologie. Il y a des questions éthiques (avec la mise en place d'un très caustique Indice de bonheur), des questions économiques (l'emploi créé par l'engouement pour devenir guide DOBLE), la force du lien intime qui unit client (Visiteur) et guide (DOBLE) assimilable à un contrat entre 2 individus, la généralisation de l'application qui échappe à ses créateurs, les réactions de la société civile en voyant émerger une nouvelle application omniprésente et en situation de monopole, etc. À chacune de ces occasions, le récit renvoie une image déformée d'une facette du monde réel, occasionnant une prise de conscience du lecteur, constituant une réflexion le sujet, amenant le lecteur à se rendre compte de son avis sur le sujet et à s'interroger sur ce qui peut lui apparaître comme des évidences.

Même s'il s'agit d'une forme fortement connotée, le roman-photo a déjà prouvé par le passé sa capacité à être une forme narrative spécifique pouvant rivaliser avec les autres sur le plan de la complexité et de l'ambition, par exemple avec Droit de regards (1985) de Marie-Françoise Plissart & Benoît Peeters. Il dispose d'un historique attestant déjà de son potentiel, évoqué dans La petite Bédéthèque des Savoirs - tome 26 - Le Roman-photo. Un genre entre hier et demain (2018) de Jan Baetans & Clémentine Mélois. Avec Contrôle des voyageurs, Xavier Courteix fait preuve d'une maîtrise impressionnante de cette forme narrative, racontant une histoire originale et surprenante, divertissante sur le plan visuel, porteuse d'un regard enrichissant sur plusieurs questions sociétales.

mardi 19 novembre 2019

Dick Hérisson, tome 4 : Le Vampire de la coste

Le signe de Thulé !

Ce tome fait suite à Dick Hérisson, tome 3 : L'Opéra maudit (1987) qu'il n'est pas indispensable d'avoir lu avant. La première édition date de 1990. Il a été réédité dans Dick Hérisson - édition intégrale volume 1 qui regroupe les 5 premiers tomes. Il a été réalisé par Didier Savard, pour le scénario, dessins et encrage, avec une mise en couleurs réalisée par Sylvie Escudié. Il compte 46 planches de bande dessinée.


En novembre 1932, Jérôme Doutendieu conduit sa voiture sur une route escarpée du Lubéron, Dick Hérisson étant assis sur le siège passager. La voiture tombe en panne et Hérisson sort pour continuer le chemin à pied, faute d'une autre possibilité. Avançant à pied sur la route, les deux amis aperçoivent une borne kilométrique qui indique que le village de La Coste se situe à trois kilomètres. Ils arrivent en vue du village perché à flanc de montagne, en fin de journée, alors que la neige commence à tomber paresseusement. Ils pénètrent dans le village dont toutes les maisons sont déjà fermées, apercevant une femme qui claque la porte de sa maison avant qu'ils ne puissent lui adresser un mot. Un individu un peu difforme part en courant en les apercevant. Finalement ils entrent dans le café Chez Gothon où il y a plusieurs clients et ils se font servir une soupe au lard (le seul et unique plat restant) en écoutant les conversations qui portent sur la dernière cliente qui est partie sans payer sa chambre. Du coup, le patron accepte de la louer à Hérisson & Doutendieu. Une fois à l'intérieur, le patron retire les affaires de la demoiselle, Dick Hérisson allume sa pipe et Jérôme Doutendieu se met à lire un livre qui traînait sur Les rites druidiques en Provence.

Alors qu'il ouvre la fenêtre pour faire partir l'odeur de tabac, Dick Hérisson aperçoit des lumières dans les ruines du château. Le lendemain, Doutendieu & Hérisson vont voir le garagiste qui leur indique qu'il en a pour 3 jours réparer la voiture, le temps de faire venir un delco. Ils en profitent pour aller faire un tour dans le château en ruine. Ils se font interpeller par le gardien des lieux qui les informe qu'il s'agit d'une propriété privée. Il en profite d'ailleurs pour chasser Aldonze en lui jetant une pierre, individu simplet, estimant être un descendant du marquis de Coste. Jérôme Doutendieu fait le lien entre le Marquis de La Coste et le Marquis de Sade, et le gardien confirme qu'il s'agit bien des mêmes personnes. Le journaliste lui glisse quelques billets et les deux amis peuvent ainsi se promener à leur guise dans les ruines. Hérisson retrouve l'endroit où il a vu de la lumière la veille au soir. Il y a une volée d'escalier qui mène à la chambre rouge. Doutendieu a la surprise de voir un cadavre dénudé de jeune femme enchaînée en bas des marches.

L'entrée en la matière établit rapidement la nature du récit : route de montagne, village isolé, population méfiante, château hanté, pratiques sacrificielles, idiot du village, victimes retrouvées nues et exsangues. À l'évidence, le récit ne se prend pas au sérieux, utilise des conventions du Grand-Guignol et l'auteur en rajoute une couche avec l'ombre de Donatien Alphonse François de Sade (1740-1814). Le lecteur sourit devant la panne de voiture dans une région peu fréquentée, le livre qui traîne par hasard sur les rites druidiques (sujet des plus courants), les lumières dans le château, les cadavres exsangues, l'inquiétant idiot du village, la réunion nocturne de conspirateurs, jusqu'à l'assaut donné au château par des villageois armés de fourche venant faire justice eux-mêmes. Didier Savard maîtrise ses classiques des films d'horreur du studio Universal des années 1930/1940. La narration graphique montre ces événements au premier degré, sans amoindrir leur intensité dramatique, sans les tourner en dérision, et les clins d'œil sont évidents pour le lecteur qui dispose des références correspondantes.


Le lecteur retrouve cette même combinaison dans l'intrigue. D'un côté, Didier Savard joue le jeu avec une histoire de cadavres de jeunes femmes, de rituel meurtrier peut-être païens, de descendance dégénérée et d'influence des valeurs du Marquis de Sade. Effectivement, Doutendieu et Hérisson effectuent une enquête : inspection sur place pour faire des constats par eux-mêmes, discussion avec la population, recherche d'informations auprès d'experts et dans une bibliothèque. Ils ont un regard critique sur ce qui leur est raconté à commencer par le prétendu expert du Marquis de Sade qui ignore les circonstances de sa mort. D'un autre côté, le lecteur éprouve des difficultés à prendre l'intrigue au premier degré : l'évocation de pratiques sacrificielles est superficielle sans socle de croyance, la présence de bonnes sœurs effarouchées est caricaturale, les noms des scouts font sourire (Belette Besogneuse, Fourmi Mélomane) et le motif du criminel est peu plausible. Il n'y a pas de doute : l'auteur a réalisé un pastiche nourri de de références, mais aussi d'éléments qui ne font pas sérieux, mais qui font naître un sourire très agréable.

Cette façon de jouer sur une forme de comique complice n'obère en rien la qualité de la narration graphique. Pour commencer, le lecteur observe que Sylvie Escudié continue de faire évoluer sa mise en couleurs vers un domaine plus naturaliste, sans rien perdre en sensibilité. Le lecteur ressent l'ambiance lumineuse d'un temps de neige dans la première page, ainsi que la clarté régnant dans le village à la nuit tombante. Planche 13, elle apporte des informations supplémentaires sur les différences de couleur des végétaux en fonction de leur espèce, sur la manière dont ils ressortent sur la pierre. Du coup, cela donne plus d'intensité et de force aux mises en couleurs vives pour les 2 pages de cauchemar (planches 24 & 25), évoquant là aussi les jeux d'éclairage artificiel des vieux films d'horreur. En cela, son travail est en phase avec les choix de l'artiste. Il investit toujours autant de temps et d'énergie pour la représentation des différents environnements. Le lecteur a l'impression qu'il se trouve sur la route du Lubéron et qu'il voit arriver la voiture (modèle d'époque), avec le panorama des montagnes boisées en arrière-plan. Sur la deuxième planche, il bénéficie d'une vue imprenable et magnifique sur le village de La Coste représenté avec soin et fidèle à la réalité. Il a ensuite l'impression de ressentir l'irrégularité du sol sous ses semelles en explorant les ruines du château. Il sent l'air frais du site du fort de Buoux. Il ressent la fraîcheur de la nuit en voyant es fragiles tentes sous lesquelles dorment les scouts. Il assiste navré à la mise à sac de la bibliothèque du docteur Müller.


Didier Savard continue de choisir de choisir de représenter les personnages avec une forme de simplification : des traits de visage légers, une chevelure indomptée par Doutendieu, des gueules exagérées pour les figurants. Il faut voir la populace déchaînée au pied du château. À plusieurs reprises, le lecteur peut voir l'influence de Jacques Tardi dans les visages des habitants, aussi dans la silhouette d'Aldonze. À nouveau, ce mode de représentation fonctionne à la fois au premier degré (des êtres humains montrés sans fard, avec leur altérité), et des gugusses à la tronche patibulaire renvoyant à des esprits obtus et donc dangereux. D'un côté, Doutendieu et Hérisson conservent leur dignité du début jusqu'à la fin, avec un peu de recul quant à ce qui leur arrive, et des réactions émotionnelles devant les crimes ou quand l'urgence se fait sentir. Il n'y a que lorsque que Jérôme Doutendieu est déguisé que l'artiste passe dans un registre un peu plus outré, générant un comique visuel irrésistible. Face aux deux héros, tous les autres personnages semblent bizarres : l'aubergiste Gothon particulièrement bourru, le docteur Müller faussement distingué, les charmantes scouts trop indépendantes pour être vraies, etc.

Au bout de quelques pages, le lecteur apprécie le récit comme un pastiche avec des références qu'il n'est pas nécessaire de connaître pour sourire, mais qui apportent un plus quand on les connaît. Le lecteur de Tintin assimile tout de suite les déformations du nom de Doutendieu, à celles que Bianca Castafiore fait subir au nom de Haddock. Il se rend également compte que derrière le ton léger et l'ambiance au second degré, l'auteur met en scène des thèmes comme les superstitions, la dangerosité d'une foule, la défiance provoquée par la différence, les comportements criminels irrationnels, l'incidence de la littérature (la manière dont les écrits du Marquis de Sade continuent d'influencer des vivants, des années après sa mort). La tonalité du récit n'est pas réaliste du fait de l'emploi de clichés en toute connaissance de cause, ce qui rend le récit plus divertissant, sans pour autant empêcher l'intégration de thématiques plus sombres.

Avec ce quatrième tome, Didier Savard donne l'impression de pousser sa narration dans une orientation plus affirmée que dans les précédents. Le lecteur retrouve tout ce qui l'avait intéressé dans les premiers tomes : une enquête sur des crimes sordides, une description vivante et fidèle d'une région, des conventions classiques de la littérature d'évasion et d'aventure. Didier Savard s'implique toujours autant dans la représentation de sites régionaux, avec une grande qualité. Il a un peu augmenté l'étrangeté des individus rencontrés par ses héros, ce qui renforce la sensation d'altérité. Il a choisi d'augmenter la part du pastiche, avec un savoir-faire qui permet au lecteur qui ne connaît pas les références de ne pas se sentir exclu. Il marie avec élégance les éléments humoristiques et les éléments plus graves.


mardi 12 novembre 2019

Wannsee

Vous voyez la tâche est énorme.

Ce tome contient un récit complet indépendant de tout autre. La première édition date de 2019. Il a entièrement réalisé (scénario, dessin, couleur) par Fabrice le Hénanff. Il comprend 70 pages de bande dessinée en couleurs couvrant la conférence de Wannsee, ainsi que 11 pages dessinées supplémentaires présentant le premier propriétaire de la villa au bord du lac de Wannsee, ainsi que les différents participants à la conférence. Le tome s'ouvre avec un court avertissement de l'auteur explicitant qu'il s'agit 'une fiction, une introduction d'une page rédigée par Didier Pasamonik (éditeur, directeur de collection, journaliste et commissaire d'exposition dans le domaine de la bande dessinée), évoquant les questions de ressenti, de séduction esthétique et de transmission par le biais d'une bande dessinée historique.


Dans la villa Marlier en banlieue de Berlin, le 19 janvier 1942, le personnel s'affaire pour préparer les chambres des invités, et pour les questions logistiques de la conférence qui doit se dérouler sous la responsabilité de Reinhard Heydrich (1904-1942). Sur place, Adolf Eichmann (1906-1962) fait enlever les fanions SS, et exige qu'à la place soient hissés des fanions aux couleurs du drapeau. Il a fait amener avec lui de bonnes bouteilles pour le buffet du lendemain. Le 20 janvier 1942, Eichmann accueille lui-même certains arrivants : Rudolf Lange (1910-1945), Karl Eberhard Schöngarth (1903-1946). Il les accompagne à l'intérieur et fait le point avec l'adjudant : il ne manque plus que Reinhard Heydrich et Wilhelm Kritzinger (1890-1947). Il indique à Lange et Schöngarth qu'ils peuvent aller se restaurer au buffet en attendant que la conférence commence. Kritzinger arrive dans sa voiture avec chauffeur, au moment où Heydrich survole le domaine dans son avion. En attendant le début, les conversations s'engagent sur plusieurs thèmes : la solution finale à la question juive, les combats à Moscou, la mort du général Walter von Reichenau(1884-1942), Herman Göring et le pillage des musées d'Europe, les lois de Nuremberg de 1935 (dont celle sur loi sur la protection du sang allemand et de l'honneur allemand).

Chacun ayant fait un peu connaissance avec les autres, et Reinhard Heydrich étant arrivé, tout le monde pénètre dans la salle de réunion et prend place autour de la table. Heydrich a la ferme intention de boucler la réunion en une heure et demie, deux heures maximum. Il pénètre dans la salle, et propose que tout le monde se dispense du salut nazi. Il organise un tour de table pour que chacun se présente. Chacun à tour de rôle annonce son nom, son titre, et sa position dans le gouvernement : Adolf Eichmann, Roland Freisler, Josef Bühler, Garhard Klopfer, Wilhelm Kritzinger, Alfred Meyer, Martin Luther, Georg Leibbrandt, Wilhelm Stuckart, Heinrich Müller, Otto Hofmann, Karl Schöngarth, Rudolf Lange, Erich Neumann, et donc Reinhard Heyrich. Ce dernier rappelle qu'il est l'organisateur de la réunion et qu'il la préside, que tous les participants sont tenus au secret, qu'ils ont droit de prendre des notes mais pas de les conserver ni de les emmener avec eux, et qu'il s'agit de régler les détails techniques de la question juive.


Il y a des bandes dessinées au thème tellement fort qu'elles intimident le lecteur : la solution finale ! Il est vraisemblable qu'elles doivent également intimider leur auteur : c'est sûr qu'il est attendu au tournant par tous les historiens professionnels, et aussi amateur, par tous les férus de cette période de l'histoire, fourbissant leurs critiques avant même d'avoir lu une seule page. Il n'est pas possible de faire dans la demi-mesure avec un tel sujet : exemplarité, rigueur et exactitude. En outre, il s'agit de raconter dans un média visuel, le déroulement d'une réunion, c’est-à-dire majoritairement des gens statiques sur une chaise en train de parler : un défi à la limite de l'inconscience. De fait, cette bande dessinée est bien telle que le lecteur peut se l'imaginer : présentation un par un des 15 participants à la réunion, avec leur fonction au sein du gouvernement ou de l'armée, explication du déroulement de la réunion, passage en revue des objectifs et suggestions sur les méthodes et les moyens à mettre en œuvre, et beaucoup de cases avec uniquement une tête en train de parler. D'un autre côté, comme le lecteur s'y attendait, il est déjà préparé à fournir l'effort nécessaire pour se plonger dans une bande dessinée sans action, sans scène spectaculaire, et un peu alourdie par les informations historiques, parfois trop précises, parfois pas assez.

Dès la première page, le lecteur est frappé par les choix de mise en couleurs : entre naturalisme et approche conceptuelle. À la fois, les couleurs jouent leur rôle habituel : accentuer la distinction entre les formes détourées, ajouter un peu de relief à chaque forme, rendre compte de des couleurs réelles en fonction de l'éclairage. À la fois, l'artiste a retenu une palette limitée, à base de marron clair, d'ocre et de vert de gris. En fonction des séquences, l'impression du lecteur passe d'une sensation d'uniformité un peu glauque, à une immersion dans un état d'esprit grisâtre dominé par un processus technocratique sans âme ni émotion. Tout du long de ces pages, le lecteur constate également que l'artiste a appliqué des traits verticaux, sur la plupart des cases, mais pas sur toutes les surfaces. Il s'agit le plus souvent de segments, parfois un peu courbes, parfois discontinus. Cela produit un effet de voile comme si les images étaient rayées, portent la marque du temps qui a passé. Étrangement, cela ne surcharge pas les dessins, ne les rend pas plus compliqués ou plus longs à lire. Par contre les sens du lecteur se retrouvent comme engourdis, à la fois par les couleurs ternes, à la fois par ces striures qui forment comme une sorte de voile affadissant la réalité.


Le lecteur se rend également vite compte de la difficulté de rendre visuellement intéressante une réunion de personnes assises autour d'une table. Fabrice le Hénanff fait de son mieux pour inclure un peu de variété : vues de la façade de la villa Marlier, l'avion de Heydrich dans le ciel, phase d'attente dans les salons, 5 pages consacrées à la prise de Kiev… Il n'en reste pas moins qu'il y a beaucoup de cases ne comprenant qu'une tête en train de parler, ou des gros plans, à la rigueur des plans poitrine sur les participants. Malgré les présentations lors du tour de table initial, il est possible que le lecteur décroche en cours de route et n'identifie pas tel ou tel intervenant. De ce point de vue, les 11 pages en fin permettent de revoir chacun des participants et de se les remettre en mémoire. Malgré ces caractéristiques visuelles et narratives, le lecteur ressent bien une impression d'immersion et de narration graphique. Au fil des pages, il voit bien qu'il y a de nombreux détails qui nourrissent la reconstitution historique : modèle de voiture, modèle d'avion, uniformes, portrait d'Adolf Hitler, décorations militaires, déportation de population, exécution sommaire et fosse commune, facsimilé de document administratif, etc. Il a conscience que l'utilisation d'une palette de couleurs réduite et un peu terne et que les hachures discrètes évitent tout effet voyeuriste, tout regard complaisant ou malsain, en produisant un effet de prise de recul.

Alors que la réunion progresse, le lecteur s'immerge complètement dans les échanges, comme s'il était lui aussi assis à la table de réunion, ou sur une chaise un peu en retrait. Les choix graphiques lui rappellent qu'il s'agit bien d'une reconstitution, d'une fiction, grâce à cette distanciation visuelle d'une représentation de type photographique. Il remarque facilement les éléments chiffrés ou les rappels de faits qui fournissent des points d'ancrage dans la réalité historique et qui sont facilement vérifiables. Fabrice le Hénanff se montre transparent dans ce qui relève de faits avérés (la quantification de la population juive en page 26, la prise de Kiev) et de mise en scène fictionnelle. Il n'y a pas de tricherie, pas d'imposture. Visiblement, les différents officiels ne se connaissent pas plus que ça, et la plupart restent sur leur quant-à-soi, évitant de trop s'engager, de prononcer une parole qui pourrait les compromettre. Certains se montrent habiles dans l'art de la manipulation pour influencer, évoquant le nom du Führer en passant, rappelant une prise de position publique de l'un ou l'autre des participants. Petit à petit, le lecteur observe également qu'il se produit un glissement sémantique : les participants ne parlent plus d'êtres humains mais de processus de traitement, la rationalisation bureautique s'applique ainsi à des processus. Chacun propose une idée, émet une suggestion : la responsabilité se dilue dans le groupe, chacun pouvant estimer qu'il n'est en rien responsable du processus global.


Au fur et à mesure que les fonctionnaires et les militaires analysent les possibilités d'action, le scénariste intègre des éléments historiques plus pointus : la Babi Yar (un lieu-dit de la ville de Kiev où les soldats allemands fusillaient les juifs de Kiev et de ses environs), le traumatisme des soldats allemands chargés des exécutions, la consommation en munition, le traitement des Mischlinge et des mariages mixtes, ainsi que l'origine de la politique de traitement des juifs (la Limpieza de Sangre, appliquée en Espagne et au Portugal à la fin du quinzième siècle). Même lorsque l'auteur a recours à un portrait d'un interlocuteur dessiné en pleine page et artificiellement découpé en 9 cases (3 rangées de 3 cases en page 49), le lecteur conserve l'impression d'une bande dessinée, du fait de la progression de la rhétorique dans les phylactères successifs. Il prend pleinement conscience de la démarche organisatrice et planificatrice à l'œuvre, maintenant totalement déconnectée des individus, de la notion d'être humain. Pendant 4 pages (51 à 54), les participants examinent la question des mariages mixtes et des personnes d’ascendance partiellement non-allemande. C'est d'une efficacité redoutable, à la fois pour catégoriser les individus, leur situation et leur sort, à la fois pour que le lecteur fasse l'expérience de cette logique de traitement. Il est tellement absorbé par la normalité du discours et son décalage avec la réalité de ce qu'il recouvre, qu'il est possible qu'il ne prête plus attention aux informations visuelles qui l'accompagnent : les allées et venues des rats, la composition de la page 41 silencieuse et des bordures de case dessinant l'étoile juive. Même dans un moment aussi technocratique, l'auteur réussit à mettre à profit la narration visuelle.

Avec cette bande dessinée, Fabrice le Hénanff relève un pari risqué : évoquer un moment de l'Histoire dans une période très visitée, raconter une réunion statique autour d'une table dans un lieu clos dans un média visuel. Sans surprise, le lecteur découvre que la bande dessinée prend vite en charge de nombreuses informations historiques et que la réunion est dépourvue d'action. Progressivement, il se rend compte qu'il écoute les participants, comme un réel observateur à cette réunion, et que la partie visuelle est pleine de personnalité et ne se limite pas à une soixantaine de pages montrant des têtes en train de parler. Une fois les participants partis, il reste sous le choc de l'extermination qui a été organisée avec professionnalisme, ayant vu comment un tel massacre est devenu un défi administratif relevé avec compétence. L'addenda se révèle tout aussi cruel : le lecteur découvre ce qu'il est advenu des participants à la conférence de Wannsee, et il établit une comparaison avec ce qu'ils ont participé à organiser, et le sort des êtres humains exterminés dans ces opérations.



mardi 5 novembre 2019

Le Suaire (Tome 3-Corpus Christi, 2019)

Notre folie, c'est la folie de la croix.

Ce tome est le troisième d'une trilogie : Le Suaire (Tome 1-Lirey, 1357) paru en 2018, Le Suaire (Tome 2-Turin, 1898) (2018), celui-ci paru en paru en 2019. Les 3 tomes ont été coécrits par Gérard Mordillat et Jérôme Prieur, dessinés et encrés avec nuances de gris par Éric Liberge. Ce tome peut être lu sans avoir lu les deux premiers, mais ce serait dommage de s'en priver, et cela risque de rendre quelques pages inintelligibles.

En 2019, à Lirey en Champagne, Lucy Bernheim, cinéaste américaine, se tient devant la chapelle collégiale, et elle la photographie. Elle est interpellée par le père de Brok avec qui elle a rendez-vous. Il tient dans la main la clé qui permet d'ouvrir la chapelle, et il l'invite à le suivre pour une visite. Lucy Bernheim observe la fresque mur, lit les panneaux d'informations sur le Saint Suaire, sur Geoffroy de Charny (1300-1356). Elle explique au père de Brok son projet de film. Il lui propose de continuer la conversation au presbytère. Une fois au chaud, le père de Brok explique la raison pour laquelle le suaire ne peut pas être celui de Jésus, ni celui de quelqu'un d'autre. Il lui fait la démonstration de la fabrication de traces similaires sur un linge. Lucy Bernheim s'étonne auprès de lui que tant de gens croient encore au fait que ce suaire puisse être authentique. Le père de Brok évoque la position équivoque de l'Église, les laïcs qui se sont acharnés à montrer que le linge était le suaire de Jésus, la preuve par la datation la carbone 14 qui a conduit à remettre en cause la science plutôt que d'accepter les résultats. Il interroge Lucy sur ce qui la motive à faire un film : elle veut ainsi combattre l'intégrisme catholique lié à l'extrême droite qui font de l'image du suaire un usage politique aux États-Unis.

Une fois la conversation terminée, Lucy Bernheim va marcher dans la campagne. Chemin faisant, elle observe les champs de neige, les ânes, un corbeau un chien. Elle aperçoit au loin un bosquet d'arbres par lequel elle se sent attirée. Elle quitte le chemin pour s'y rendre. Elle aperçoit une sœur en habit qui lui tient un panier sans rien dire et qui la prend par la main pour qu'elle l'accompagne. Elles marchent jusqu'à un endroit où se trouvent des planches sur des tréteaux. Le corps d'un homme trop long est allongé nu dessus. Elles déplient le drap que porte la sœur pour l'en recouvrir. La sœur commence à appliquer des onguents sur le drap pour marquer le relief du corps. Puis elle se tourne vers Lucy et lui fait un signe d'au revoir. Lucy Bernheim a des visions d'un homme crucifié sur une croix avec une couronne d'épine, d'une femme allongée sur son lit, de Lucie une bonne sœur, d'Henri évêque de Troyes en 1357, de Lucia Pastore d'Urbino et de son père le Baron, d'Enrico Spitiero, et d'autres personnes encore. Quelques jours plus tard, elle se trouve à Turin pour voir le suaire. Elle fait le point avec un des techniciens de son équipe de tournage. Elle se souvient de la première fois où elle a vu le suaire à Turin avec Thomas Crowley, son professeur de théologie à Berkeley. Elle évoque son retour proche aux États-Unis et le fait qu'elle va aller voir une pièce de théâtre sur Jésus à Broadway.


En entamant ce troisième tome, le lecteur sait qu'il s'agit du dernier et qu'il vient conclure la trilogie. Il ne sait pas trop à quoi s'attendre, entre une évocation de Suaire de Turin tel qu'il est aujourd'hui considéré, l'histoire d'une nouvelle femme dont la vie y est liée (comme celle de Lucie et de Lucia précédemment) et une mise en scène de la foi catholique et de quelques croyants. Il constate très rapidement que les coscénaristes ont bien conçu leur récit en 3 chapitres : évocation de Lucie et de Lucia, évocation d'Henri et d'Enrico, reprise du motif de la vision de la sœur Lucie déjà utilisé dans le tome 2, et prise position claire sur la nature frauduleuse du suaire, fabriqué en 1357, sciemment utilisé comme relique créée ex nihilo. De ce point de vue, il s'agit d'une bande dessinée à charge qui établit le suaire comme une imposture. Les auteurs avaient déjà présenté une possibilité de fabrication du suaire dans le tome 1. Ils avaient ensuite évoqué des raisons techniques impliquant qu'il ne pouvait s'agir des marques laissées par un corps humain sur un drap. Ils exposent d'autres éléments dans ce troisième tome : un exemple de procédé de fabrication de telles marques (une démonstration effectuée par le professeur Henri Broch), les résultats de la datation au carbone 14 établissant que le drap a été tissé au quatorzième siècle. Le père de Brok énonce que la science ne peut rien faire quand l'esprit humain a décidé de croire, les preuves tangibles n'ayant aucun effet.

Dès le premier tome, le lecteur connaît donc l'opinion des auteurs et sait qu'ils vont développer leur histoire sur la base de ce point de vue. Comme dans les 2 tomes précédents, ils commencent par exposer des connaissances relatives à l'histoire du Suaire de Turin. Mais très vite, le récit prend une autre tournure, la même que celle des 2 tomes précédents. Lucy Bernheim se retrouve aux prises avec la croyance religieuse, avec la foi qui nourrit le fanatisme d'un individu. Cette orientation du récit peut décontenancer si le lecteur est resté sur les documentaires de Mordillat et Prieur. En plus, les auteurs n'y vont pas avec le dos de la cuillère en ce qui concerne le mysticisme : visions pour Lucia Bernheim (de Lucie, mais aussi de la crucifixion décrite en prologue du premier tome), sous-entendu de réincarnation ou au minimum de destins liés, de cycles (Lucie/Lucia/Lucy tourmentée et opposée à Henri/Enrico/Henry), symbolisme de la croix, des anges, des démons, du brame du cerf… Le récit prend même un tournant grand guignol avec une crucifixion au temps présent, et un fanatisme de foule. Le propos donne l'impression d'être amoindri par le recours à ces éléments exagérés, comme si les auteurs ne pouvaient pas parler du Suaire, de la Foi, de la religion sans la transformer en des rituels déments, ce qui viennent s'ajouter à la forgerie de la relique.


Comme dans les 2 tomes précédents, Éric Liberge impressionne par la qualité de ses planches et de sa narration graphique. À nouveau les auteurs ont choisi de faire la part belle aux pages sans texte : elles sont au nombre de 25 sur un total de 68. Il n'est pas facile de raconter une histoire sans mot : de raconter quelque chose de substantiel, et d'être certain de la bonne compréhension du lecteur. Dans ce tome, cela commence avec la promenade de Lucy Bernheim dans la campagne pendant 6 pages muettes, suivies par 2 compositions complexes muettes en pages 14 & 15. En page 8, le lecteur regarde pour partie le paysage par les yeux de Lucy Bernheim, et pour l'autre partie la voit avancer avec son bâton de marche. L'artiste œuvre dans un registre réaliste et descriptif, permettant d'observer les animaux et l'environnement enneigé. Il éprouve la sensation de se promener aux côtés de la jeune femme et ressent le calme des lieux. Le dessinateur dose avec subtilité les blancs sur la page (espace vierge) de telle sorte à ce que la transition vers un état de conscience différent s'opère sans heurt. La rencontre entre Lucy et Lucie apparaît comme un fait normal, ce n'est que l'écho avec une scène semblable dans le tome 2 entre Lucie et Lucia qui révèle la nature onirique du moment. Les pages 14 & 15 s'avèrent plus complexes et plus ambitieuses. Dans la première, Liberge doit réussir à faire prendre conscience au lecteur du poids psychologique qu'exerce la religion sur l'esprit de Lucy, et dans la seconde évoquer cette impression de cycle se répétant de Lucie à Lucia à Lucy. Le résultat est clair, lisible et compréhensible, malgré la liberté d'interprétation générée par l'absence de mot. Il réitère cette sensation de remémoration en page 21, où le lecteur retrouve l'image du cerf en train de bramer. Il n'y a que le dessin en pleine page (p. 26) dont l'interprétation n'est pas si évidente.

Du début jusqu’à la fin, Éric Liberge est entièrement au service du récit dans tout ce qu'il a de plus exigeant. Il a donné vie à des personnages inoubliables et distincts. Le lecteur peut voir aussi bien les ressemblances que les différences entre Lucie, Lucia et Lucy et elles ne se limitent pas à leur tenue vestimentaire. Il a adopté une direction d'acteurs naturaliste, ce qui colle parfaitement à l'esprit de réalisme du récit. Il sait installer des décors cohérents et conformes à la réalité, pour des endroits aussi différents que la campagne autour de Lirey, l'architecture de la cathédrale Saint-Jean-Baptiste de Turin, l'aménagement de la chapelle de Guarini, le quartier de Broadway à New York, l'urbanisme de la ville de Corpus Christi au Texas (300.000 à 400.000 habitants), différents lieux associés aux Évangiles pour Le baiser aux lépreux, Les marchands du Temple, l'oliveraie de Gethsémani où des gardes du Sanhédrin font irruption. Il donne une force de conviction peu commune aux reconstitutions de ces scènes des Évangiles. Il réussit à trouver les bons cadrages, le bon séquençage pour rendre compte de la folie qui anime la foule dans la dernière séquence hallucinée.


Le lecteur se laisse donc transporter par la force de conviction de la narration visuelle, par sa précision et sa capacité à faire coexister le littéral très précis et la vision du ressenti de certains personnages. Ce n'est pas une mince affaire car le récit est teinté par le ressenti de Lucy Bernheim tout du long, et par les assauts du fanatisme masqué ou à découvert, jusqu'à une projection agrandie du linceul dans le ciel au cours d'un rassemblement à Corpus Christi, et même l'apparition du Christ dans le ciel. Le lecteur doit accepter que pour Gérard Mordillat et Jérôme Prieur parler de la Foi et du fanatisme, c'est sortir du rationalisme et qu'il faut donc employer un mode narratif adapté, passer au ressenti, à la métaphore, avoir recours à des comportements irrationnels. Sous réserve d'accepter ce mode narratif, le récit fait sens : une femme se confrontant à un traumatisme, devant exorciser ses croyances, et donc remettre en cause celles des autres. Les images deviennent alors la concrétisation de cette violence conflictuelle psychique. La page de fin devient une invitation à célébrer autre chose que la mort du Christ, ou l'utilisation d'un subterfuge (une fausse relique) pour préférer un autre usage à ce linge.

Ce troisième tome vient conclure cette trilogie surprenante, à bien des égards. Il ne s'agit pas d'une bande dessinée servant de support à un exposé historique ou technique sur le Suaire de Turin. Il s'agit bel et bien d'un récit, d'un roman se déroulant sur 3 époques (1357, 1898, 2019), suivant à chaque fois une femme différente, mais liées toutes les 3 par l'oppression du fanatisme religieux, d'une foi patriarcale s'imposant à elle. Éric Liberge est épatant de bout en bout, illustrant ce roman ambitieux de manière réaliste et précise, tout en réussissant à faire coexister des moments de visions, de mysticisme, sans les rendre naïfs ou crétins. Le lecteur peut se projeter à chaque époque, dans chaque lieu, et côtoyer des individus plausibles. Il apparaît très rapidement que les auteurs ont construit leur récit dans les moindres détails, que ce soient les images récurrentes comme celle de la Passion, ou des correspondances comme les ânes dans un pré en page 8, annonçant l'étrange monologue d'Henry en page 19. Au final, le ressenti du lecteur sur cette œuvre est partagé. Il a découvert un récit atypique, très personnel, particulièrement bien exécuté, mettant en scène des thématiques complexes comme la Foi, ses excès, la prédominance des croyances sur les faits scientifiquement prouvés, les contraintes implicites qu'exerce un système dominant sur tout ou partie de la population. Afin de pouvoir l'apprécier à sa juste valeur, il faut avoir conscience que les auteurs ne font aucun compromis avec une religion qui cautionne le mensonge des fausses reliques pour assurer en partie la foi de croyants.