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jeudi 30 mai 2019

Les Cavaliers de l'apocadispe - tome 1 - maîtrisent la situation

Bé, comme d'habitude. On dit qu'on sait pas, et qu'on a rien fait.

Ce tome constitue un recueil de 17 histoires des cavaliers de l'Apocadispe. La première édition date de 2018. Il a été entièrement réalisé par Libon (Ivan Terlecki). Ces personnages sont apparus pour la première fois dans le numéro 3703 du Journal de Spirou le premier avril 2009.

(1) C'est la rentrée et l'école accueille deux nouveaux Jé (un piaf anthropomorphe) et un autre (un chien à lunette). Monsieur Bentac, le maître, indique tout de suite à Chien et Jé qu'il sait comment mater les petits rigolos à forte tête. À la récréation, Olive (un toucan anthropomorphe) vient trouver Jé et Chien pour savoir si c'est eux qui ont tiré avec une gomme sur monsieur Bentac. Ce dernier est inconscient et emmené à l'hôpital. Le directeur vient annoncer que les élèves sont collés pour 3 mois. Les 3 chenapans s'évadent de la salle de colle et se rendent dans une usine désaffectée avec des produits chimiques. (2) La classe est en visite au Louvre et la maîtresse commente un premier tableau intitulé Le courage et la tempérance rendant hommage au Duc de Bléchint lors de la prise de Hombron. Les 3 garnements s'éloignent discrétos du groupe pour se promener en liberté dans les salles du musée. Ils apprécient beaucoup plus les tableaux de nu et les statues de personnes nues. Ils finissent par se faire attraper par un gardien qui les amène devant le conservateur parce qu'ils ont dessiné un zizi sur l'oreille de la Joconde.


(3) Les élèves sortent du cours de physique, le professeur leur demandant de réviser les quatre-vingt-cinq premiers chapitres du livre de cours. Olive a piqué un flacon de produit chimique pendant le cours. Ils finissent par comprendre qu'il s'agit d'un produit réagissant sur l'amidon. Chien est chargé d'aller demander à Jojo-le -bizarre où trouver de l'amidon pour pas cher. Ayant récupéré des pommes de terre, ils décident de tester le produit chimique, puis de construire une fusée. Dans les histoires suivantes, les trois larrons relèvent des défis variés de nature toujours aussi dangereuse qu'improbable : tirer la sonnette de Mamie Confiture, survivre à trois millions de mètres cubes de mousse de sardine, ayant nécessité d'évacuer la ville sauf eux, réaliser un vrai travail de bureau dans une vraie entreprise conseil, faire croire que Jé est toujours assez en forme après avoir été écrasé par des haltères pour pouvoir faire de la course à pied et une dictée, retrouver Jé perdu dans une usine hantée, faire un stage de groom d'ascenseur, recopier le bottin comme punition, faire un cadeau à la maîtresse, survivre à un voyage en car…


Libon est un auteur confirmé de bandes dessinées ayant aussi bien travaillé pour Fluide Glacial (Hector Kanon), que pour DLire & J'aime Lire, ou encore pour Spirou (Jacques le petit lézard géant, ou encore Animal Lecteur avec Sergio Salma). Le lecteur reconnaît immédiatement les caractéristiques de ses dessins. Il réalise des dessins descriptifs avec un degré significatif de simplification, en cohérence avec le fait qu'il s'agit d'une bande dessinée tout public. Les décors sont esquissés à grand trait et les personnages sont croqués de manière caricaturale, sur la base d'animaux généralement reconnaissables. Lorsqu'une scène se déroule pendant plusieurs cases au même endroit, l'artiste peut passer à un mode de représentation du décor en ombre chinoise colorée, sans plus détourer les éléments avec un trait encré. Lorsqu'il regarde les lieux avec un regard d'adulte, le lecteur perçoit les libertés prises avec la réalité, que ce soit dans la manière de s'en tenir à une forme générique, ou dans une utilisation de licence artistique pour certains volumes (par exemple la largeur improbable des allées du supermarché). Dans le même temps, il constate également la diversité des environnements et le fait que les dessins, aussi simples soient-ils, permettent de comprendre immédiatement où se trouvent les personnages. Il peut ainsi se trouver dans la salle de classe avec ses tables à 2, dans la cour de récré bitumée, dans les couloirs du Louvre aux plafonds arrondis, dans la forêt avoisinante et ses clairières, dans les rues de la ville, dans un supermarché, dans des bureaux, dans le hall d'un hôtel, dans un car scolaire, etc. Il apprécie la variété des lieux et la manière discrète dont Libon leur donne de la consistance.


En découvrant les premières pages, le lecteur se retrouve étonné de la densité narrative, le nombre de cases montant parfois jusqu'à 16 par page, ainsi que par le nombre de phylactères. L'auteur fait en sorte de raconter une histoire avec plusieurs développements en quatre pages. Il sait créer des situations à chaque fois différentes, avec une vraie intrigue racontant une aventure loufoque avec un déroulement conforme à la logique interne de la série. Sa deuxième surprise provient de la tronche des personnages. Un lecteur adulte effectue tout de suite le rapprochement avec des bandes dessinées comiques pour adultes, fonctionnant sur la base de caricature peu flatteuses. L'artiste réussit la quadrature du cercle en dessinant des personnages qui restent mignons malgré leur expression d'ahuris. Le lecteur voit bien des enfants, mais en même temps ils ne sont pas idéalisés sous une forme romantique ou gentille. Olive est souvent en train de transpirer à grosses gouttes, étant du genre angoissé, manquant totalement de confiance en lui, et subissant régulièrement de graves blessures. Chien a une tête de personne qui n'en pense pas moins, et qui fera quand même ce qu'il a décidé quoi qu'on lui dise, quelles que soient les consignes des adultes. Jé est plutôt le type arrangeant qui ne se pose pas trop de questions et qui ne voit pas le mal. De ce fait, un adulte peut se projeter dans ces personnages, ressentir de l'empathie pour leurs émotions, se reconnaître en eux.


Le lecteur adulte qui découvre cette bande dessinée peut être un peu déconcerté de prime abord par ce mélange d'histoires d'enfants pas sages à l'école et en dehors, et par une narration visuelle qui semble amalgamer des conventions tout public, avec des caractéristiques plus adultes dans la façon de voir les choses. Le jeune lecteur ne peut qu'être enchanté par ces enfants à l'imagination débordante, aux certitudes inébranlables et à l'aplomb leur permettant de transgresser les règles et les interdits avec une assurance à toute épreuve, avec à chaque fois des conséquences désastreuses et incontrôlables. Les 2 types de lecteurs sourient quand ils reconnaissent une référence culturelle, lorsqu'ils jouent à un jeu vidéo ce qui évoque Game Over de Midam & Adam, ou quand Olive fait un stage de groom d'ascenseur avec le costume de Spirou et se retrouve dans une aventure digne de celles de Spirou, ou encore quand les 3 compères organisent une partie de Quidditch, bien moins passionnante dans la réalité.


Bien sûr le titre et le dessin de couverture annonce une série de nature comique. Libon joue avec plusieurs registres d'humour. Il y a donc la personnalité des enfants qui évoque plus celle d'adultes bourrés de défauts, que celle de petits anges. Le lecteur sourit devant l'insolence de Chien, sa capacité à défier l'autorité, et à proposer des activités risquées et insensées. Il comprend très bien les hésitations d'Olive qui pâtit le plus de ces aventures, quasiment de manière systématique. En effet, Libon n'hésite pas à faire souffrir physiquement ses personnages : blessures et pansements, voire plâtres, sont souvent au rendez-vous. Fort heureusement, tout est réparé et oublié dès l'histoire suivante. L'auteur joue également sur une forme de naïveté enfantine : rien n'est impossible, de construire une fusée, à travailler dans une entreprise comme adulte, en passant par aller en prison, se perdre dans les bois, faire se mouvoir quelqu'un comme une marionnette, ou faire voler un avion construit soi-même (avec presque toutes les pièces). Le lecteur retrouve toute l'imagination des enfants, pas encore tenue par les contraintes pragmatiques de la réalité. Il se produit également un décalage irrésistible quand les adultes se mettent à raisonner avec le même simplisme, apportant des solutions aussi naïves aux désordres occasionnés par les enfants. Le lecteur sourit de bon cœur également quand les adultes se comportent comme les enfants l'imaginent, que ce soit en donnant à recopier le bottin comme punition, ou Mamie Confiture se mettant à suivre Olive partout, ou encore la maîtresse énumérant toutes les nuances de la couleur marronnasse.


Il est possible que le lecteur se surprenne à sourire régulièrement, sans pour autant rire franchement à chaque histoire. Toujours est-il que Libon déploie une verve humoristique impressionnante, à la fois par son exagération visuelle, à la fois par les situations. À l'évidence les 3 camarades de classe refusent d'apprendre de manière scolaire, préférant expérimenter par eux-mêmes, de préférence en faisant des choses non-conformistes. L'auteur n'hésite pas à les placer dans des situations d'adultes : ils deviennent alors des imposteurs fumistes à leur insu. Il fait un usage élégant de l'absurde à des fins comiques : Jé manipulé par des fils, es adultes incapables de se servir d'un ascenseur s'il n'y a pas un groom, Jé avec une vache dans le nez (si, si, littéralement). Dans ce contexte délirant, les blagues fondées sur un comportement normal n'en fonctionnent que mieux, que ce soit la maîtresse qui ne veut pas se taper une poésie pour son départ, le grand-père qui raconte ses vacances à faire des travaux à la ferme, ou encore Olive malade en car. Si le lecteur adulte peut se rendre compte qu'il ne fait que sourire à des situations d'enfants qui sont loin derrière lui, il rit franchement à l'honnêteté des adultes qui se conduisent sans respecter les faux-semblants imposés par la politesse.


L'énergie du dessin de la couverture et l'autodérision du titre peuvent aussi bien tenter un jeune lecteur qu'un lecteur adulte L'un comme l'autre découvre une succession de 17 histoires de 4 pages, avec à chaque fois une histoire bien dense, et un humour protéiforme, venant aussi bien des dessins que de l'intrigue, et du caractère des personnages. S'il est possible que les histoires prises une par une ne déclenchent que des sourires, l'effet cumulatif finit par se ressentir, et le lecteur s'amuse franchement à cette vision enfantine du monde, rehaussée par une mauvaise foi libératrice.



jeudi 23 mai 2019

L'arleri

Le plus beau rôle : la muse


Ce tome contient une histoire complète, indépendante de toute autre. La première édition date de 2008. Il a été entièrement réalisé par Edmond Baudoin, auteur de bandes dessinées depuis 1980.



Dans le studio du peintre Paul, une modèle est en train de poser nue, debout les bras croisés derrière la tête, pendant qu'il est en train de la peindre. La modèle (la muse) lui fait observer qu'il est vieux. Elle lui demande son âge. Il lui répond qu'elle lui fait penser à sa mère. Il lui propose de faire une pause et de prendre un thé. Elle revêt une robe rouge et lui demande quel est son plus ancien souvenir. Il répond qu'une fois il a été chassé du paradis, mais qu'il ne se souvient plus de ce jour. La muse étant étonnée, il clarifie son propos : il parle de son expulsion du ventre de sa mère, du fait que l'invention du Paradis correspond à la nostalgie du temps avant la naissance. Il continue en indiquant qu'il a passé sa vie à retourner le plus souvent possible dans les femmes, avec ses faibles moyens. Mais cette quête lui a surtout appris à mesurer la distance qui sépare l'homme de la femme.


Paul continue d'évoquer son apprentissage des différences entre les hommes et les femmes. Il se rappelle qu'à la cour d'école, les garçons étaient déjà dans une sorte de compétition, pour pisser le plus loin, sauter le plus haut, courir le plus vite, oser dire les mots les plus cochons, etc. Au contraire, les petites filles se livraient à des jeux dont la compétition était exclue. Pour lui, c'est lié au fait qu'elles avaient déjà la conviction inconsciente qu'elles pourraient continuer le monde avec leur ventre, ce qui les rend sereines. Il ajoute que cette course des garçons à inventer des compensations fait l'Histoire. Elle lui demande de lui raconter l'histoire. Il accepte, mais elle doit recommencer à poser. Il énumère la liste de toutes les activités de compensation que les hommes entreprennent : maîtriser, dominer ordonner, créer, posséder, civiliser, construire, détruire, faire à son image. Il parle ensuite de ses 14 ans, quand il réparait sa mobylette en vue d'une course avec un copain, et que Julie est passée devant lui, dans une robe rose, sans lui adresser la parole comme à son habitude. Il n'a pas pu s'empêcher de lui dire qu'elle n'était même pas belle. Ce à quoi elle a répondu que son opinion est le dernier de ses soucis. Tout d'un coup, sa mobylette avait perdu tout intérêt pour lui.


Cette bande dessinée s'apparente donc à un long discours sur la nature des différences entre les hommes et les femmes, tenu par un homme ayant essayé de comprendre ces différences, de mesurer la distance séparant les 2 genres et de bâtir un pont par-dessus ce gouffre. D'une certaine manière, il est possible de considérer cet ouvrage comme un essai sur ce thème, avec le discours de ce vieil homme disposant d'une longue expérience et s'étant livré lui-même à cette quête, avec quelques questions de sa muse pour qu'il éclaircisse un point de son argumentation. Le lecteur découvre des pages avec une densité importante de mots, sans qu'ils ne mangent les images, sans qu'ils ne donnent l'impression d'une lecture pesante ou fastidieuse. La prose de l'auteur est claire et simple, offrant une lecture agréable et légère. Ce roman graphique s'apparente donc une œuvre entre psychologie et philosophie. Baudoin indique rapidement que pour lui les différences homme/femme proviennent d'une différence unique : la capacité de la femme de donner la vie, d'enfanter, chose qui reste inatteignable pour l'homme. Il évoque cette conviction dès la page 7. Elle revient régulièrement tout au long des 100 pages de BD, et il la reprend dans sa conclusion en page 97. Pour autant, Edmond Baudoin ne se contente pas de dérouler un texte tout ficelé en le collant dans des phylactères accolés à des têtes en train de parler. Plusieurs surprises attendent le lecteur à commencer par une suppression du quatrième mur, et la muse n'est pas une simple potiche, une chambre d'écho ou un artifice narratif.

De la même manière, le déroulé du raisonnement de l'auteur ne se limite pas à un exposé théorique. Quand Paul se met à raconter l'histoire, il raconte la sienne, son histoire avec les femmes. Il évoque ainsi son premier amour, sa première relation sexuelle, les autres femmes, la mère de ses enfants, etc. Baudoin évoque la manière dont Paul se heurte à la réalité, comment chaque rencontre avec une femme l'oblige à revoir ses préjugés, à prendre conscience de la fausseté de ses représentations. Cela commence doucement avec la réalité basique de la différence des jeux entre filles et garçons dans la cour d'école. Cela continue avec des considérations plus sociologiques comme les caractéristiques discriminantes des sociétés patriarcales vis-à-vis des femmes, l'évolution de la représentation des pénis durs de façon imagée avec les pistolets dans les films, la différence entre amour et sexe, la dissociation entre amour et fidélité, l'impossibilité de posséder une femme, les différences de comportement post-coïtal, etc. L'auteur n'hésite pas à aborder les questions de manière frontale, avec des termes explicites, mais sans vulgarité, ni grivoiserie. Il s'interroge honnêtement sur ses idées préconçues, les femmes lui indiquant leur façon de penser. En fonction de son expérience personnelle, le lecteur se reconnaît dans certaines façons de penser, dans certaines remarques, dans le décalage entre ses attentes et la réalité, qu'il soit homme ou femme. Il apprécie la délicatesse, la franchise et la retenue de l'auteur, y compris du point de vue visuel.


L'exposé et le fil de vie de Paul abordent sa relation avec les femmes, à chaque fois à partir de son désir sexuel et des relations qui s'en suivent. Edmond Baudoin ne se montre pas hypocrite et représente donc les corps dénudés. Pour autant, il ne s'agit pas d'un ouvrage pornographique (aucun gros plan anatomique ou de pénétration), ni même d'un ouvrage érotique magnifiant une représentation descriptive du corps féminin (ou parfois masculin), encore moins d'un manuel passant en revue les positions. La muse apparaît nue de face dès la première page, sa silhouette détourée d'un trait dont l'épaisseur varie, avec quelques courts traits noirs pour évoquer la toison pubienne, et juste un gros point noir pour le téton gauche. L'artiste s'amuse à reprendre cette représentation simplifiée en page 3, dans un cadrage de la toile du peintre débutant juste en dessous du cou et s'arrêtant à mi-cuisse, avec à nouveau ces quelques tâches noires pour la toison pubienne et les mamelons. Il n'y a pas d'érotisme à proprement parler, mais plus une impression poétique. Ce phénomène se répète en page 9 quand le corps allongé de la muse se dédouble dans cette nouvelle pose, indiquant sa silhouette physique et le début d'interprétation qu'en fait le peintre. De même quand Julie retire son teeshirt sur le lit de Paul adolescent, elle est de trois-quarts de dos, et son torse est détouré d'un trait rouge orangé, sans précision photographique. Baudoin varie sa technique de représentation en fonction de la nature de la scène, de l'état d'esprit des personnages, de la tension sexuelle, de l'attente. Il applique les mêmes modalités de représentation au corps masculin dénudé.

S'il n'y est pas sensible ou attentif, il faut un peu de temps pour que le lecteur prenne pleinement conscience de la subtilité de la narration de visuelle. Il ne s'agit pas d'un simple tête-à-tête entre la muse et l'artiste dans son atelier, car lorsque Paul évoque ses souvenirs, ils sont représentés dans les cases, les images montrant le lieu et les personnes évoquées. Edmond Baudoin choisit sa technique de représentation en fonction de la nature de la scène. Il peut détourer les formes avec un trait encré, ou un trait de contour réalisé au pinceau avec une couleur noir, comme il peut passer en mode aquarelle sans trait de contour, parfois même de simples tâches de couleurs pour évoquer la forme d'une tête et de sa chevelure, sans traits de visage. En page 29, le lecteur a la surprise de découvrir une photographie des berges de Seine à Paris, intégrée en l'état, technique utilisée de manière sporadique, la photographie étant parfois retouchée à l'encre ou à la couleur. L'artiste ne s'aventure pas sur le terrain de l'abstraction ou de l'art conceptuel, mais il n'hésite pas à passer en mode impressionniste ou expressionniste quand il souhaite s'exprimer de cette façon. Il ne s'agit pas pour lui d'apporter de la variété au gré de sa fantaisie, mais bien d'exprimer des ressentis en mettant différentes techniques au service de sa narration visuelle. Au fil des pages, le lecteur ressent pleinement cette adéquation entre flux du discours ou des dialogues et caractéristiques visuelles de la séquence. Il perçoit la fibre émotionnelle, l'affect accompagnant les propos. Edmond Baudoin joue également sur la mise en page pour faire fluctuer le rythme, insérant quelques dessins en pleine page, des images juxtaposées sans bordure, même si la majeure partie du temps il s'en tient à des cases rectangulaires avec bordure, sagement alignées en bande.


Le lecteur prend donc grand plaisir à découvrir la vision personnelle de l'auteur sur la différence entre femme et homme. Il constate que la différence de la capacité à donner la vie constitue une caractéristique qui éclaire les différences de comportement à la fois sur le plan sexuel et sur le plan du genre. Ce discours aborde également la question de la différence entre amour affectif et amour physique, ainsi que la question de la fidélité. Il se termine avec une ouverture en forme de rapprochement entre l'amour et la peinture, une façon d'être attentif à l'autre et d'être présent, et sur une profession de foi quant à la nature de la vie, la manière de vivre en sachant que la mort suit l'individu toujours à trois pas derrière.

Cette bande dessinée est à la fois une thèse sur l'essence de la différence entre les hommes et les femmes, une biographie vue à partir des relations amoureuses, une narration visuelle d'une sophistication et d'une richesse aussi discrètes que justes, une façon d'envisager la vie aussi personnelle qu'attentive à l'autre. En considérant les avancées sociales gagnées par les femmes, l'auteur ne peut constater que l'homme n'est toujours en mesure d'enfanter.

Citation : Les plus grands poèmes sur la liberté ont été écrits par des humains privés de liberté. Les hommes ont écrit les beaux poèmes sur l'amour. Est-ce parce qu'ils en sont interdits ? Parce qu'ils le magnifient pour qu'il soit impossible à atteindre ? Toujours ailleurs, dans le paradis perdu du ventre de leur mère.



mercredi 15 mai 2019

Jessica Blandy, Tome 8 : Sans regrets, sans remords…

Le bon vin fait du bon sang.

Ce tome fait suite à Jessica Blandy, tome 7 : Répondez, mourant... (1992) qu'il n'est pas indispensable d'avoir lu avant. Il est initialement paru en 1992, écrit par Jean Dufaux, dessinés et mis en couleurs par Renaud (Renaud Denauw). Ce tome a été réédité dans un format plus petit, dans Magnum Jessica Blandy intégrale T3.

Quelque part sur la côte Ouest des États-Unis, un homme est en train de s'offrir un plat de pâtes roboratif dans un restaurant déserté, juste en présence du cuisinier, dans un restaurant immense sans autre client. Emmanuel Scolla arrive avec 2 hommes de main. Scolla indique à Ricardo qu'il a appris qu'il ne voterait pas pour lui. Il lui introduit une fourchette dans l'oreille jusqu'à ce que mort s'ensuive. Le cuistot ayant juré de ne rien dire, Scolla lui laisse une liasse de billets pour la dot de sa fille. Plus loin sur la côte, au bord d'une plage, la cousine Sophia attend son rendez-vous, adossée à son coupé Mercedes. Des gamins jouent avec des balles de baseball à proximité. Une balle touche la voiture. Sophia la ramasse et la confisque. Le gamin lance une deuxième balle qui l'atteint en pleine tempe. Elle tombe, inconsciente, du sang s'écoulant de son nez et de ses oreilles. Surfie vient rendre visite son dealer Winnie dans sa belle villa. Il le trouve mort dans sa piscine. Encore présents, les 2 tueurs abattent Surfie pour ne pas laisser de témoin.

Dans un restaurant chic, Jessica Blandy est en train de dîner avec son éditeur. Il lui fait observer que ses livres se vendraient mieux s'ils n'y avaient pas autant de meurtres, de sang et de cruauté. Elle lui répond qu'elle refuse de tricher avec son lectorat. À sa demande, il lui indique qu'il a une commande à lui passer : l'écriture des mémoires de Cesare Vitale qui se prêtera à plusieurs interviews pour livrer ses souvenirs. Pas entièrement convaincue, Jessica accepte en se disant qu'elle arrivera bien à donner l'orientation qu'elle souhaite à ce livre. Le soir même, le personnel de Vitale dresse une table pour de nombreux invités, à l'occasion d'une cérémonie se déroulant chez lui. Une servante dépose les cartons nominatifs pour les places. Elle pose celui d'Ugo Calda. Ce monsieur a les mains liées, un bloc de béton au pied et est en train de couler dans le fond de la mer, expirant ce qui lui reste d'oxygène. Cesare Vitala apprend l'information du décès d'Ugo Calda. Il fait renvoyer tous les invités, annule le repas, et demande à parler à Emmanuel Scolla. Sur une plage, Jessica Blandy papote avec sa copine Kim qui lui apprend la mort de son amant Surfie, avec qui elle ne vivait plus, mais dont elle s'était longtemps occupé.

Dans le tome précédent, Jessica Blandy avait confronté son traumatisme des tomes antérieurs, et réussi à retrouver une forme d'équilibre ou tout du moins à surmonter une partie des sentiments négatifs générés par ces traumatismes. Ce huitième tome contient à nouveau une histoire complète en une seule partie. Le lecteur retrouve certains personnages déjà croisés : Kim & Surfie, l'inspecteur Robby, et Jessica Blandy bien sûr. Le scénariste fait références à des événements survenus dans des tomes précédents, en particulier les 1 & 2. Par contre, Rafaele n'est pas de retour, certainement confié à quelqu'un d'autre. Le lecteur retrouve également les décors naturels de la côte Ouest des États-Unis, ainsi que de somptueux décors comme le grand centre abritant le restaurant dans la scène d'ouverture, la splendide demeure de Cesare Vitale avec ses pièces spacieuses et sa piscine privée, sa grande pelouse, sa salle de réception, et la belle villa de Jessica Blandy. Renaud s'implique toujours autant pour représenter ces constructions, avec un niveau de détails et une cohérence architecturale qui permettent au lecteur de s'y projeter. Les environnements naturels sont également à l'honneur avec le littoral, ses galets et les roches en planche 5, les coraux au fond de l'eau en planche 13, l'escalier pour descendre sur la plage (planche 19), les pins parasol (planches 40 & 41), la plage. Renaud a l'art et la manière de représenter un paysage plausible et unique.


Le lecteur retrouve le détourage au trait très fin de l'artiste, donnant une apparence un peu clinique aux personnages, avec des visages de mannequin. Mais cette sensation n'est pas gênante car les visages sont expressifs dans un registre naturaliste sans exagération, et les postures sont dans le même registre montrant la conscience que les personnages ont d'eux-mêmes, le degré de contrôle qu'ils exercent sur l'image qu'ils souhaitent donner d'eux-mêmes, la manière dont certains se mettent en scène. Cette particularité en dit long sur leur degré d'égocentrisme. À nouveau, Renaud impressionne par sa capacité à créer des apparences visuelles différentes et originales pour chaque protagoniste, sans utiliser d'exagération pour les rendre visuellement plus remarquables. Le lecteur apprécie à la fois le confort de la familiarité de retrouver les caractéristiques de la narration visuelle, à la fois la simplicité apparente de ladite narration, à la fois le fait de rencontrer de nouvelles personnes, de fréquenter de nouveaux endroits.


Après le déchaînement de névroses, de psychoses, de déséquilibres mentaux légers ou prononcés, de conduites à risque et autre comportement autodestructeur, le lecteur respire un peu en découvrant un thriller assez classique, à base de guerre de succession d'un chef de famille du crime organisé. Les meurtres restent dans un registre professionnel et classique, à l'exception du premier qui le laisse avec une question qu'il aurait préféré ne pas se poser : est-ce que la fourchette était vraiment assez petite pour pouvoir rentrer dans l'oreille ? La question du coupable n'est pas motrice puisque son identité est montrée dès la deuxième page. Du coup, il s'agit de voir des individus éliminer leurs rivaux, et d'autres essayer d'enrayer l'épidémie de cadavres. Dufaux ne se focalise pas sur l'état d'esprit des tueurs professionnels, sur leur motivation ou leur système de valeurs qui leur permet d'exercer ce métier sans dilemme moral. Une fois passé le coup de la fourchette, le lecteur sourit en découvrant la conversation entre Jessica Blandy et son éditeur. En réponse à une demande, elle lui déclare : je ne pense jamais à mon public quand j'écris. Je le respecte trop pour ça. Ce n'est pas à moi de le suivre, mais à lui d'accepter. Le lecteur peut y voir une déclaration d'intention de Jean Dufaux, peut-être un peu roublarde dans le sens où sa série se vend bien. Le premier signe de méchanceté psychologique apparaît quand Kim répond sèchement à l'inspecteur Robby et que celui-ci repense à une séance de déshabillage humiliante dans le tome 2. Il faut attendre la fin pour que 2 personnages adoptent un comportement plus déviant, de type autodestructeur.


Néanmoins, de temps à autre, l'attention du lecteur est attirée par un petit détail qui dénote dans cette narration classique : le rouge dans les pâtes du dîneur solitaire, la pianiste au fond de la mer, le voile rouge devant un bâtiment dans la planche 28. La bizarrerie est moins frontale, mais il n'y a pas à gratter beaucoup sous la surface pour entrevoir un réel moins familier, plus dérangeant. De la même manière, le comportement des individus semble aller de soi, mais cette apparence de normalité se fissure dès qu'un mot ou un geste s'en démarque. Après tout, il est possible de comprendre qu'un individu souhaite manger seul sans offrir ce spectacle à d'autres, mais la raison réside plus dans sa sécurité, dans une vision paranoïaque de sa vie. Lors de l'enterrement, Robby repense à la manière dont il a humilié Kim en l'obligeant à se déshabiller devant lui, par le chantage. Lorsqu'elle lui répond de manière sèche, il se dit qu'il fera en sorte de rétablir son ascendant, son emprise sur elle. Jessica Blandy écoute les souvenirs de Cesare Vitale, devant concilier l'écriture d'un livre sur lui, tout en étant consciente qu'elle écoute un responsable du crime organisé, qui sait maintenir une façade de respectabilité tout en utilisant l'assassinat comme pratique professionnelle normale. Le cas d'Emmanuel Scola est plus basique : éliminer ceux qui sont au-dessus de lui dans l'organisation ou qui lui sont hostiles, pour succéder à Cesare Vitale. Le cas de Claudia devient progressivement plus dérangeant, pas du fait de comportements déviants, mais plus par une accumulation de petites choses. D'un côté, Jean Dufaux se moque de lui-même en qualifiant le dénouement de reine des clichés ; de l'autre, elle est amenée à expliquer qu'elle a fait sienne la formule Sans regrets, sans remords. Comme d'autres personnages, elle a tenté de concilier à la fois une vie en respectant les règles implicites, à la fois en les détournant à son avantage. Elle paye bien sûr le prix psychologique de ces transgressions. Avec ce principe de prix à payer, le lecteur découvre un autre protagoniste qui tente de déjouer le sort en se punissant lui-même dans la dernière séquence.



Dans ce huitième tome, Jean Dufaux & Renaud poursuivent leur série dans la même veine : morts violentes, criminels de statut différent, présence de Jessica Blandy oscillant entre participation active et simple témoin des événements. Dans le même temps, ils semblent s'être astreints à une narration plus en retenue, moins ostentatoire dans les déviances. Pour autant, les comportements sortent de la norme, et l'intrigue ne se limite pas à une enfilade de clichés sur la base d'une trame éculée. L'affrontement entre conformisme et transgression génère un désordre psychique chez les personnages, qui est rendu apparent par des éléments visuels en décalage avec la normalité.



mercredi 8 mai 2019

La petite Bédéthèque des Savoirs - tome 28 - Le Burn out. Travailler à perdre la raison.

Ne plus perdre sa vie à la gagner.

Il s'agit d'une bande dessinée de 56 pages, en couleurs. Elle est initialement parue en 2019, écrite par Danièle Linhart (sociologue, directrice de recherche au CNRS), mise en images par Zoé Thouron. Elle fait partie de la collection intitulée La petite bédéthèque des savoirs, éditée par Le Lombard. Cette collection s'est fixé comme but d'explorer le champ des sciences humaines et de la non-fiction. Elle regroupe donc des bandes dessinées didactiques, associant un spécialiste à un dessinateur professionnel, en proscrivant la forme du récit de fiction. Il s'agit donc d'une entreprise de vulgarisation sous une forme qui se veut ludique.

Cette bande dessinée se présente sous une forme assez petite, 13,9cm*19,6cm. Elle s'ouvre avec un avant-propos de David Vandermeulen de 4 pages, plus 2 notes. Il construit son introduction sur l'origine de l'utilisation du mot Burn Out, en partant de l'Akédéia des moines copistes, en passant par le séjour de Graham Greene (1904-1991) dans une léproserie à Yonda au Conga Belge, pour arriver dans une Free Clinic de New York dans les années 1970. Jacques (retraité) et une sociologue du travail (appelons-là Danièle) sont en train de prendre une bière en terrasse au café. Jacques indique que Matthias (son petit-fils) se prépare à passer un entretien d'évaluation à son travail. Il est surpris qu'il ne soit pas accompagné par un délégué du personnel, ou soutenu par ses collègues. Danièle lui explique que c'est normal : chaque salarié est évalué sur la base de ses objectifs individualisés, et parfois un salarier peut être le client d'un autre, comme sur une chaîne de production. Jacques se demande comment le monde du travail a pu évoluer comme ça. Danièle convient que la génération de Jacques avait fait très fort avec 3 semaines de grève généralisée. C'est d'ailleurs pour ça que le patronat a réagi.


La sociologue explique alors que la stratégie du patronat a été d'individualiser la gestion des salariés pour créer de la concurrence là où il y avait de la solidarité et de l'entraide. Jacques se souvient que de son temps, les ouvriers s'entraidaient, se refilaient les trucs et astuces, prenaient l'apéritif pendant le boulot, se voyaient en dehors du boulot, et se syndiquaient. Danièle souligne que c'est exactement que ça que le patronat voulait éliminer. Il a pu le faire en instaurant l'individualisation avec les horaires variables, donc des pauses prises à des horaires différents, des pauses déjeuner également en décalé, de la polyvalence permettant de faire tourner les agents au sein d'une équipe, et l'individualisation des primes, remettant en cause le principe de À travail égal, salaire égal. Du coup, le travail est devenu une épreuve solitaire où tout le monde est en concurrence avec tout le monde. Jacques se demande quel est le rapport avec le burn-out. Son téléphone sonne : Matthias rend compte de son entretien qui s'est très mal passé. Son manager s'est déclaré déçu qu'il ait juste rempli ses objectifs et qu'il n'en ait dépassé aucun.


Une fois n'est pas coutume, David Vandermeulen se contente d'une introduction assez brève portant l'origine du terme Burn-out, avec des exemples pris dans l'Histoire. Il remonte ainsi au troisième et quatrième siècle, puis passe tout de suite au vingtième siècle. Il indique dans l'une des notes en fin de texte qu'il a puisé ses informations dans l'ouvrage Global burn-out (2017) de Pascal Chabot. Malgré tout, cela permet d'indiquer que ce phénomène ne date pas de la deuxième moitié du vingtième siècle, et d'expliquer d'où vient le terme de Burn-out. Le lecteur passe ensuite à la bande dessinée proprement dite. Danièle Linhart a choisi un format classique pour son exposé : elle met en scène un avatar (la sociologue du travail) qui expose ses idées à un auditoire. Au début, celui-ci comprend une seule personne, un retraité, ce qui permet de repartir de mai 68 et de pratiques d'un autre temps. Elle intègre également Matthias (ingénieur) ce qui permet d'évoquer la pratique de l'évaluation personnelle, et Lise une infirmière en arrêt évoquant son angoisse de reprendre le travail. Il échoit donc à Zoé Thouron la tâche délicate d'introduire de la variété visuelle dans l'exposé ainsi présenté.


Zoé Thouron a déjà réalisé d'autres bandes dessinées entremêlant humour et vulgarisation comme Les improbablologies (2018). Ici elle est entièrement tributaire de l'exposé qui lui est remis, et du degré auquel l'autrice l'a pensé en termes visuels. Elle dessine des personnages juste dégrossis, avec des exagérations d'expressions à des fins comiques. Le lecteur peut reconnaître facilement les personnages. Elle prend le temps de donner des tenues vestimentaires différenciées : jupe, bottes et pull pour la sociologue, pantalon en velours, chemise et pull pour Jacques, costume cravate pour Matthias, robe, charentaise et tablier à fleur pour Lise chez elle, bleu de travail pour les ouvriers, blouses blanches pour les chercheurs. Le déroulé de l'exposé lui permet de se lâcher un peu avec l'apparition de personnages inattendus comme des parachutistes, un manager en short et chemise hawaïenne, des salariés sous substance psychoactive, une secrétaire proche de la retraite, ou encore une fée DRH. À chaque fois que l'exposé en laisse la latitude, l'artiste introduit un élément de décor : le tapis de la chaîne pour les boîtes de conserve, les banderoles des manifestants les oiseaux dans un jardin public, un cheval de Troie, une rampe à incendie et un toboggan, une chambre d'hôpital, des boulets. Les illustrations restent toutefois inféodées au texte et totalement tributaire de sa forme.


Au début, le texte de l'exposé proprement dit s'entremêle et interagit avec les réactions des personnages, que ce soit la discussion de Jacques et Danièle, ou les observations des ouvriers sur la chaîne de production. Arrivé à la page 47, la narration prend la forme du texte de l'exposé, entrecoupé par des échanges comiques entre les salariés concernés, ou entre syndicalistes, passant dans un registre moins intégré, moins interactif entre exposé et BD que précédemment. D'un côté, il et normal que l'exposé de vulgarisation ait la primauté du déroulé ; de l'autre côté plusieurs ouvrages de la collection reposent sur un mode narratif moins primaire. Pour autant, cela ne retire rien à la qualité de la vulgarisation et l'intérêt de l'exposé. Le lecteur observe même que la densité des phylactères et des encarts de texte ne ralentit pas le rythme de lecture. En outre l'exposé progresse de manière organique et claire. Danièle Linhart part des acquis de mai 68, et indique que le patronat a bien dû réagir pour éviter qu'un tel blocage ne se reproduise. Elle passe en revue les pratiques managériales, la psychologisation du travail, la narcissisation des salariés dont découle une servitude volontaire, la manière d'obtenir une implication personnelle, affective et émotionnelle, aux dépends de la professionnalité des salariés, la façon dont les évolutions perpétuelles et toujours plus rapides maintiennent tous les salariés et fonctionnaires dans un état d'apprentissage perpétuel. Plutôt que d'évoquer le burn-out de manière frontale, elle dresse l'évolution des conditions de travail sous un angle sociologique, de manière que le regard du lecteur soit différent et son esprit déjà informé pour en arriver au burn-out comme état généré par l'organisation du travail, une forme d'épuisement du travailleur ayant perdu sa confiance en lui et envisageant sa tâche comme un éternel recommencement du fait d'un environnement sans cesse changeant, rendant impossible espoir de terminer, ou de reprendre le dessus.


Tout du long de son exposé court la souffrance au travail, que ce soit l'absence de reconnaissance des compétences, des savoirs professionnels, de l'expérience. Elle présente l'évolution des pratiques managériales, la pratique du changement perpétuel, ainsi que l'évolution de la fonction Ressources Humaines, vers une perspective de s'arroger le droit de prendre en charge les difficultés de la vie privée des salariés. Le lecteur salarié ou employé reconnaît aisément certaines pratiques auxquelles il a pu être soumis : les gadgets ludiques, le management jouant sur l'affectif plutôt que sur les connaissances métier, la transposition de bonnes pratiques d'un secteur d'activité à un autre n'ayant aucun rapport avec le premier, l'obligation de s'impliquer pour rendre pertinents et intelligents des dispositifs pensés en dehors d'eux, voire même le saut à l'élastique pour assurer la cohésion, etc. Au fur et à mesure de la progression de l'exposé, il peut ne pas adhérer au principe sous-jacent qui veut que toutes ces évolutions aient été téléguidées par le patronat, une forme pernicieuse de complot global. Mais il se souvient aussi des compétences professionnelles de l'autrice, et la plupart des remarques fait mouche par rapport à sa propre expérience professionnelle. Cela l'amène à se poser d'autres questions, comme la manière dont les managers peuvent être eux-mêmes manager puisqu'ils connaissent toutes les ficelles, les trucs et astuces.



Zoé Thouron et Danièle Linhart n'évitent pas la difficulté inhérente à cet exercice de vulgarisation : elles utilisent un dispositif narratif basique mais qui n'aboutit pas toujours à une bande dessinée. Par contre, le discours de Danièle Linhart est passionnant de bout en bout et met en lumière les mécanismes du management contemporain, ce qui fait froid dans le dos, et permet de comprendre comment un salarié ou un employé peut arriver à un état de souffrance aussi insupportable, quand il doit veiller en permanence à faire l'usage de lui-même le plus efficace, le plus rentable quelles que soient les situations de travail de plus en plus incertaines et fluctuantes, en s'infligeant la philosophie d'économie systématique des temps et des coûts, et que le mode de management se montre bienveillant avec lui tant qu'il reste dans le cadre imposé. L'employé ne semble pas pouvoir mettre en scène des stratégies d'évitement face à des pratiques relevant de l'organisation et pas imputables à un ou plusieurs individus.